N° 79, juin 2012

Expansion du français en Perse grâce à la modernisation du système éducatif à l’époque qâdjâre


Hélène Beury, Shahzâd Madanchi


Portrait de Fath ’Ali Shâh Qâdjâr, huile sur toile, Iran, par Mirzâ Bâbâ, 1797

Pendant le règne des Qâdjârs (1794-1925) en Perse (Iran actuel), malgré les guerres et la suprématie de l’Empire Russe, les relations avec certains pays occidentaux ainsi que la volonté des dirigeants de l’époque portent ce pays vers une sorte de modernisation, non seulement au niveau technologique, mais aussi dans le domaine éducatif. De façon plus concrète, c’est sous le règne des rois qâdjârs que le système éducatif iranien subit des changements importants en s’inspirant des modèles occidentaux, notamment sous le règne de Nâsseredin Shâh et grâce à son premier ministre Amir Kabir.

Premiers liens entre la France et la Perse

Le règne de Fath ’Ali Shâh (fin du XVIIIème - début du XIXème siècle), deuxième roi de la dynastie qâdjâre, correspond en Europe à la période de la Révolution Française et des conquêtes napoléoniennes.

Comme pour les précédentes dynasties perses, certaines défaites militaires coutèrent trop cher au peuple iranien. Les défaites les plus importantes aboutirent à la signature des traités de Golestân en 1813 et du Torkamanchây en 1828, à la suite desquels le gouvernement iranien reconnut officiellement la souveraineté de la Russie dans la région du Caucase et dans tous les territoires situés au nord de l’Arax. Ainsi, la Perse céda l’Arménie et l’Azerbaïdjan actuel à l’Empire russe. Parmi les autres défaites de cette époque, nous pouvons citer la perte de la ville de Herat lors du règne de Nâsseredin Shâh lors d’une guerre menée par les Anglais.

Cependant, le règne de cette dynastie a également eu des conséquences bénéfiques pour le pays, notamment en ce qui concerne la modernisation de la Perse où nous pouvons noter les progrès suivants :

- Développement des relations avec les pays occidentaux

- Echanges culturels entre la Perse et l’Occident

- Entrée des technologies et de la modernité

- Nomination de Téhéran comme capitale du pays

- Révolution constitutionnelle

Fath ’Ali Shâh, le roi de l’époque, faisant difficilement face aux attaques russes en Perse et aux pertes de territoire que celles-ci engendraient, cherchait à trouver un soutien diplomatique parmi les pays occidentaux. Comme les Anglais étaient alliés des Russes, le roi qâdjâr décida, en 1804, de se tourner vers la France et écrivit une lettre à Napoléon dans le but de lui présenter ses intentions et de lui proposer la signature d’un pacte entre la France et la Perse.

Influences britannique et russe ; pertes de territoire (en rouge) et gain (en vert foncé) de territoire en Iran, XIXe siècle

Rapidement, Napoléon se montra favorable à ce projet d’alliance militaire avec le roi de Perse contre ses ennemis britanniques et russes.

A cette même époque, le fils de Fath ’Ali Shâh lança l’idée de faire entrer les techniques de guerre européennes et les formations militaires en Perse dans le but de former le pays au combat et de lutter contre la suprématie russe.

Ainsi, après l’instauration de relations diplomatiques entre la France et la Perse, des nobles de la Cour persane étaient envoyés en France pour suivre des formations militaires. ہ la fin de leur apprentissage, ils retournaient en Perse pour servir à la Cour ou pour enseigner l’art de la guerre ainsi que la langue/culture française à d’autres membres de la noblesse.

Création et inauguration de Dâr-ol-Fonoun

Sous le règne de (1848-1896), le grand Chancelier (Sadr-e A’zam), Mirzâ Taghi Khân Amir-e ezâm, surnommé Amir Kabir (Amir le Grand), soucieux de la sécurité de son pays, consacra une grande partie de ses efforts à la modernisation de la Perse. Il s’intéressait notamment aux sciences et techniques militaires des pays occidentaux. Pour parvenir à mener à bien son projet d’enseignement militaire en Perse, il fit construire l’école Dâr-ol-Fonoun à Téhéran, en 1851. Il s’agissait d’une école de type européen dans laquelle la formation aux techniques et stratégies militaires était le noyau dur de l’enseignement.

Dâr-ol-Fonoun, également appelée « ةcole polytechnique » de Téhéran, a été inaugurée sous l’ordre de ce grand vizir du roi qâdjâr et reste aujourd’hui encore le symbole de l’entrée de l’éducation moderne en Iran. L’équivalent persan de cette appellation Dâr-ol-Fonoun qui est un mot d’origine arabe, est la « maison des techniques ». Même si au départ, l’enseignement dispensé dans cette école était exclusivement militaire, peu à peu d’autres disciplines comme l’histoire, la géographie, le français, la médecine, la peinture et la musique furent ajoutées aux programmes éducatifs de cette école.

Notons qu’ainsi, au XIXème siècle, l’influence culturelle de la France en Perse s’étendit considérablement, favorisant ainsi un intérêt culturel réciproque des deux pays. Ce lien entretenu avec la France a également permis à la Perse de se moderniser très rapidement.

Ces liens permirent également au français de devenir la première langue étrangère parlée à la Cour et dans l’administration iranienne. La fascination de l’élite persane pour le français s’explique notamment par l’image renvoyée par la France, c’est-à-dire le pays où s’est développé l’esprit des Lumières et où a eu lieu la Révolution française. Petit à petit, plusieurs journaux iraniens comme Rouznâmeh-ye Shargh ou Rouznâmeh-ye Bargh consacrèrent une page d’informations en langue française.

Trône du Paon (Trône de Tâvous) construit sur ordre de Fath ’Ali Shâh, fait de pierres précieuses non-montées et d’or

Expansion de la langue française en Perse

Cependant, l’étape la plus importante de l’expansion de cette langue étrangère en Iran remonte à l’époque de l’inauguration du Dâr-ol-Fonoun et des débuts de l’enseignement de cette langue à l’école. Le français s’est imposé immédiatement comme langue principale d’enseignement au Dâr-ol-Fonoun. Rouhbakhshân évoque l’importance du français à l’époque en ces termes : « Le français devint rapidement le véhicule de la culture européenne en Iran, et la langue de prédilection de l’élite et de la jeunesse iraniennes, assoiffées de sciences, d’ouverture sur le monde extérieur et du désir de mieux comprendre les origines du développement économique et culturel de cette "Orûp" (Europe) alors si attirante. » [1]

De plus en plus intéressés par l’apprentissage de cette langue, les étudiants faisaient parfois une partie de leurs études en France.

Au départ, l’enseignement militaire en Perse, dispensé par des officiers autrichiens, était en allemand, mais la méconnaissance de cette langue par les étudiants rendait l’apprentissage plus difficile.

Par la suite, les formations militaires furent également dispensées en français. La fondation de cette école et la modernisation du système éducatif iranien participèrent énormément au développement des langues étrangères dans le pays, plus particulièrement le français qui connut un grand succès auprès des gens de Cour, mais aussi des lettrés.

C’est donc ainsi que d’autres établissements scolaires, aussi bien français qu’iraniens, à Téhéran ou dans d’autres grandes villes (Ispahan, Shirâz, Tabriz) vont par la suite renforcer cet intérêt porté aux langues étrangères, notamment européennes.

Parmi ces établissements, nous pouvons nommer :

- L’Alliance française à Téhéran (1899)

- Loqmânieh en province (1899)

- Saint-Louis à Téhéran (1900 [2]) – pour les garçons

- Jeanne d’Arc à Téhéran (1900 [3]) – pour les filles

Outre ces écoles, souvent fondées et dirigées par des institutions privées ou religieuses, l’Institut franco-iranien (établissement gouvernemental), l’Ecole supérieure de guerre de Téhéran, l’Ecole de Sheikh Mohammad Hassan à Téhéran et l’Ecole Mohammadieh à Tabriz jouèrent également un rôle crucial dans l’apprentissage et l’expansion de la langue française en Iran.

C’est ainsi qu’en 1913, on recensait plus de 76 écoles françaises [4] en Iran dans lesquelles les enseignements étaient exclusivement dispensés en français.

La visite de l’envoyé de Fath ’Ali Shâh, Mohammad Rezâ Ghazvini, à Napoléon en 1807, par François-Henri Mulard

Quel que soit le type et la nature de ces établissements, il est indéniable qu’ils ont joué chacun un grand rôle dans l’ouverture du pays vers l’Occident, ainsi que dans le développement de l’enseignement du français en Iran, même si après plusieurs années, l’anglais a pris la place de cette langue en tant que première langue étrangère enseignée dans le pays.

En parallèle à l’expansion des langues étrangères, majoritairement le français, puis l’anglais, en Perse, il est aussi important de noter que la langue persane occupa, en tant que langue officielle du pays, une place progressivement de plus en plus importante dans le système éducatif. En effet, après plusieurs réformes, elle contribua à faire du système éducatif iranien un instrument privilégié de diffusion de la conception de la nation iranienne élaborée par la politique d’unification linguistique qâdjâre.

Cette politique d’unification linguistique mettait l’accent sur la langue nationale, c’est-à-dire le persan, afin de contribuer à la modernisation du pays en passant par une harmonisation de la langue la plus parlée dans ce pays multilingue et multi ethnique.

Par ailleurs, la multiplication de voyages estudiantins à l’étranger (en Europe surtout), suite aux initiatives de l’école du Dâr-ol-Fonoun, a largement contribué au développement technologique de l’Iran dans des domaines divers : sciences, défense, imprimerie, poste, presse, télégraphe, photographie, etc.

Mirzâ Taghi Khân Amir Kabir

Nous pouvons également souligner le rôle important de la traduction du français au persan dans le transfert des savoirs et du savoir-faire correspondant aux différentes technologies occidentales importées dans le pays. On traduisit également différents livres dans divers domaines comme la géographie, la médecine, les techniques militaires et etc. Ainsi, la traduction se répandit en Iran, comme le signale Rezâ Mir-Sami’i dans son article [5] : « Les contacts ainsi établis vont également permettre la traduction de nombreux ouvrages aussi bien techniques que littéraires. Ce sont également ces traductions et l’ouverture vers la France qui vont être à l’origine d’emprunts à des domaines lexicaux extrêmement variés : politique, littéraire, technique ou de la vie quotidienne, etc. S’ajoute à ces critères le fait que la classe "cultivée" considérant le français comme la langue de culture, sans parler d’un certain rejet, pour des raisons politiques, de l’anglais ou de l’allemand, avait souvent recours aux termes français. » [6]

Si d’un point de vue militaire, le règne des Qâdjârs correspond à des défaites et à des pertes territoriales importantes, on peut néanmoins relever un profond désir d’ouverture vers l’Occident, allié à une volonté de modernisation dans divers domaines allant de la technologie jusqu’au système éducatif.

Dâr-ol-Fonoun, également appelée « Ecole polytechnique » de Téhéran, inaugurée sous l’ordre d’Amir Kabir

La preuve de cette modernisation du système éducatif est sans doute la fondation de l’Ecole Dâr-ol-Fonoun, première école fondée en Iran à l’instar des universités européennes. L’inauguration de cette école fut considérée comme le début d’un nouveau chapitre de l’Histoire de l’Iran moderne, notamment parce que cette école abritait un foyer actif d’enseignants français ou iraniens parlant français, qui diffusaient massivement la langue/culture de ce pays.

Le Palais blanc de Nâssereddin Shâh, dans l’enceinte du palais de Golestân, construit sur ordre de ce roi. C’est dans ce palais qu’étaient conservés les cadeaux qui lui étaient offerts.

Les multiples connexions avec la langue/culture française et le partage des techniques occidentales rendu possible grâce aux contacts franco-persans ont contribué à faire entrer les Iraniens dans une nouvelle période d’ouverture sur la modernité. Cependant, cette course vers la modernité via l’ouverture vers le monde occidental et la tentation de copier ou d’importer son modèle éducatif a rencontré bien des obstacles tant chez les religieux que chez les nationalistes, qui y ont vu le risque d’une perte de l’identité culturelle et nationale.

Nâssereddin Shâh, quatrième roi de la dynastie qâdjâre

Bibliographie :
- Ghaffâri ’Abdol-hassan, L’histoire des relations entre l’Iran et la France, Téhéran, Centre de publication universitaire, 1989.
- Mir-Sami’i Rezâ, « Présence du français en persan », In Karine Boucher (éd.), Le français et ses usages à l’écrit et à l’oral dans le sillage de Suzanne Lafage, Paris, Presse de la Sorbonne Nouvelle, 2000, pp. 147-151.
- Navabi Dâvoud, « L’enseignement du français en Iran », In Luqmân, no2/3, Le français en Iran, Téhéran, Presses universitaires d’Iran, 1987, pp. 23-32.
- Rezâ’ï Abdolazim, Dix mille ans d’histoire de l’Iran, Téhéran, édition Eghbâl, 1984, vol. IV.
- Rouhbakhshan A., « Le rôle de Dâr-ol Fonoun dans l’expansion du français en Iran » In Luqmân, no2/3, Le français en Iran, Téhéran, Presses universitaires d’Iran, 1987, pp. 33-54.
- http://www.yjc.ir
- http://www.culture.gouv.fr
- http://www.sabalan.fr

Notes

[1Rouhbakhshan A., « Le rôle du Dâr-ol-Fonoun dans l’expansion du français en Iran » In Luqmân, no2/3, Le français en Iran, Téhéran, Presses universitaires d’Iran, 1987, p. 40.

[2Navabi Dâvoud, « L’enseignement du français en Iran », In Luqmân, no2/3, Le français en Iran, Téhéran, Presses universitaires d’Iran, 1987, p. 30.

[3Ibid, p. 30.

[4Données recueillies par l’Association Culturelle Franco-Iranienne Sabalan : http://www.sabalan.fr

[5Rezâ Mir-Sami’i, « Présence du français en persan », In Karine Boucher (éd.), Le français et ses usages à l’écrit et à l’oral dans le sillage de Suzanne Lafage, Paris, Presse de la Sorbonne Nouvelle, 2000, pp. 147-151.

[6Ibid, pp. 147-148.


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