Le grand penseur gnostique Djâmi a résumé sa conception du Masnavi en deux vers :

"Le Masnavi Ma’navi de Mowlavi

Est un Coran, en langue pahlavi" [1]

Mowlavi

Mowlavi lui-même n’aurait sans doute pas démenti une telle vision, puisque dans sa préface, il considère son œuvre comme un vaste commentaire du Coran : "Ceci est le livre du Mathnavi, qui est la racine des Piliers de la Religion (musulmane) en ce qu’il dévoile les mystères pour parvenir à la Vérité et à la certitude. […] C’est le remède des cœurs malades et le consolateur des chagrins, et celui qui explique le Qor’ân." [2] Il utilise par ailleurs un verset du Coran pour qualifier son propre ouvrage : "Ainsi que Dieu a dit : "Il en égare ainsi un grand nombre et Il en dirige un grand nombre. (2:26)" [3] Le ton est ici donné : tout comme le Coran, le Masnavi peut faire l’objet de lectures très différentes et être un instrument de guidance mais aussi, pour certains, de perdition. Mowlavi semble ici anticiper et répondre à l’avance aux multiples interprétations et lectures qui seront faites de son œuvre pour souligner son but originel : expliquer le Coran.

Il semble d’ailleurs difficile de perdre ce but originel de vue lors de la lecture du Masnavi : la présence du livre sacré de l’islam ne s’y ressent pas seulement pas la présence foisonnante de mots, expressions et parfois de versets entiers du Coran, mais les sujets mêmes des histoires sont empruntés à l’histoire religieuse : Mowlavi évoque la chute d’Adam et son repentir, les miracles des prophètes, met en scène envoyés divins et tyrans, évoque Abraham, Moïse et Jésus mais aussi Pharaon et le diable…

Mowlavi s’appuie sur une vision du Coran comme ouvrage divin comportant de nombreux niveaux de significations apparentes et ésotériques, vision elle-même exprimée dans un hadith prophétique selon lequel le Coran a un aspect apparent et un aspect ésotérique ; cet ésotérique a lui-même une dimension ésotérique, et cela jusqu’à sept aspects intérieurs (butûn). Au travers d’histoires diverses, Mowlavi vise à révéler certaines significations profondes du Coran, ainsi qu’à en exprimer des dimensions subtiles et insoupçonnées.

Expliquer le Coran est une chose, apprendre à mieux l’appliquer et à le vivre en est une autre : en ce sens, le Masnavi ne se limite pas à un simple aspect théorique de commentaire, mais se veut aussi une éducation pratique ; une invitation à changer et à unifier le regard que l’on porte sur le monde :

"Chaque boutique possède une sorte différente de marchandises :

Le Mathnavî est la boutique du détachement, ô mon fils […]

Notre Mathnavî est la boutique de l’Unité :

Tout ce que tu vois là, excepté l’Unique, est une idole." [4]

Dans cet article, plus que les mots, nous nous concentrerons avant tout sur les significations générales du Coran exprimées par Mowlavi dans ses propres termes tout au long du Masnavi. D’un point de vue thématique, il nous faut également faire des choix : aborder l’ensemble des thèmes du Coran évoqués dans le Masnavi est une tâche impossible dans le cadre d’un article – cela équivaudrait à présenter une étude détaillée de l’ensemble du Masnavi. Nous nous contenterons donc de faire allusion à quelques thèmes centraux de la révélation musulmane tels que l’existence d’une vie après la mort, l’importance de la connaissance de soi et de l’éducation de l’âme, la prière… tels qu’ils ont été exprimés par Mowlavi.

Le prophète Mohammad lisant le Masnavi, Bagdad, 1590, MS M. 466, fol. 156

La croyance en l’invisible et en l’existence d’une vie après la mort

L’un des aspects centraux de la révélation coranique est de rappeler à l’homme que cette vie terrestre est éphémère et n’a pas de valeur intrinsèque, mais trouve seulement un sens en ce qu’elle permet de se préparer une vie éternelle future, celle de la rencontre avec Dieu. Pour reprendre une image coranique, cette vie est comme un "champ" dans lequel il faut s’efforcer de semer les meilleures graines, pour ensuite en récolter les fruits dans l’Au-delà (42:20). Comparée à cette existence terrestre, la vie future est la "vie véritable" : "La vie d’ici-bas n’est que jeu et divertissement, alors que la véritable vie est celle de la vie future. Mais les hommes le savent-ils ?" (29:64) En évoquant les propos dénégateurs de nombreux peuples qui insistent sur le fait que la vie se limite à sa dimension matérielle, le Coran invite en permanence à se dégager d’une vision limitée des choses et à croire en l’invisible : "Ils connaissent un aspect de la vie présente, tandis qu’ils sont inattentifs à l’Au-delà." (30:7)

Mowlavi compare le refus de l’homme à croire en une vie future à la situation d’un fœtus pour qui "le monde" se limite au ventre maternel, et qui s’enferme dans le refus d’accepter l’existence d’un monde extérieur au-delà du sien :

"Si quelqu’un disait à l’embryon dans le sein maternel : "En dehors d’ici se trouve un monde très bien ordonné,

"Une terre agréable, longue et large, remplie de délices et de choses à manger,

"Des montagnes, des mers, des plaines, des vergers embaumés, des jardins et des champs semés,

"Un ciel très élevé et plein de lumière, le soleil, les rayons de la lune et cent étoiles,

"Le vent du sud, le vent du nord, le vent de l’ouest donnent aux jardins l’apparence de banquets de noces et de fêtes.

"Ses merveilles sont au-delà de toute description : pourquoi restes-tu misérable dans cette obscurité ?

Pourquoi bois-tu du sang dans cette place étroite au sein de l’emprisonnement, de l’ordure et de la souffrance ?"

L’embryon, en raison de son état présent, serait incrédule, s’écarterait de ce messager et ne le croirait pas,

Disant : "Ceci est absurde, c’est une tromperie et une illusion."

-Car le jugement des aveugles est dépourvu d’imagination.

Etant donné que l’embryon n’a rien aperçu de cette sorte, son incrédulité n’écouterait pas (la vérité)

De même, en ce monde, l’abdâl parle aux hommes ordinaires de cet autre monde,

Disant : "Ce monde-ci est une fosse extrêmement sombre et étroite ; au-dehors est un monde sans odeur ni couleur."

Aucune de ses paroles n’est entrée dans l’oreille d’un seul d’entre eux, car ce désir (sensuel) constitue une barrière énorme et solide.

Le désir ferme l’oreille et l’empêche d’entendre ; l’attachement à soi-même ferme l’œil et l’empêche de contempler.

De même que, dans le cas de l’embryon, le désir du sang qui est sa nourriture dans cette ville

L’empêchait de prêter l’oreille aux nouvelles de ce monde. Il ne connut d’autre nourriture que le sang." [5]

Dans divers passages de son œuvre, Mowlavi fait référence à l’absurdité de la dénégation de ceux qui ne croient pas à la vie future, ni à la faiblesse de leur argument, "puisque celui-ci consiste à dire : "Nous ne voyons aucun autre monde que celui-ci"". [6]

En utilisant l’image du fœtus, Mowlavi exprime en ses propres termes le thème coranique récurrent évoquant le refus de l’être humain de croire en ce qui le dépasse et qu’il ne peut saisir par ses sens : "Mais vous aimez plutôt [la vie] éphémère, et vous délaissez l’Au-delà." (75:20-21) Le vers "Ceci est absurde, c’est une tromperie et une illusion" fait écho aux versets coraniques citant directement les paroles de ces dénégateurs : "Ce n’est là que notre vie présente : nous mourons et nous vivons ; et nous ne serons jamais ressuscités." (23:37) ; “Quand nous mourrons et serons poussière et ossements, serons-nous ressuscités ?" (56:47) ; “Qui va redonner la vie à des ossements une fois réduits en poussière ?" (36:78).

Dans le prolongement du Coran, Mowlavi invite à ne pas nier les aspects cachés de l’existence qui nous sont pour l’instant voilés. Il désigne également la cause de cette cécité : les passions, le désir et l’attachement à soi-même, qui aveugle et rend sourd : "Ceux qui refusent de croire ressemblent à [du bétail] auquel on crie et qui entend seulement appel et voix confus. Sourds, muets, aveugles, ils ne raisonnent point." (2:171) ; "Vois-tu celui qui prend sa passion pour sa propre divinité ? Et Dieu l’égare sciemment et scelle son ouïe et son cœur et étend un voile sur sa vue. Qui donc peut le guider après Dieu ? Ne vous rappelez-vous donc pas ?" (45:23)

L’importance de la connaissance de soi

Pour échapper aux passions, l’homme doit entreprendre une introspection accompagnée d’une réflexion sur lui-même et le monde afin de découvrir qui il est réellement, et quels sont ses besoins réels. La connaissance de soi est en quelque sorte le fil conducteur du Masnavi et son thème d’ouverture, en ce que, selon Mowlavi et dans le prolongement du Coran, l’oubli de l’homme de ses origines peut être considéré comme la racine de l’ensemble de ses problèmes et souffrances :

"Ecoute le ney (la flûte du roseau) raconter une histoire, il se lamente de la séparation :

"Depuis qu’on m’a coupé de la jonchaie, ma plainte fait gémir l’homme et la femme

"Je veux un cœur déchiré par la séparation pour y verser la douleur du désir.

Quiconque demeure loin de sa source aspire à l’instant où il lui sera à nouveau uni." [7]

La clé du bonheur de l’homme est donc la connaissance de soi, car cette connaissance est elle-même la clé de la connaissance de Dieu, selon un célèbre hadith de l’Imâm ’Ali : "Qui se connaît, connaît son Seigneur." [8] Seule cette connaissance permet l’union, la "rencontre" et le "retour" vers Dieu évoqués dans ces vers et décrits par le Coran : "Ô homme ! Toi qui t’efforces vers ton Seigneur sans relâche, tu Le rencontreras alors." (84:6) ; "Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée." (89:27-28)

Sans cette connaissance qui donne un sens à sa vie, l’homme n’est plus qu’un étranger à lui-même : "Ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu ; [Dieu] leur a fait alors oublier leur propres personnes." (59:19). En se laissant absorber par les désirs de ce monde, l’homme oublie petit à petit sa véritable identité, et n’a plus de l’homme que l’apparence. Le but de la révélation est donc de lui rappeler qui il est, ce à quoi il est destiné, et de l’aider à avancer dans ce sens. Dans cette optique, le véritable enfer n’est pas un brasier extérieur, mais l’ignorance même de l’homme vis-à-vis de ses origines et ses conséquences. L’enfer n’est donc pas "les autres", pour reprendre l’expression d’un célèbre philosophe, mais bien une réalité que l’on crée en soi-même, en limitant son horizon à ce monde et en obéissant à ses penchants les plus bas :

"Ô rois, nous avons tué l’ennemi extérieur,

Mais en nous demeure un ennemi pire que lui.

Tuer cet ennemi n’est pas l’œuvre de la raison et de l’intelligence :

Le lion intérieur n’est pas vaincu par le lièvre.

Cette âme charnelle (nafs) est l’Enfer, et l’Enfer est un dragon

Dont le feu n’est pas diminué par des océans […].

Considère comme de peu de valeur le lion qui détruit les rangs des ennemis :

Le véritable lion est celui qui se vainc lui-même." [9]

Le dernier vers est une allusion à un hadith, selon lequel le prophète Mohammad passait un jour à côté d’un groupe de jeunes en train de faire un concours de lancer de pierres pour savoir qui était le plus fort. Mohammad leur proposa d’être leur arbitre, et dit : "Voulez-vous que je vous dise qui est le plus fort ? Le plus fort d’entre vous est celui qui à l’occasion de commettre un péché et qui, en luttant contre ses penchants, réussit à ne pas le commettre." Ce hadith est une illustration d’une autre parole du Prophète, selon laquelle la guerre défensive contre l’ennemi est qualifiée de "petit jihâd", tandis que la lutte contre ses passions est le grand jihâd, l’effort continuel sur soi visant à dominer ses passions, et auquel doit s’atteler l’ensemble des croyants.

Ascension céleste (mi’râj) du prophète Mohammad, supplément persan 1029, fol. 256

La vision de l’homme

La vision de l’homme selon le Masnavi reprend celle du Coran, selon lequel ce dernier a été créé "dans la forme la plus parfaite." (95.4), pour être ensuite "ramené au niveau le plus bas" (95:5). Rassemblant en lui à la fois une nature divine et une dimension animale, l’homme a été créé libre de forger son destin. Il peut donc devenir un être plus bas que les animaux : "Ils ont des cœurs, mais ne comprennent pas. Ils ont des yeux, mais ne voient pas. Ils ont des oreilles, mais n’entendent pas. Ceux-là sont comme les bestiaux, même plus égarés encore." (7:179), ou au contraire un être devant lequel les anges se prosternent : "Nous vous avons créés, puis Nous vous avons donné une forme, ensuite Nous avons dit aux Anges : “Prosternez-vous devant Adam.” Ils se prosternèrent." (7:11). Mowlavi reprend la même idée en évoquant les possibilités infinies d’élévation spirituelle de l’homme :

"Au début, l’homme est esclave du sommeil et de la nourriture ;

Finalement, il est plus élevé que les anges." [10]

Mi-ange, mi-animal, l’homme possède deux aspects ; le premier devant dominer et mettre à son service le second :

"Une moitié est angélique, et l’autre moitié est pareille à l’âne.

La moitié âne, en vérité, tend vers ce qui est bas ; l’autre moitié penche vers ce qui est rationnel." [11]

Le haut statut de l’homme vient de son esprit, réalité insufflée en lui par Dieu qui fait sa véritable valeur et lui permet de s’élever vers son Créateur :

"Le blanc de ton œil pèse deux dirhams ; la lumière de son esprit

Atteint la région la plus haute des cieux." [12]

"Sans l’esprit le corps est un vil cadavre…" [13]

Sur cette base, l’homme se doit d’œuvrer pour manifester les perfections de son esprit, seule richesse qui demeurera dans l’Au-delà. Ainsi, Mowlavi, en recourant à un symbolisme très riche, compare une vie passée à s’occuper exclusivement de son corps au fait de bâtir une maison – ici symbole du capital et de la richesse de l’homme - dans un terrain étranger :

"Ne fais pas ta demeure dans le pays d’hommes étrangers ;

Accomplis ta propre œuvre, ne fais pas le travail d’un étranger.

Qui est l’étranger ? Ton corps terrestre, pour l’amour de ce qui est ton souci.

Tant que tu donneras à ton corps des aliments riches et sucrés,

Tu ne verras pas croître ton essence spirituelle

Si ton corps est placé au sein du musc,

Cependant, au jour de la mort, sa puanteur sera rendue manifeste.

Ne mets pas de musc sur ton corps, frottes-en ton cœur.

Qu’est-ce que ce musc ? Le saint Nom du Dieu Très-Haut.

L’hypocrite met du musc sur son corps

Et place son esprit au fond de la fosse aux cendres." [14]

Mowlavi résume en ces termes la situation de l’homme en reprenant un hadith du Prophète : "En vérité, le Dieu Très-Haut a créé les anges et les as doués de raison, et Il a créé les animaux et a mis en eux la luxure, et Il a créé les fils d’Adam et a mis en eux la raison et le désir ; et celui dont la raison l’emporte sur le désir est plus haut que les anges, et celui dont le désir l’emporte sur la raison est plus bas que les animaux." [15]

Dans de nombreux passages du Masnavi, il exprime de façon unique l’élévation progressive de l’homme, jusqu’à son extinction finale en Dieu :

"Je suis mort à l’état inorganique et suis devenu doué de croissance,

puis je suis mort à l’état végétal et parvint à l’animalité,

Je suis mort à l’animalité et devenu Adam : que craindrais-je donc ?

Quand ai-je été diminué par la mort ?

Puis je mourrai à l’état d’homme afin de pouvoir prendre mon essor parmi les anges.

Et je dois échapper même à cet état angélique : toute chose est périssante, sauf Sa Face. (28:88)

A nouveau, je serai sacrifié et mourrai à l’état d’ange :

Je deviendrai ce que l’imagination ne peut concevoir.

Puis je deviendrai non-existence : la non-existence me dit, comme un orgue :

"En vérité, à Lui nous retournerons. (2:156)" [16]

Les anges honorant le statut éminant d’Adam, Supplément persan 1313, fol. 6v

La prière et la relation à Dieu

Outre ces thèmes fondamentaux de l’ontologie et de l’anthropologie islamique, Mowlavi explique également le sens profond de certains actes religieux, et notamment de la prière. Le Masnavi raconte ainsi l’histoire d’un homme qui passait son temps en prière et ne faisait que murmurer : "Dieu… Dieu…" Un jour, le Diable lui apparut et lui dit : "Toi qui n’arrêtes pas de dire "Dieu, Dieu" du matin au soir, as-tu déjà entendu un seul "Me voici" (labbayk) de Sa part ?" Il sembla à cet homme que les paroles du Diable étaient justes. Il décida alors de cesser ses prières et s’endormit. Un messager lui apparût en rêve et lui dit : "Pourquoi as-tu cessé tes invocations ?" Il répondit : "Malgré ma persévérance et tout mon amour, je n’ai jamais entendu ne serait-ce qu’une fois "Me voici"." Le messager lui dit : "Je suis chargé de te dire de la part de Dieu que c’est justement tes "Dieu… Dieu…" qui sont notre "Me voici…" :

"Cet "Allah" que tu dis est mon "Me voici". [17]

Ta supplication, ta douleur, ta ferveur sont Mon messager vers toi.

Tes démarches et tes efforts pour trouver un moyen de M’atteindre,

C’était en réalité Moi-même qui te tirais vers Moi et libérais tes pieds.

Ta crainte et ton amour sont le lacet pour saisir Ma grâce :

En réponse à chacun de tes "Ô Seigneur", il y a maint "Me voici" de Moi." [18]

Ce vers exprime que le fait même de ressentir de la douleur mêlée d’amour et de prier est un signe de la proximité de Dieu, et que le fait même de prier est en soi une réponse. Se trouve ici évoqué un point très profond au sujet de la prière qui ne doit pas seulement être considérée comme un moyen, mais est aussi un but en elle-même. Cette réalité rejoint plusieurs versets du Coran, liant la prière à une attention de Dieu (25:77) ainsi qu’à l’existence d’une proximité intense entre Dieu et l’homme : "Et quand Mes serviteurs t’interrogent sur Moi… alors Je suis tout proche : Je réponds à l’appel de celui qui Me prie quand il Me prie." (2:186).

A l’inverse, ne pas pouvoir se confier à Dieu est assimilé à la pire des pauvretés. Mowlavi veut ici transformer les regards et nous faire comprendre à quel point nos conceptions communes de la pauvreté et de la richesse sont éloignées de leur signification réelle :

"Dieu a donné à Pharaon des centaines de biens et de richesses,

De sorte qu’il prétendait à la puissance et à la majesté.

Durant toute sa vie, cet homme pervers n’éprouva aucune peine

Qui lui eût permis de se lamenter vers Dieu.

Dieu lui octroya l’empire de ce monde, mais Il ne lui donna pas la douleur, la souffrance et le chagrin.

La douleur vaut mieux que l’empire du monde,

Puisqu’elle te fait appeler Dieu en secret." [19]

Mowlavi exprime ici en quelques vers toute la philosophie de l’épreuve et du chagrin comme moyens de comprendre sa propre faiblesse et de se tourner vers Dieu, reprenant ainsi une thématique récurrente du Coran : "Nous vous éprouverons par un peu de peur, de faim et de diminution de biens, de personnes et de fruits. Et fais la bonne annonce aux endurants, qui disent, quand un malheur les atteint : “Certes nous sommes à Dieu, et c’est à Lui que nous retournerons”. Ceux-là reçoivent des bénédictions de leur Seigneur, ainsi que la miséricorde." (2:155-157) Un autre exemple est celui de Jonas, qui fut conduit à retourner vers Dieu et à être sauvé grâce au terme d’une dure épreuve : "Et Zûl-Nûn (Jonas) quand il partit, irrité. Il pensa que Nous N’allions pas l’éprouver. Puis il fit, dans les ténèbres, l’appel que voici : “Pas de divinité à part Toi ! Pureté a Toi ! J’ai été vraiment du nombre des injustes”. Nous l’exauçâmes et le sauvâmes de son angoisse. Et c’est ainsi que Nous sauvons les croyants." (21:87-88).

La prière mais aussi l’épreuve sont donc autant de grâces permettant de susciter un sentiment d’humilité dans le cœur des hommes pour les faire revenir à Dieu :

"Cinq fois par jour, le serviteur de Dieu est invité à se lamenter :

"Viens à la prière rituelle et lamente-toi !"

L’appel du muezzin est : "Hâte-toi vers la félicité", et cette félicité est cette lamentation et ces requêtes.

Celui que tu désires rendre affligé – tu fermes à son cœur le chemin de la lamentation […]

Et (au contraire), Tu conduis à une humble supplication l’esprit de celui que Tu désires sauver de l’affliction.

Tu as dis dans le Qor’ân qu’en ce qui concerne ces gens sur lesquels est tombée cette lourde vengeance,

C’était parce qu’à ce moment ils refusaient d’implorer humblement que l’affliction puisse leur être évitée.

Mais, étant donné que leurs cœurs étaient endurcis, leurs péchés leur parurent comme un service obéissant.

Tant que le pécheur ne se juge pas rebelle, comment les larmes peuvent-elles être couleur de ses yeux ?" [20]

Ces quelques vers font explicitement référence à des versets du Coran évoquant que les peuples sont responsables de leur destin, et qu’une prière de leur part peut repousser un châtiment divin : "Nous avons, certes, envoyé (des messagers) aux communautés avant toi. Ensuite Nous les avons saisies par l’adversité et la détresse - peut-être imploreront-ils (la miséricorde) ! Pourquoi donc, lorsque Notre rigueur leur vînt, n’ont-ils pas imploré (la miséricorde) ? Mais leurs cœurs s’étaient endurcis et le Diable enjolivait à leurs yeux ce qu’ils faisaient." (6:42-43). Chaque épreuve recèle donc une miséricorde dont le but est de recréer un lien entre les créatures et Dieu : "Nous n’avons envoyé aucun prophète dans une cité, sans que Nous n’ayons pris ses habitants ensuite par l’adversité et la détresse afin qu’ils implorent (le pardon)." (7:94) ;

L’unicité divine

Comme nous l’avons évoqué dans l’introduction, Mowlavi accorde une importance centrale à la question de l’unicité non seulement divine, mais aussi du regard. Il invite constamment ses lecteurs à se déprendre d’une vision double consistant à voir les réalités d’une monde d’un côté, et Dieu, tel un être éloigné au sommet du firmament qui aurait laissé le monde livré à lui-même jusqu’au Jugement dernier. Le Masnavi vise ainsi à donner un regard unifiant sur le monde, en soulignant que l’ensemble de ses réalités manifeste un aspect de la bonté et de la volonté divines. Dans un dialogue entre Dieu et Azraël qui, chargé de prendre les âmes des hommes, craint de se faire haïr par eux, Dieu lui annonce qu’il va faire créer certaines causes apparentes de décès, telles que les maladies, afin que les gens ne considèrent pas directement son ange comme responsable de leur mort. Ce contexte sert de prétexte à l’évocation de serviteurs "plongés dans l’unicité divine" qui ont réussit à se départir de ce double regard :

"Azraël répondit : "Ô Seigneur, il y a aussi de tes serviteurs qui détruisent (l’illusion des) causes, ô Tout-Puissant."

Leur œil voit à travers la cause ; par la grâce du Seigneur, il passa au-delà des voiles.

Il a acquis le collyre de l’Unité chez l’oculiste de l’extase et a été délivré des maux et des infirmités.

Ils ne considèrent pas la fièvre, la dysenterie, la phtisie : ils n’admettent pas ces causes dans leur cœur ;

Car chacune de ces maladies a son traitement : quand elle devient incurable, c’est l’acte du Décret divin.

Sache avec certitude que chaque maladie comporte son remède,

Comme la fourrure est le remède pour la souffrance du froid ;

Cependant, lorsque Dieu veut qu’un homme soit gelé, le froid pénètre même cent fourrures […]

Comment la perception du Voyant serait-elle voilée par ces causes secondaires, qui sont un voile leurrant le sot ?

Quand l’œil est tout à fait parfait, il perçoit l’origine ;

Quand un homme louche, il voit le résultat." [21]

Ce poème rejoint l’invitation permanente du Coran à ne pas limiter son regard aux apparences, et ne considérer aucun phénomène comme étant indépendant de Dieu : "Lorsque tu lançais (une poignée de terre), ce n’est pas toi qui lançais : mais c’est Dieu qui lançait." (8:17) ; "Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché, Il est l’Omniscient." (57:3).

Une telle vision pourrait être qualifiée de déterministe. Cependant, Mowlavi prend résolument le contrepied d’une telle vision du monde – notamment défendue par les ash’arites - en rappelant le rôle central de l’homme et de sa liberté métaphysique, qui seule lui confère toute sa valeur et lui permet d’atteindre le statut de lieu-tenant de Dieu (khalifat Allah) sur terre :

"Sa parole du serviteur de Dieu (le Prophète) "Ce que veut Dieu arrivera" ne signifie pas :

sois paresseux en cette affaire ;

Au contraire, c’est une incitation au dévouement et à l’effort, signifiant :

"Rends-toi absolument prêt à effectuer ce service." [22]

***

Nous conclurons par trois derniers vers directement inspirés du Coran et de l’ascension céleste (mi’râj) du prophète Mohammad - qui le conduisit à une proximité de moins de "deux portées d’arc" (53:9) de Dieu, là où même l’ange Gabriel ne pouvait se rendre -, invitant l’homme à se mettre en route vers l’infini, vers sa propre perfection qui n’est autre que son Seigneur :

"Dépasse l’homme et les controverses, et pénètre sur la rive de la mer de l’esprit de Gabriel.

Alors, l’esprit de Ahmad (Mohammad) te donnera un baiser, et Gabriel se retirera par crainte de toi

Et dira : "Si je m’avance vers toi à la distance d’une portée d’arc, je serai immédiatement consumé." [23]

Bibliographie :
- Djalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî, traduit du persan par Eva de Vitray Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, éditions du Rocher, 2e edition, 2004.
- Motahhari, Mortezâ, Ensân-e kâmel, Enteshârât-e Sadrâ, p. 68.
- Halabi, ’Ali Ashghar, Ta’sir-e Qor’ân va hadith dar adabiyât-e fârsi (L’influence du Coran et des hadiths dans la littérature persane), Enteshârât-e Asâtir, 1374 (1995).
- Ghazzâli, Mohammad, Ihyâ’ al-’Uloum.
- Taqi Pournâmdâriân, "Negâhi ejmâli be she’r va andisheh-ye Mowlavi" (Aperçu général de la poésie et de la pensée de Mowlavi), Farhang, No. 63-64, Automne-Hiver 1386 (2007), pp. 165-194.
- Ne’mati Limâyi, Amir, "Tajalli-e Qor’ân dar Masnavi-e Ma’navi" (La manifestation du Coran dans le Masnavi), site internet www.hozehonari.ir, page consultée le 4 janvier 2012.

Notes

[1Safâ, Zabihollah, Moqaddameh-i bar Tasavvof (Introduction au soufisme), Vol. 4, Ketâb-hâye Simorgh, 1355 (1976), p. 53.

[2Djalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî, traduit du persan par Eva de Vitray Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, éditions du Rocher, 2e edition, 2004, Préface, p. 49.

[3Ibid.

[4Ibid, livre sixième, p. 1473.

[5Ibid, livre troisième, p. 534.

[6Ibid, livre cinquième, p. 1353.

[7Ibid, livre premier, p. 53.

[8Ghurar al-Hikam : 9865/9965/6998/7855 - 7856/7829 - 7832/3126/7946/1093/10927/10937

[9Djalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî, traduit du persan par Eva de Vitray Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, éditions du Rocher, 2e édition, 2004, Livre premier, pp. 137-138.

[10Ibid, livre quatrième, p. 952.

[11Ibid, pp. 928-929.

[12Ibid, Livre quatrième, p. 952.

[13Ibid, p. 953.

[14Ibid, livre deuxième, p. 320.

[15Ibid, livre quatrième, p. 928.

[16Ibid, livre troisième, p. 771.

[17Ney ke ân Allah-e to, labbayk-e mâst

[18Ibid, livre troisième, p. 542.

[19Ibid, p. 542.

[20Ibid, livre cinquième, p. 1190.

[21Ibid, p. 1197.

[22Ibid, p. 1298.

[23Ibid, livre quatrième, p. 953.


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