N° 79, juin 2012

La coupe du monde
ou le mythe arthurien est-il né en Iran ?


Gilles Lanneau


Jarre créant la vie, grotte de Kharbas

D’où vient cette soif de l’Homme d’un liquide essentiel, ayant donné la Vie ?

On la trouve dans différentes traditions, différents peuples, différents continents. Examinons la parenté entre l’Orient et l’Occident. Nous avons déjà évoqué le mythe d’Etanna, où apparaît Anâhitâ [1] , la déesse de la Fertilité. Déesse de l’Eau, de l’élément liquide. Elle préside au huitième mois dans le calendrier solaire persan, le mois d’آbân, ou "mois des Eaux". Bien qu’occultée en théorie par le zoroastrisme, elle est parfois représentée comme une belle femme, au visage rayonnant, versant dans l’eau le contenu d’une jarre. L’image en quelque sorte de cette "rivière de lait" sur l’Ile de Qeshm [2], allant "alimenter" la mer.

Revenons à l’origine. Une déesse offre à boire dans une coupe un élixir de vie, ou d’immortalité, au premier roi du Monde [3]. Celui-ci se nomme Etanna, ou Yima, ou Djamshid [4]. Il vivra pendant des siècles, puis finira par mourir, ayant fauté.

Nous avons vu précédemment l’origine du mot mihrab, ou mehrâb en persan, désignant le lieu focal dans les mosquées. Il découle de mehrâbeh, ce même endroit sacré des lieux de culte dédiés à Mehr, ou Mithrâ. Que contenait ce mehrâbeh ? Décomposons le mot, nous aurons la réponse : Mehr, âb ; ce dernier mot désignant l’eau, ou l’élément liquide – comme dans le mois d’آbân un peu plus haut, le mois des Eaux. Nous voici donc en présence de l’endroit sacré où se plaçait un récipient. Nous en avons d’ailleurs la quasi certitude : dans de nombreuses mosquées persanes [5], le mihrab comporte en son centre un carreau où est représenté une coupe, ou un vase. Un vase placé sur une sorte de tailloir, comme le Graal, ou de soucoupe aux extrémités relevées ; et d’où s’échappent des entrelacs de verdure s’hypertrophiant à l’infini. La création du Monde, ou son émanation, superbement symbolisées.

J’ai aussi retrouvé ce même vase dans des églises arméniennes, une synagogue, un temple du feu [6].

Ce sera le plus souvent d’une jarre, comme dans la grotte de Kharbas, que s’échapperont les branches de l’arbre Toubâ encadrant les arcades des mosquées. Des branches spiralées, représentant chacune un univers différent, et donnant à cet arbre une dimension cosmique. Un "super Graal" en quelque sorte.

Mais comment relier ce récipient à la coupe du roi Arthur ?

Regardons-le sous deux aspects ; le britannique, puis le français.

C’est vers l’an mille avant notre ère qu’un peuple indo-européen, les Celtes, occupa la Grande-Bretagne [7]. Puis déborda sur sa voisine de l’Ouest, l’Irlande, cinq ou six siècles plus tard. Le roi Arthur, s’il existât, aurait vécu au Vème siècle, à l’époque de l’invasion saxonne. La tradition le pare de qualités chevaleresques qui n’apparurent qu’au Moyen Age. En Europe tout au moins, celles-ci ayant eu cours à cette époque dans l’Iran sassanide.

Voyons un peu cette chevalerie sassanide à titre de comparaison ! Elle portait le heaume, la cotte de maille, pratiquait les tournois. Elle appliquait aussi un code d’honneur, le Shâhnâmeh en témoigne. Un chevalier ne combattait qu’un autre chevalier, épargnait les fantassins, mais aussi l’ennemi désarçonné. Il cessait le combat à la tombée du jour, respectait les prisonniers … En fut-il toujours ainsi ? L’intention y était tout au moins [8].

Restons dans l’Iran sassanide. Et dans la chevalerie, où avait cours le culte de Mithra. Nos chevaliers étaient souvent des "lions", shir en persan, le quatrième degré d’initiation (sur une échelle de sept, rappelons-nous). En témoignent les noms des princes, Ardeshir en particulier. Ils pratiquaient le rituel de la coupe : les chevaliers étaient assis en cercle autour d’une coupe de vin, y buvant chacun leur tour. Comment ne pas y voir l’origine d’un autre rituel, autour d’une "Table Ronde" ? Nous le trouverons de même dans la tradition chiite, où le Prophète et ses quarante compagnons auront coutume de s’assembler autour d’une autre coupe, emplie d’eau salée. L’eau et le sel, comme à l’île de Qeshm.

Vue extérieure de la grotte de Kharbas

Remontons dans le temps. Selon Hérodote (VII, 54), l’empereur Xerxès, alors dans le Détroit des Dardanelles, jeta à l’eau une coupe, puis un cratère en or, puis son épée en offrande au soleil [9]. Nous savons qu’il était de même en usage, dans l’Angleterre du temps d’Arthur, de jeter à l’eau une épée à l’occasion d’un événement exceptionnel, comme le décès d’un roi. Comment ne pas y voir des préfigurations d’Excalibur, surgie de l’eau, y retournant ensuite ?

Une autre piste est séduisante, mais peu sûre. Elle repose sur une légende dont je n’ai trouvé aucune confirmation écrite. Elle évoque une île orientale à l’origine du monde créé, et dont le nom signifie justement "d’origine". Djazireh-ye Avvalin, l’خle du Premier en persan, avvalin signifiant aussi "d’origine". Ou l’خle d’Avalon, pourquoi pas ? Cette terre promise d’une vie sans fin.

Une île qui se mérite dans le mythe arthurien : le héros doit vaincre Mordred, le mal personnifié. Mordred, un mot proche du persan mordeh, "mort" (au masculin), ou du vieux-perse mordad, "la mort".

Voyons quelques similitudes troublantes, bien qu’elles n’aient pas un lien direct avec le Graal.

A Marâgheh, petite ville au nord-ouest de l’Iran, non loin du lac salé d’Oroumiyeh, se trouvent des grottes creusées sous un plateau, ayant servi d’école de mages. Une école mithraïque, précisons-le, indiquée sur un topoguide de la ville. On y découvre à l’entrée du site des sarcophages en pierre, remplis en eau à l’origine, utilisés pour des baptêmes initiatiques. Des baptêmes similaires à ceux qui seront pratiqués en Angleterre lors de l’initiation des druides.

Rendons-nous sur l’île voisine de l’Agleterre.

Au centre de l’Irlande se trouve la Pierre de Fâl. Un grand rocher phallique ayant servi à désigner le futur roi par des méthodes divinatoires [10]. Et que signifie le mot fâl en persan ? Divination.

Abordons l’aspect français du Graal.

Il apparaît sous la plume d’un auteur bien connu, Chrétien de Troyes. Chrétien, un prénom qui se donnait alors aux Juifs nouvellement convertis – et les Juifs étaient nombreux dans la ville champenoise. Ils tenaient le commerce, le négoce dans le pays, circulaient dans le monde de l’époque. Peut-être ramenèrent-ils son histoire étonnante d’un voyage en Orient. Et pourquoi pas en Perse, où leurs confrères étaient encore nombreux, et s’occupaient du négoce également. L’auteur du "Conte du Graal" sut l’adapter à la mode de son temps. Robert de Boron en fit de même un peu plus tard, l’intégrant dans une symbolique chrétienne. C’est surtout dans les versions ultérieures que nous trouverons le fil conducteur nous menant à l’origine.

Si Chrétien de Troyes ne fit que placer cette coupe merveilleuse au sein d’une geste chevaleresque, ayant pour cadre une Bretagne imaginaire, les successeurs de Robert de Boron, eux, la situèrent dans un ensemble beaucoup plus vaste, intégrant des contrées lointaines mal définies. Il nous appartiendra de retrouver ces terres initiales.

L’itinéraire nous est donné : il démarre au Port du Tigre, transite par l’خle Tournoyante, se termine à l’خle Onagrine. Que cachent ces noms apparemment sans queue ni tête ?

Postulons que l’خle de Qeshm soit cette خle Onagrine. Onagre est le nom de l’âne sauvage, et celui-ci abondait jadis dans le sud de l’Iran. Sur l’خle de Qeshm, il n’est pas rare encore de voir des ânes aux abords des villages, ou de croiser un grand-père se baladant à dos d’âne.

Mais où est ce Port du Tigre ? Sur la côte iranienne du golfe Persique, la plupart des villes portuaires portent un nom commençant par bandar, signifiant "port". Bandar-e Djâsk, Bandar ’Abbâs, Bandar-e Lengueh … J’ai remonté la côte vers le Nord, à la recherche de Bandar-e Bâber, "le Port du Tigre", et ne l’ai pas trouvé. Puis me suis arrêté au delta des deux grands fleuves de la Mésopotamie. Le Tigre et l’Euphrate. S’agit-il d’un port sur le Tigre ? Celui de Bassorah, au bord de ce fleuve, remonte à la plus haute Antiquité. Une hypothèse qui tient la route en tout cas.

Reste l’خle Tournoyante. Un petit chapelet d’îles s’égrène en parallèle à la côte, certaines d’entre elles ayant un long passé historique. L’خle d’Ormoz, l’خle de Khârq (Rhârq), l’خle de Kish [11]… cette dernière non loin de l’خle de Qeshm, en remontant vers Bassorah. Voyons là de plus près. Une île corallienne, plate et venteuse. Pas de quoi la faire tourner pour autant ! Quelques vestiges remarquables subsistent sur sa côte nord, ce qui paraît étrange sur cette île de dimensions modestes, soumise à un climat aride. De quoi pouvait vivre ce peuple insulaire ? Et comment expliquer aujourd’hui la présence d’hôtels de luxe en grand nombre, de centres commerciaux – l’île est détaxée, comme celle de Qeshm – d’un terrain de golf, sur ce caillou stérile ? Enfonçons-nous sous terre pour trouver la réponse. Des kilomètres de galeries souterraines, drainant l’humidité filtrée par les parois calcaires, comme un percolateur géant. Une œuvre titanesque eu égard aux moyens supposés de l’époque [12], nous obligeant à nous interroger.

Jarre créant la vie, Temple du feu Mehrbân à Ispahan

Nous n’avons pas trouvé comment tournait l’خle de Kish, si ce n’est dans son business actuel ! Ou tourne-t-elle seulement sous terre, dans ce tunnel interminable reliant entre elles toutes les galeries, nous ramenant à son départ ? [13]

Franchissons la bonne centaine de kilomètres la séparant de l’خle de Qeshm.

Abordons par la mangrove fixée sur la nageoire dorsale de ce drôle de poisson ; comme une forêt de Brocéliande incongrue, échouée là Dieu sait comment ! Dirigeons-nous vers les grottes de Kharbâs. Examinons ce nom avant d’entrer. Il comporte le préfixe khar (rhar), signifiant "âne" – comme en hébreu. Une allusion à cette Ile Onagrine ? Ou un symbole mithraïque, comme le coq, ou le serpent, autres animaux sacrés ? N’est-ce pas lui qui réchauffera un enfant nouveau-né, associé à un bovin, dans une autre caverne ?

Passons sous l’arche introduisant à ce curieux château en ruine, puis entrons dans la grotte au vaisseau [14]. Nous avons déjà examiné les figures inscrites dans la roche. Sauf une, simplement évoquée : le chameau. La figure la plus haute du navire, comme une indication, une signature. Le chameau, camelus en latin … ou Camelot, le château du roi Arthur ?

Jarre créant la vie, Synagogue Keter Dâvoud à Ispahan

Notes

[1Sous sa forme Inanna, à l’origine aussi de la déesse Ishtar. Notons que dans l’Irlande celtique la déesse de la Fertilité se nommait Ana.

[2Concernant l’Ile de Qeshm et la grotte de Kharbas, voir mon ouvrage Racine, un voyage vers l’Infini. Ed. Les 3 Orangers.

[3Dans le mythe arthurien, c’est aussi une femme qui porte la coupe sacrée.

[4Dans un souci d’intégrer leur héritage ancien à l’islam, les Persans attribueront la coupe magique de Djamshid à Salomon, lequel prendra la place du héros Féridoun (Fereydoun).

[5Celle privée de l’empereur Shâh ’Abbâs 1er en particulier, à Ispahan (mosquée Lotfollâh).

[6Egalement à Ispahan.

[7Notre Bretagne ayant été peuplée par les Bretons anglais au Vème siècle.

[8Notons que cet esprit chevaleresque n’apparaîtra en Occident qu’au contact de l’Orient, au moment des croisades.

[9N’était-ce pas plutôt une offrande à l’eau et au sel, face au soleil symbolisant Mithra ?

[10Faut-il y voir l’origine du grec phallos, phallus ?

[11Le mot kish signifiait "univers" en Mésopotamie (est-ce une évocation du tournoiement des galaxies ?).

[12Ces galeries remonteraient à au moins 2000 ans. Quelques-unes ont été sécurisées et sont ouvertes à la visite.

[13C’est une nef qui tourne à l’intérieur de l’île selon le mythe.

[14Le mot "vaisseau" (ou vessel) est parfois utilisé dans le mythe arthurien pour désigner le Graal.


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