N° 79, juin 2012

L’impact des ulémas du Mont Liban sur l’Iran safavide


Saeid Khânâbâdi


« Voici le palais que je construisis à Suse. J’y exécutai maints ornements […] Ses bois de cèdre sont emmenés d’un territoire lointain que l’on intitule le Mont. »

Lorsque Darius le Grand, dans le bas-relief du palais Apadana, considérait que le Mont Liban était le lieu d’origine du bois de cèdre utilisé dans la construction de son palais, il se comparait peut-être à Salomon demandant au gouverneur de Tyr de lui envoyer du bois de cèdre et des artisans phéniciens afin de construire le Temple de Jérusalem. Pourtant, le roi achéménide n’aurait jamais pensé que ce territoire lointain, dont il reconnaîtra la quasi-indépendance, deviendrait quelques millénaires plus tard l’allié le plus stratégique de son pays au Moyen-Orient. Mais entre l’ère antique et le temps contemporain, l’histoire des rapports irano-libanais a connu de nombreuses étapes remarquables. Et malgré ce que croient certains Iraniens d’aujourd’hui, au cours de ces interactions bilatérales, l’Iran n’a pas toujours été le pays actant, et le courant d’influence entre ces deux nations fut parfois inversé. Cet article évoque ici un exemple d’une phase très significative de l’impact libanais sur l’Iran des Grands Soufis.

Shâh Esmâïl safavide

Au début du XVIe siècle, le couronnement du roi Esmâïl safavide à Tabriz inaugura une nouvelle ère dans l’histoire politico-religieuse de l’Iran. Les turkmènes chiites, après quelques tentatives régionales, arrivent enfin au pouvoir dans un Iran majoritairement sunnite. Bien que le chiisme fut déjà répandu dans la province du Khorâssân (où se trouve le mausolée du huitième Imâm chiite) et quelques villes centrales comme Qom, Kâshân et Rey, la communauté chiite iranienne était encore dépourvue d’une structure religieuse sur le modèle des chiites arabophones. Les Safavides eux-mêmes représentaient un chiisme ascétique et fortement influencé par les idées gnostiques et parfois même superstitieuses. Les derviches et les soufis négligeaient visiblement la charia islamique sous prétexte de croyances ascétiques et exagérées. Même les éléments principaux comme les prières quotidiennes et la défense de la consommation du vin n’étaient pas véritablement respectés par certains ghezelbâshs turkmènes. A ajouter qu’au XVIe siècle, l’esprit scientifique des milieux islamiques, même en dehors de l’Iran, était plus attaché au soufisme qu’à la loi coranique.

Certes, les Iraniens avait déjà fait figurer quelques figures importantes dans la liste des ulémas chiites mais sous le règne des premiers rois safavides, la plupart d’entre eux résidaient dans les villes saintes de Mésopotamie arabophone (à l’époque appartenant au territoire iranien). Les centres religieux de l’Iran central n’avaient pas la forme hiérarchique des hawzah iraquiens, bahreïniens et libanais ; trois foyers de l’imâmisme duodécimain à l’époque. Par ailleurs, les ulémas iraniens se liaient traditionnellement avec les pouvoirs locaux de l’empire, chose intolérable pour le système centraliste des Grands Soufis. Contre le sunnisme très structuré et étudié de la Sublime Porte, il incombait aux rois safavides de systématiser davantage l’école du chiisme. De là, ils décidèrent de profiter des compétences intellectuelles des écoles chiites non-iraniennes et parmi ces hawzah chiites, le Grand Soufi n’hésita pas à choisir celui du Mont Liban ; les Iraniens étant déjà fascinés par la réputation des illustres sheikhs libanais comme le Premier Martyr (Shahid-e Avval).

Les historiens estiment qu’une lettre de l’ةmir ’Ali Moayyed, le chef des sarbedâr du Khorâssân adressée à Mohammad ibn Makki de Nabatiyeh, marqua le début de l’orientation des chiites iraniens vers les ulémas libanais. Par l’intermédiaire de son ministre, l’émir de Sabzevâr invita le Sheikh Mohammad ibn Makki à devenir le guide politique et religieux des chiites du Khorâssân. Cette guidance par un chef religieux est le thème qui sera développé, quelques siècles après, par la théorie du velâyat-e faqih (gouvernance du docteur de la loi chiite). Le grand cheikh du Mont Liban eut peut-être tort de ne pas accepter l’invitation de Moayyed Sarbedâr, car condamné à l’hérésie, Ibn Makki sera arrêté et violemment exécuté par les autorités mameloukes de Damas : ils l’exécutèrent par l’épée et après avoir lapidé son corps, ils le pendirent pour enfin le brûler. Ce martyre tragique conféra à Ibn Makki un titre légendaire chez les chiites : le Premier Martyr. A préciser que le thème du martyre est très chargé d’affectivité dans la doctrine imâmite. Outre cette destinée caractéristique, Ibn Makki laissa comme héritage spirituel un livre unique à ses disciples iraniens, Lom’ah Dameshghiyah, ouvrage aujourd’hui encore enseigné dans les centres religieux de l’Iran. Mohammad ibn Makki le rédigea pendant sa captivité dans une prison de Damas, d’où le titre Dameshghiyah. Ce fait catastrophique fut un point marquant pour la minorité chiite du Mont Liban durant la répression mamelouke et ottomane, d’autant plus que 180 ans après, Zeynoddin ’Ameli ou le Deuxième Martyr (1506-1558), subit le même sort. Après ces actes de violence et d’intolérance, de nombreux cheikhs chiites quittèrent le Mont Liban pour s’installer à Nadjaf et Karbala. Dans un contexte aussi sombre, l’arrivée au pouvoir des safavides chiites dans un grand pays comme la Perse fut une bénédiction pour les chiites opprimés de Djabal ’Amel. L’Iran du règne du roi Esmaïl le Safavide fut alors le témoin d’une vague d’émigration des ulémas chiites libanais. Mais ce courant d’émigration ne constitue pas pour autant un déplacement démographique considérable. Au contraire, on le découvre au travers des noms de certaines familles célèbres et élites libanaises. Parmi ces ulémas émigrés, quelques figures deviendront des personnalités-clé du fiqh, ou jurisprudence chiite.

Al-Karaki (1465-1533)

La première trace de cette immigration libanaise se justifie par l’invitation envoyée par Shâh Esmaïl à un illustre personnage des chiites du Mont Liban, Sheikh ’Ali ibn Abdol-’آli al-Karaki (Mohaghegh Sâni) qui professait à l’époque au hawzah (séminaire religieux) de Nadjaf.

Al-Karaki était natif de Karak Nouh, un petit village de Béqua. Il faut préciser qu’Al-Karaki n’accepta jamais de collaborer totalement avec la cour safavide ; il décida pourtant de profiter de cette occasion unique afin de soutenir l’école chiite. Le roi lui attribua le titre officiel de Sheikh-ol-eslâm de l’Iran en lui fournissant un budget annuel de 70 000 dinars. Après la mort du roi Esmâïl, Al-Karaki continua sa carrière sous le règne de Shâh Tahmâsb qui fit de la ville de Ghazvin sa capitale, et où Al-Karaki fonda un centre intellectuel consacré à la doctrine chiite tout en renforçant des centres déjà existants comme ceux de Kâshân et du Hérat. Outre la fondation d’écoles religieuses, Al-Karaki inaugura un brillant mouvement de traduction et de rédaction d’ouvrages persanophones destinés aux nouveaux convertis chiites iraniens qui souffraient d’un grand vide dans le domaine des sources religieuses. Une centaine d’essais et d’articles nous sont parvenus de ce sheikh réformateur. Al-Karaki rénova quelques rites islamiques comme la prière du vendredi et l’appel à la prière (azhan) dans les mosquées iraniennes. Il donna aussi un aspect religieux au système fiscal de l’Etat safavide en l’accordant avec les lois financières propres à l’islam. Nous pouvons également considérer Al-Karaki comme le pionnier du fiqh politique du chiisme au travers de la rédaction d’ouvrages comme Djâmeh’ al-maghâsed.

Malgré la protection du roi, les réformes avancées d’Al-Karaki furent difficilement tolérées par les proches de la cour safavide ainsi que par les ulémas rétrogrades rejetant la moindre intervention des chefs religieux dans les affaires politiques du monde d’ici-bas. Découragé par ces hostilités et à la suite de quelques tensions avec le roi safavide, Mohaghegh Sâni quitta l’Iran pour rentrer à Nadjaf. C’est seulement après les excuses officielles du roi qu’Al-Karaki accepta de revenir en Iran, bien qu’il y fut empoisonné probablement par ses rivaux dans la cour safavide avant son retour.

L’influence d’Al-Karaki sur la société iranienne ne s’arrêta pas avec son assassinat. Les milieux chiites bénéficièrent longtemps de son héritage culturel et scientifique. Le mariage de l’une de ses filles avec le Sheikh iranien Astar Abâdi donna naissance à Mirdâmâd, personnage très célèbre de l’histoire de la philosophie et de la sagesse iranienne.

Le martyre d’Al-Karaki réfute bien les accusations de ceux lui reprochant ainsi qu’à ses proches de collaborer avec les rois despotes safavides - les savants libanais émigrés étant toujours la cible de ce genre d’accusation. Néanmoins, une grande polémique fut provoquée chez les historiens à propos d’autres sheikhs libanais.

Sheikh Bahâ’i (1546-1622)

Il y a quelques années, la seconde chaîne de la Télévision iranienne a diffusé une série sur la vie de l’un des savants contemporains du roi ’Abbâs safavide, le roi le plus célèbre de la dynastie du même nom, celui qui choisit Ispahan comme sa capitale. Outre la renaissance artistique de la Moitié du monde (nesf-e djahân) [1], Ispahan devint aussi le centre des activités scientifiques de l’empire safavide. Parmi les ulémas de cette époque, une figure se distingue par son lien très étroit avec la personne du grand roi : Bahâoddin ’Ameli, originaire de Baalbek, celui qui se nommait Bahâ’i dans ses poèmes arabes et persans. Sheikh Bahâ’i est le contemporain du grand sheikh iranien Moghaddas Ardebili, auteur de Hadighat al-Shiah (Jardin du chiisme) et personnalité chiite prédominante de l’époque.

Sheikh Bahâ’i

A l’âge de 13 ans, Bahâoddin Mohammad ibn Hossein émigra en Iran en compagnie de son père, Abdossamad al-Harethi. L’origine de sa famille remonte à Hâreth Hamdâni, l’un des disciples de l’Imâm ’Ali, le premier Imâm chiite. Son œuvre la plus célèbre s’intitule Kashkoul, qui est une anthologie de littérature et de morale. Ce chercheur bilingue rédigea aussi Al-Ghavâ’ed al-Samaddiyah (dédié à son frère Samad) sur la syntaxe arabe. Ce livre demeure encore enseigné dans les écoles religieuses d’Iran. Mais le génie de Sheikh Bahâ’i ne se limite pas seulement à son parcours théologique. En effet, outre le domaine des questions théologiques, Sheikh Bahâ’i est aussi l’auteur de nombreux essais et livres sur divers sujets comme la poésie, les mathématiques, l’astrologie, la médecine, la philosophie, la logique, etc. L’aspect le plus hors-norme de sa vie consiste en la construction de quelques bâtiments historiques d’Ispahan qui témoignent de ses compétences techniques et architecturales. L’exemple le plus célèbre est le hammâm d’Ispahan, dont le système de chauffe assuré par une seule bougie demeura longtemps un secret. Aujourd’hui, nous savons que ce système marchait sur la base du gaz méthane du sous-sol d’Ispahan ainsi que de l’huile produite par l’essencerie de cette ville. Sheikh Bahâ’i dessina aussi un réseau d’irrigation en vue de répartir l’eau du Zâyandeh Roud.

Sheikh Bahâ’i fit également de longs voyages en ةgypte, en Arabie, en Syrie, en Iraq, en Palestine et en Afghanistan. Après des funérailles historiques à Ispahan, la dépouille de Sheikh Bahâ’i fut transportée à Machhad pour être enterrée dans le mausolée de l’Imâm Rezâ.

Conséquences de cette émigration libanaise pour la société iranienne

La longue liste des ulémas libanais de l’époque safavide comprend le nom d’autres figures remarquables comme Sheikh Horr-e ’Ameli, auteur d’un grand recueil de 20 000 hadiths (Vasâ’el al-Shi’ah), contemporain du roi safavide Soleymân et ami proche de ’Allâmeh Majlessi, ou encore Sheikh Lotfollah dont le nom est attribué à la Mosquée Lotfollah de la Grande place (naghsh-e djahân) d’Ispahan.

De façon générale, les activités scientifiques des ulémas du Mont Liban se partagent en cinq axes principaux :

1. La fondation de centres théologiques et d’éducation en Iran.

2. La traduction et la rédaction de quelques centaines d’essais et de livres sur le fiqh chiite, afin de combler le vide théologique et scientifique de l’Iran converti au chiisme.

3. La remise en question de la longue tradition des ulémas chiites refusant le moindre lien avec le système monarchique.

4. La présentation d’un islam politique qui sera la base de la théorie du velâyat-e faqih.

5. L’établissement d’une relation réciproque, bénéfique et permanente entre l’Iran et le Liban.

Mortezâ Motahhari, penseur et théologien iranien du XXe siècle, reconnaît la grande importance des activités scientifiques des ulémas émigrés du Mont Liban. Il précise : « Si les ulémas libanais n’avaient pas équilibré les pensées ascétiques et extrémistes des safavides, aujourd’hui, le chiisme iranien ressemblerait probablement aux croyances des Alawites actuels de la Turquie et de la Syrie. »

Durant la première moitié du XIXe siècle, la présence des ulémas chiites libanais en Iran connut une nouvelle période faste. Le voyage de Seyyed Sharafoddin, militant anticolonialiste engagé contre le mandat français de 1920-1943, en Iran de l’époque pahlavie exerça une grande influence sur les révolutionnaires religieux iraniens. Les biographes du fondateur de la Révolution Islamique ont ainsi constaté le fort impact de cette personnalité libanaise sur les idées politiques du jeune Khomeiny. La famille Sadr, dont l’influence est indéniable en Iran, en Irak et au Liban descend de Seyyed Sharafoddin. En outre, l’Ecole Montadi de Qom était autrefois connue comme l’école des étudiants libanais. Le grand Ayatollah ’Allâmeh Fazlollâh a enseigné pendant quelques temps dans les centres théologiques de Qom. Aujourd’hui, de très nombreux Iraniens portent encore le nom de famille ’Ameli ou Bani ’Ameli.

Ouvrages consultés :
- Dja’faraian, Rassoul, Tarikh-e Tashayyo’ dar Iran (L’histoire du chiisme en Iran), Trois Volumes, Qom, Ansâriân, 1996 (1375)
- Moïni Arâni, Mostafâ, Sâkhtâr-e ejtemâ’i-e Lobnân (La structure sociale du Liban), ةditions du Ministère des affaires étrangères de la République Islamique d’Iran, Téhéran, 1993 (1372)
- Ramezâni Meshkati, ’Esmat, "Ta’sir-e Mohâjerat-e ’olamâ-ye djabal-e ’âmel bar farhang va andisheh-ye dini-e irâniân" (L’impact de l’émigration des ulémas du Mont Liban sur la culture et sur la pensée religieuse des Iraniens), Revue Andisheh-ye Sâdegh, n° 16, automne 2004 (1383), Université Imâm Sâdegh de Téhéran
- Velâyati, ’Ali Akbar, Naghsh-e tashayyo’ dar tamaddon-e irân (Le rôle du chiisme dans la civilisation iranienne), Téhéran, Amir Kabir, 2011 (1390)

Sites consultés :
- www.historylib.com (Grande Bibliothèque de l’Histoire de l’Islam de Qom)
- http://shiastudies.net/ (The world center for shia studies)
- http://www.planetenonviolence.org/Iran-Liban-Des-Relations-Etroites-Remontant-A-L-Antiquite_a2298.html (Iran Liban : Une longue histoire de soutien réciproque et bénéfique, Un article de Fernandez Yusuf daté du 18/10/2010)

Notes

[1La Moitié du Monde (nesf-e jahân) est l’un des surnoms de la ville d’Ispahan.


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