85.N° 85, décembre 2012

Le Haft Peykar de Nezâmi
à la lumière d’une lecture psychanalytique


Nedâ Firouzâbâdi


Si Sigmund Freud est l’inventeur de la psychanalyse en Europe, en Iran, ce domaine est lié au nom de ’Ali Akbar Siâssi, fondateur de la première faculté de psychologie. Il a été ainsi le premier à s’intéresser à l’œuvre de Sâdegh Hedâyat. D’autres psychanalystes, iraniens ou étrangers, l’ont suivi dans l’étude des histoires de Hedâyat, pour peut-être retrouver le secret de son écriture troublante, et très vite, la recherche s’est portée sur les personnages étranges de ses histoires.

En Iran, la psychocritique, commencée par l’étude de Sâdegh Hedâyat et de son œuvre, a continué en assimilant de plus en plus la pensée jungienne. Ainsi, en plus des œuvres contemporaines qui furent reprises, des chercheurs psychologues et littéraires s’intéressèrent également à la critique psychologique des œuvres classiques. Parmi ces chercheurs, le nom de Madame le Professeur Hourâ Yâvari est à citer. Cette dernière a notamment étudié le Haft Peykar, l’un des sept chefs-d’œuvre du grand poète Nezâmi sous un angle psychologique.

Nezâmi, le poète de Ganjeh

Nezâmi Ganjavi (1141-1209) est considéré comme l’un des plus grands poètes épiques et romantiques de la littérature persane. Il est né à Ganja, une des villes principales de l’Atâbakân-e Azerbaïdjan, au nord-est de l’empire iranien des Seldjoukides. Il a perdu ses parents très tôt et a été élevé par son oncle maternel qui lui a offert une excellente éducation. Il s’est marié trois fois et à chaque fois, la mort de son épouse a été pour lui l’occasion de créer un chef-d’œuvre. Ses œuvres prouvent qu’il connaissait parfaitement non seulement la littérature arabe et persane, mais aussi les sciences principales de son époque, tels que les mathématiques, l’astronomie, l’astrologie, l’alchimie, la médecine, les sciences islamiques, l’histoire, la philosophie, la musique et l’art. Il a vécu à une époque d’instabilité politique et d’activité intellectuelle intense qui se reflète dans sa poésie. Il est ainsi l’un des poètes persans les plus difficiles à lire, à cause de la densité signifiante de chacun de ses chefs-d’œuvre.

Le prince sassanide Bahrâm découvre les portraits des sept princesses

Chronologiquement, Haft Peykar est la quatrième œuvre de ce poète. Cet ouvrage narre l’histoire de Bahrâm V, roi sassanide et fils de Yazdgerd Ier, un roi cruel dont la légende dit qu’il ne put avoir d’enfant qu’après vingt ans de stérilité et de suppliques à Ahourâ Mazdâ. La vie aventureuse de Bahrâm Gour avait déjà été traitée dans d’autres chefs-d’œuvre de la littérature persane comme le Shâhnâmeh (Le Livre des Rois) de Ferdowsi, l’ouvrage historico-littéraire Majmal-ol-Tavârikh ou le Târikh-e Tabari (L’Histoire de Tabari), de l’historien et homme de lettres Tabari, auxquels Nezâmi a fait d’ailleurs référence dans son œuvre. Généralement, sa méthode est d’omettre les épisodes traités par des poètes et écrivains prédécesseurs ou de ne les survoler que très brièvement et de se concentrer sur un nouveau matériel.

HaftPeykar commence, comme tous les ouvrages de Nezâmi et ceux de tous les poètes persans classiques, par une introduction comprenant un remarquable passage de louanges à Dieu, et continuant sur des conseils de Nezâmi à son fils, Mohammad. Puis débute l’histoire de Bahrâm dont la mort termine le livre.

Quelques épisodes du Haft Peykar

Sur l’avis des astrologues, Yazdgerd Ier a confié son fils Bahrâm à l’un des amis, Nowmân, prince arabe. Ainsi, Bahrâm a grandi dans un château, Khornagh et y a appris le persan, l’arabe et le grec. Il est aussi devenu l’un des plus célèbres cavaliers, chasseurs et archers de son époque. Un jour, allant chasser le zèbre, il tombe sur une zébrelle qui le conduit vers une grotte dans laquelle un dragon a emprisonné son zébreau. Bahrâm tue le dragon endormi devant la grotte et sauve ainsi le zébreau. La récompense de cette action est le trésor qu’il découvre à l’intérieur de la grotte.

Plus tard, de retour à Khornagh, errant dans le château, il tombe sur une pièce secrète décorée des portraits de sept princesses de sept contrées différentes. Il y a aussi son propre portrait, au-dessous duquel il est écrit que ce jeune épousera ces sept princesses. C’est dans cette pièce qu’il comprend le sens de sa destinée.

Dès la mort de son père, Yazdgerd Ier, les courtisans saluent un vieil homme Kasrâ, en tant que nouveau roi, rejetant ainsi Bahrâm sous le prétexte qu’il a grandi comme un nomade arabe. Ce dernier attaque alors l’Iran avec l’aide de Nowmân et dérobe la couronne royale située entre deux lions, prenant ainsi le pouvoir.

Contrairement à son père, Bahrâm décide de régner par la justice.

Plus tard, devenu roi, il s’en va un jour à la chasse, accompagné de l’une de ses servantes, Fetneh. Il chasse avec son habileté coutumière un zèbre, mais Fetneh ne l’admire pas pour cette action d’éclat. Il la condamne donc à mort. Fetneh, demandant pardon, réussit à échapper à la mort. Quelques années plus tard, ils se rencontrent à nouveau et la légende veut qu’ils vécurent ensemble, heureux.

L’année de la prise de pouvoir par Bahrâm est aussi l’année que choisit l’empereur de Chine pour attaquer l’Iran, mais Bahrâm le vainc et épouse les sept princesses dont il avait autrefois vu les portraits dans la pièce secrète du château de Khornagh.

Plus tard, un beau jour d’hiver, Bahrâm organise une fête durant laquelle un architecte, Shideh, élève de l’architecte Semnâr, constructeur du château de Khornagh, lui propose de lui bâtir un château à sept dômes, en l’honneur de ces sept princesses. Bahrâm accepte cette proposition et le nouveau château est construit, comprenant sept dômes de sept couleurs différentes comme celles des sept planètes du ciel.

Chaque nuit, mettant des habits de la même couleur que le dôme de la partie du château où il veut aller, Bahrâm monte voir l’une des princesses, qui lui raconte une histoire, et à l’occasion, il vit également des expériences extraordinaires.

Plus tard, dans un autre épisode encore, un messager arrive à son palais et lui annonce que l’empereur de Chine a de nouveau attaqué l’Iran. Bahrâm, inquiet, s’en va dans le désert pour une retraite. Là, il croise le chemin d’un berger qui a pendu son chien à cause de sa trahison (le chien s’était lié d’amitié avec un loup tueur de bétail). Cette histoire lui apparaît comme un signe et il comprend que son ministre, Râstroshin l’a trahi. Il choisit donc sept personnes ayant eu à souffrir de l’oppression de ce ministre et les entend. Après cette audition, il punit le ministre et l’empereur de Chine, ayant vu son intelligence et compétence, fait demi-tour en laissant un message d’excuse.

Plus tard, Bahrâm appelle les prêtres zoroastriens et leur confie les sept dômes de son château pour qu’ils les transforment en sept temples du feu. Puis il va à la chasse avec ses courtisans. Durant cette chasse, il rencontre de nouveau un zèbre dont la poursuite le conduit de nouveau à la grotte. Il y entre et disparaît et les courtisans cherchant leur roi, ne voient qu’une fumée s’élever vers le ciel.

Pour Hourâ Yâvari, le Haft Peykar possède notamment les particularités suivantes :

-Cette œuvre appartient à une époque d’instabilité politique.

-Elle comprend la représentation des symboles et des métaphores des deux parties primordiales de l’histoire : l’Iran préislamique et l’Iran islamique (avant et après l’islam)

-Elle comprend également la représentation et les images de l’inconscient collectif avec notamment l’archétype du Soi.

Le cadre théorique de cette recherche a été établi sur des notions comme l’individuation, les archétypes et leurs relations avec l’alchimie et la psychanalyse. Pour mieux comprendre ce travail de Hourâ Yâvari, il paraît donc nécessaire de faire le point sur quelques notions jungiennes.

Selon Freud, l’inconscient semble être une puissance issue du refoulement et des pulsions et cela trouble profondément le cours normal de la vie d’un être humain. Mais Jung croit que les désirs refoulés ne sont pas la majeure partie de l’inconscient. D’après lui, toute vie psychique se compose d’un conscient et d’un inconscient qui se compensent l’un l’autre, et la perte de chaque partie devient un dommage pour l’individu. La perte du conscient est l’aliénation et celle de l’inconscient est le désordre.

Il y a aussi une couche plus profonde sur laquelle se situe l’inconscient individuel : celle de l’inconscient archaïque (collectif). La psyché se compose donc du conscient, de l’inconscient individuel et de l’inconscient collectif.

Quel est le but de l’inconscient ?

Selon Jung, tout le monde a besoin d’accéder à l’individuation et cette évolution de l’être humain peut se réaliser au travers du processus de l’union des opposés :

- « Persona ≠ ombre

- Singularité (persona et ombre)≠ Collectivité (l’inconscient)

- Genre de la singularité (homme, femme) ≠ Genre de l’archétype sexuel (anima, animus)

- Limitation du savoir et du pouvoir ≠ Illimitation du savoir et du pouvoir (l’archétype de lumière) » [1]

Au cours de ce processus, le conscient (la persona) doit affronter successivement les différentes parties de l’inconscient (l’ombre /l’anima ou l’animus/ et enfin l’archétype de lumière). Après avoir réussi à passer ce processus, l’individu peut prendre une dimension psychologique cosmique.

Dès que la persona affronte l’ombre apparaît quelque chose de nouveau qui n’est ni la persona, ni l’ombre et qui dépasse leurs différences. Quand le résultat de l’étape précédente se confronte à l’archétype sexuel, apparaît alors une autre chose, ni masculine, ni féminine, qui est l’archétype « lumière » (l’archétype du surnaturel qui révèle des forces ou pouvoir qui se trouve au-delà du monde spatio-temporel). Lorsque la limitation du moi affronte l’illimité de cet archétype un nouveau moi surgit, cela s’appelle Le Soi.

Jung a définit l’individuation :

« J’emploie l’expression d’individuation pour désigner le processus par lequel un être devient un individu psychologique, c’est à dire une unité autonome et indivisible, une totalité ». [2]

Pour exprimer et découvrir ce processus, Jung s’est inspiré des travaux de la philosophie et des conceptions de l’alchimie.

Le roi Bahrâm Gour dans le pavillon couleur de bois de santal, Haft Peykar

Le rapport entre l’alchimie et l’individuation

Beaucoup pensent que les alchimistes essayaient de faire de l’or, mais en réalité, ils cherchaient à libérer l’esprit caché dans la matière. Pour ce faire, il y a quatre phases à suivre. Ces phases se distinguent l’une de l’autre par la couleur que prend la matière au fur et à mesure du processus, sous l’influence d’une planète.

Le Grand œuvre est, en alchimie, la réalisation de l’élixir philosophale ; tous les corps, selon cette tradition, sont composés d’un soufre alchimique et d’un mercure alchimique en diverses proportions :

1. Œuvre au noir (nigredo en latin), placée sous le signe de Saturne : désigne la mort, la dissolution du mercure et la coagulation du soufre.

2. Œuvre au blanc (albedo en latin), placée sous le signe de la Lune : c’est le processus de la purification, le lavage, la séparation des éléments purs et des scories. Ce procès se termine par la « spiritualisation du corps ».

3. Œuvre au jaune (citrinitas en latin), placée sous le signe de Vénus : c’est l’action de la transformation des matières en vapeur grâce à la chaleur.

4. Œuvre au rouge (rubedo en latin), placée sous le signe du Soleil : c’est le moment de l’union du mercure et du soufre. Cette phase s’appelle « l’incarnation de l’esprit ».

Selon Jung, il y a similitude entre l’œuvre alchimique et le processus d’individuation. D’après les alchimistes, ce qui modifie l’intérieur de la matière (microcosme) peut changer l’extérieur (macrocosme) et l’alchimie est un travail intérieur (la sublimation du mercure, du sel et du soufre pour les réunir), qui indique les lois macrocosmiques du cosmos. Chaque individu, en tant qu’élément constituant du cosmos, a besoin d’énergie pour se confronter à l’impersonnel (le Soi). Jung estime que les seules représentations puissantes qui peuvent attirer ces énergies, sont les archétypes : des formes dont « l’ensemble constitue la structure de l’inconscient ».

Le chemin d’individuation se compose donc de quatre étapes :

1. Première étape :

C’est le moment où le sujet se rend compte que l’on n’est pas « tout ». Dans cette situation, il faut être capable de dire « Je ne suis pas celui que je croyais être jusqu’à maintenant ». Cela procure une possibilité de se détacher des structures conventionnelles de la persona (de notre masque extérieur). La technique qui nous aide à commencer ce processus est l’étude des rêves et de l’imagination. Cela nous aide à découvrir l’inconnu de notre intérieur au travers de notre persona. Ce processus pourra donc réaliser le mouvement régressif indispensable et rebondir vers le mouvement progressif.

2. Deuxième étape :

Dans cette situation, l’individu a cessé de placer le centre de ses motivations dans la reconnaissance sociale, il n’essaie plus d’accuser l’environnement extérieur ou de justifier toutes ses fautes. Au cours de ce processus, ses bonnes ou mauvaises actions s’éclaircissent.

A la fin de cette étape, l’individu ne juge plus autrui, il devient plus compréhensif, plus fraternel. Pour son moi, le bien et le mal sont relativisés et le grave défaut de l’autre est considéré comme un défaut personnel.

3. Troisième étape :

Après avoir affronté l’ombre dans lequel les images de l’anima / animus ont pris leur intensité, le sujet se confronte avec l’archétype sexuel. Ce processus est approximativement le même pour les femmes et les hommes.

Dans le cas de l’homme : Après la réalisation du symbolisme de l’initiation au travers des rêves, une femme animale apparaît devant lui et l’homme doit lui demander ce qu’elle cherche. Pour comprendre sa réponse, il faut qu’il fasse le vide dans son mental et reste disponible. Ensuite, l’anima se vide peu à peu de son contenu et se transforme en moi. L’archétype perd donc sa place sexuelle et devient le pouvoir de l’inspiration et de la créativité.

Dans ce cas, étant donné qu’il ne peut plus se perdre en l’autre, l’individu ne tombe plus amoureux d’une personne, en revanche, il est capable d’éprouver un amour profond parce qu’il reconnaît sa/son partenaire comme un autre individu.

4. Quatrième étape :

C’est le moment où le sujet rencontre l’archétype « lumière ». Dans ce cas, l’archétype sexuel et ses imagos qui étaient infernaux (qui viennent de l’intérieur, d’ici-bas) et liés à la vie terrestre, sont remplacés par le ciel (l’environnement où montent les morts). Dans ce processus, des images de cet archétype exprimant « le voyage solitaire », avertissent d’une mort symbolique. Durant cette étape, l’individu affronte le pouvoir en Soi et il doit donc s’identifier au pouvoir transcendant. Les images de cette étape sont des aigles géants, des volcans, des soleils irradiants qui suggère l’omnipotence et l’omniprésence. Devant ces symboles menaçants, le sujet n’a que deux choix : si l’attachement à la terre est trop fort, il peut abandonner le processus d’individuation et libérer l’individualité de la psyché collective par la reconstruction de la persona. Mais ceux qui n’ont pas ce pouvoir ne pourront pas reculer et ils doivent donc choisir l’affrontement. Cette situation psychique dans laquelle l’égo a été identifié à l’archétype « lumière » est intitulée la "personnalité-mana".

Que faut-il faire avec cette extension de la personnalité qui n’a plus de limites individuelles ? La seule solution est de trouver une voie pour accrocher la personnalité-mana à la terre. Ainsi, le moi ne se gonfle pas de pouvoir et il peut se transformer totalement en Soi.

En bref, au cours du processus d’individuation, la personnalité devient transparente et elle laisse couler au travers d’elle une force intitulée le Soi. Et le Soi est donc la partie divine de l’homme.

Après ces quatre étapes, on est témoin de la transformation des substances de la psyché : la partie inconsciente de l’ombre donne sa place au conscient. L’Anima/animus s’est différencié en nous, la relation entre le moi et l’archétype « lumière » s’affirme avec netteté et enfin, l’orgueil de la personnalité-mana est dépassé.

Le rapport entre la philosophie orientale et les idées junguiennes

Dans ses écrits, Jung a aussi profité de la philosophie chinoise. Selon cette philosophie, le cosmos et l’homme obéissent à la même loi. L’homme, en tant que microcosme, participe donc à tous les événements cosmiques et y est mêlé intérieurement et extérieurement. D’après cette philosophie, « le Tao ; l’indivisé, le Grand un, donne naissance à deux principes de réalité opposés, l’ombre et la lumière » ; la méthode est de réconcilier ces deux opposés. [3]

La mandala est l’archétype de soi ou de la totalité. Selon Jung, « le mandala est un mot sanskrit qui désigne un cercle. » (Jung p:103). La mandala est une représentation symbolique de l’univers. L’image de la mandala est aussi « celle de l’homme dans sa structure psychique, « une psycho gramme », en quelque sorte. On dirait que la mandala est une sorte de carte qui désigne le chemin de l’univers et en même temps celle qui montre le paysage intérieur de notre âme. » [4]

Selon le psychanalyste, la mandala apparaît dans la psyché au moment du désordre et il est un schéma ordonnateur qui aide chaque individu à retrouver sa propre place. Malgré leurs diversités, toutes les mandalas sont construites sur des principes semblables : « Trois cercles qui symbolisent le cosmos encerclant un « palais » terrestre avec quatre angles ; le palais comporte quatre portes ; la cinquième direction « la direction du ciel », se trouve au milieu, là où se touchent les sommets de quatre triangles. Au cours du processus d’individuation, l’homme doit d’abord traverser un cercle du feu qui purifie et transforme. Cela ressemble à la légende du phénix qui renaît de ses cendres. Le deuxième cercle est clair et dur comme un diamant, il est le symbole de l’esprit nu. Le troisième cercle est celui du lotus qui est le symbole de la renaissance spirituelle. Après avoir traversé les cercles, selon les Tibétains, l’adepte arrive devant le palais avec ses quatre portes surveillées par les « gardiens du seuil ». C’est là où commence la véritable initiation et celle-ci est toujours conduite par un maître spirituel (en tibétain : lama, en sanskrit : guru) et se termine par une autorisation spéciale à l’adepte. » [5]

En considérant le nombre sept, cette recherche se compose de quatre étapes liant Haft Peykar à l’archétype de la totalité et représentant des mandalas circulaires dans l’infrastructure et la superstructure de cette œuvre poétique.

1. La superstructure du poème comprend la représentation des mandalas en forme de dômes, le mélange des couleurs et des éléments ; cela désigne aussi l’impact de l’apparence sur les éléments narratifs du poème et le chemin de la vie de Bahrâm.

2. L’infrastructure du poème comporte la modification des visions et des comportements de Bahrâm et la voie qu’il suit pour atteindre la maturation.

Cet itinéraire se divise en trois phases :

A. Individuation

B. Unification avec le monde

C. Unification cosmique

3. L’étape suivante attire notre attention sur la concordance entre l’infrastructure et la superstructure, entre le conscient et l’inconscient qui active l’archétype de totalité.

4. Enfin, c’est la révision des symboles et métaphores nous montrant le sens de la totalité et de la transcendance et l’harmonisation avec ce que Jung a nommé « matérialisation du sens et spiritualisation de la matière ».

En ce qui concerne le lieu où se déroule ce récit, il faut noter que, selon Jung, chaque ville qui est construite sous la forme de mandala ou bien du signe de la psyché, protège tous ses habitants de tous les dangers et ceux qui vivent dans cette ville atteignent la réconciliation entre le conscient et l’inconscient. Dans Haft Peykar, les courtisans souhaitent construire un château qui protège leur roi ; le premier jour d’hiver lors de la fête royale, l’un des proches du roi souhaite qu’il y ait un endroit où le roi ne risquerait pas d’être atteint par le mauvais œil. Alors Shideh, l’architecte royal, annonce que si le roi en donne l’ordre, il construira sept palais comme sept dômes dans le ciel, comme le roi qui a sur terre le rôle du ciel.

Ainsi, l’architecte bâtit sept palais dotés de sept dômes, chacun de ces palais sur le modèle d’une planète et de la couleur associée à la planète. Choisissant le système cosmique, décrivant les sept dômes et les intitulant au nom des sept planètes, Nezâmi a fondé une barrière où aucun mauvais œil ne peut pénétrer.

La superstructure du Haft Peykar est basée sur le nombre sept, symbole de la totalité. Sept se compose de trois et de quatre, le triangle et le rectangle. Dans cette œuvre, on voit le mélange de ces deux nombres.

Cette image qui se divise en quatre couches nous indique sept dômes, sept princesses, sept jours et sept histoires.
Le rapport entre trois et quatre, qui est aussi basé sur sept couleurs, sept planètes, sept pays et sept métaux avec quatre éléments ou principes et quatre points cardinaux, désignent aussi l’image que Pitter Chelkowski a dessiné dans son livre « Miroir du monde invisible ».

Selon Jung, les nombres et les couleurs sont les symboles des différents archétypes : le nombre trois, un nombre incomplet, est le signe de l’animus et le représentant du conscient, et le nombre quatre, signe d’un nombre complet, est le représentant de la partie noire de l’inconscient et le symbole de l’anima. En ajoutant ces deux nombres, on obtient un nombre complet (sept) qui est le symbole de l’harmonie de l’individu avec son anima/animus ; et c’est l’une des étapes de l’accès à la totalité. Dans cette situation, l’anima peut réveiller l’archétype du vieux sage, et si elle n’envoie pas le message à notre conscient, on ne peut plus atteindre l’individuation, c’est pourquoi l’unification avec l’anima provoque une sorte d’amour magique qui se démarque de l’amour terrestre.

Le roi sassanide Bahrâm, ici dans le pavillon noir ou pavillon de la princesse indienne, miniature du XVIe siècle, style safavide

Haft Peykar est fondé sur cet amour et chaque nuit, Bahrâm s’unit à l’une des princesses ou à une étape de son anima en écoutant ses histoires. Dans toutes les liaisons entre Bahrâm et les princesses ou Fetneh, on ne parle jamais d’enfant, puisque cet amour est l’une des phases de la maturation dans laquelle l’anima éveille la totalité, l’homme complet. Chaque dôme est donc le symbole de l’intérieur de Bahrâm et chaque princesse de l’une de ses animas. Bahrâm, qui se dévide, porte des vêtements de la même couleur que celle du dôme pour annoncer son alliance avec cette partie de son anima. Ces princesses ressemblent donc à des miroirs parlants qui racontent différentes histoires et à travers elles, Bahrâm communique avec son intérieur ou son inconscient. En d’autres termes, en écoutant ces histoires, les trois parties du conscient de Bahrâm prennent une forme rectangulaire.

Bahrâm peut se réconcilier avec son intérieur à l’aide des paroles et des mots et le témoin de cette réconciliation est la proportion entre le nombre de tous les vers et les deux dernières distiques de chaque histoire. Comme les Mille et une nuits, ce récit est l’histoire de la victoire devant la mort grâce aux mots et au langage.

Dans cette histoire, la superstructure de la première moitié du récit, c’est-à-dire la rencontre de Bahrâm et de la zébrelle, l’attaque du roi de Chine et la construction de ces sept dômes, devient le reflet de la deuxième moitié du récit, la deuxième attaque du roi de Chine et la deuxième rencontre avec la zébrelle.

En revanche, concernant l’infrastructure du récit, ce qui nous intéresse est une sorte de défragmentation de la psyché, qui aboutit à une unification et une totalité. En d’autres termes, la première partie du récit est marquée par l’ignorance de Soi, alors que la seconde annonce la connaissance de Soi. Cette dernière phase du récit est le dépassement de Bahrâm à son Soi, l’unification avec le monde et enfin l’unification avec le cosmos ; tandis que dans la première moitié du récit, au moment où il rencontre les différentes princesses, il est en train de découvrir le chemin de l’individuation. Ces trois étapes ont la forme circulaire qui nous rappelle la mandala déjà citée.

Enivré par sa propre jeunesse et par sa force, Bahrâm commence sa première confrontation avec son intérieur en chassant la zébrelle. Il entre alors dans une grotte circulaire et sombre qui serait son inconscient ; et pour communiquer avec son intérieur, il est obligé de tuer un dragon, qui serait le gardien de son inconscient. Cette lutte est le symbole de la séparation de l’enfant de sa mère et la libération de tout ce qui attache Bahrâm au matériel. Ce processus est la première phase de l’indépendance. Le signe de sa libération est le trésor qu’il découvre dans la grotte après avoir tué le dragon. La deuxième confrontation avec les couches intérieures de sa psyché se fait dans la salle secrète du château de Khornagh, où il voit les portraits des sept princesses qui l’entourent comme une pierre précieuse. En entrant dans cette salle, il déchiffre le secret des sept étoiles et l’accès aux sept pays.

La rencontre de Bahrâm et de Fetneh est l’un des moments importants de cette histoire où il est confronté avec son inconscient, qui serait son ombre désobéissante et fière. Cette rencontre est à la fois le signe de l’anima primitif de Bahrâm et l’itinéraire qu’il doit parcourir.

La bataille entre Bahrâm et Fetneh est l’une des plus belles parties de cette œuvre. C’est le moment de liaison entre l’inconscient et le conscient qui nous désigne en même temps quatre niveaux de l’anima.

Dans Haft Peykar, la plupart des symboles sont féminins et sauvages, et tous ces symboles nous montrent la concordance et l’harmonie entre le conscient et l’inconscient. L’un des plus importants symboles est la zébrelle qui lie le commencement et la fin de l’histoire. Elle marque la spiritualité issue de la matière ou le mysticisme qui vient du corps. Ce symbole diffère donc de la huppe dans le Mantegh-ot-Teyr de ’Attâr, puisque dans ce dernier récit, la huppe se sépare de la vie matérielle pour atteindre la vie spirituelle. Mais dans le Haft Peykar, c’est le ciel qui atterrit et qui s’unit à la psyché. A travers ces symboles, l’amour domine la discordance entre les différents éléments du récit. Le Haft Peykar est l’histoire de la disparition des deux pôles contraires de l’inconscient et du conscient. Et avec le récit de Fetneh, Bahrâm teste ses compétences.

En utilisant l’astronomie de son époque, Nezâmi raconte l’histoire de Shideh qui fait descendre le ciel et construit les châteaux. Les couleurs des dômes s’accordent avec les jours de la semaine et les planètes, mais il y a une petite différence : Nezâmi ne les emploie pas dans l’ordre réel des planètes. Il les arrange selon l’ordre des jours de la semaine.

Selon l’astronomie ancienne Par la distance des planètes avec la Terre
Dans le Haft Peykar En accord avec les jours de la semaine

Bahrâm passe de la noirceur de Saturne, signe de l’inconscient et de l’ignorance, à la blancheur de Venus, signe de la sagesse, du savoir et du conscient. En choisissant la chronologie du temps, Nezâmi refuse l’influence des étoiles sur le destin de l’homme. D’après lui, l’homme devrait dominer son destin.

Jung a utilisé les termes alchimiques de passage de l’œuvre noire à l’œuvre blanche pour remarquer le voyage de l’homme dans sa psyché. Ce voyage commence avec la confrontation avec l’ombre et ce processus va au fur et à mesure vers les couches profondes de la psyché, vers l’inconscient collectif. Avant de connaître l’ombre, l’homme doit affronter son anima qui possède les forces magiques de la fascination. Bahrâm commence donc son voyage à partir du dôme noir. Dans ce château, la princesse indienne lui raconte l’histoire de la reine du château du paradis.

Pour découvrir le secret de ces vêtements noirs, Bahrâm se déguise et à l’aide d’un grand oiseau, il va dans le ciel, au royaume de cette reine, sous une fausse identité de prince. En découvrant le secret et en le taisant, il s’habille de vêtements noirs et réussit à dépasser la première étape de l’individuation.

Selon les psychanalystes, le secret qu’on ne doit dire à personne est un mur qui sépare le monde extérieur du monde intérieur. Un tel secret nous aide à découvrir notre intérieur. Cette reine est le premier niveau de l’anima qui séduit l’individu.

Arrivés au dôme jaune, le château de la princesse de Rome, on est encore au royaume du premier niveau de l’anima et le roi en noir se bat avec son anima. On y rencontre une femme âgée destructrice et rancunière qui essaie de tromper les épouses du roi et de semer la discorde. Cette femme est la représentation du côté séduisant de l’anima matriarcale. Si l’anima cesse de batailler, Bahrâm pourra réconcilier l’inconscient et le conscient et entrer dans la deuxième étape de son cheminement intérieur, qui recouvre le royaume du savoir. A la fin de la deuxième histoire, la guerre entre Bahrâm et son anima se termine et ils se réconcilient.

Le roi Bahrâm Gour dans le pavillon vert, Haft Peykar

Sous le dôme vert, château de la princesse Nâzpari, originaire de Khârazm, Bahrâm écoute le récit de la princesse, qui raconte l’histoire d’une lune entourée de nuages noirs. Le héros de ce récit qui n’est pas capable de voir sa dimension intérieure ne peut dissiper la noirceur des nuages pour contempler l’intérieur brillant de cette lune.

Le roi Bahrâm Gour dans le pavillon jaune, Haft Peykar

Bahrâm décide de se rendre dans ce royaume lunaire et après des péripéties, il réussit à apercevoir la lumière et à atteindre la source de l’éternité et du savoir.

Au château rouge, résidence de Nasrine Noush, la princesse russe, celle-ci lui raconte l’histoire d’une femme non seulement séduisante et rebelle mais aussi très sage et capable d’appréhender tous les sens secrets. Pour s’éloigner des êtres terrestres, cette femme sage et sublime a décidé de séjourner au sommet d’une très haute montagne. Bahrâm décide de la retrouver et après avoir franchi de nombreux obstacles, la ramène avec lui sur terre.

Le roi Bahrâm Gour dans le pavillon rouge, Haft Peykar

Le dôme turquoise, c’est la voûte de Mercure qui est l’une des plus proches planètes du soleil. Dans la mythologie grecque, Mercurius est le roi de l’alchimie et de la rhétorique ainsi que le symbole de toutes les choses paradoxales. Ce château est donc le lieu de réconciliation de tous les éléments contradictoires. Mâhân, le héros de ce pavillon, s’est confronté maintes fois avec le Diable. Ce lieu est le pays des fantômes et des ombres (les habitants de l’inconscient) qui ne peuvent supporter la lumière et qui disparaissent donc à l’aube. L’archétype du vieux sage rencontre plusieurs fois Mâhân et celui-ci ne peut pas le reconnaître. L’archétype de la sagesse a deux pôles ; pour les ignorants, son aspect est dangereux et pour celui qui termine le cheminement menant à l’individuation, il apparaît comme le Soi. En passant par divers dangereux déserts, Bahrâm revoit le vieux sage et le reconnaît immédiatement. Ainsi, en rencontrant la princesse du château de ce territoire, Bahrâm la prend dans ses bras et reçoit alors toutes les choses de la vie et les sens du Bien et du Mal se relativisent.

Le roi Bahrâm Gour dans le pavillon bleu, Haft Peykar

Le sixième château est le royaume où l’inconscient désobéissant, en discordance avec le conscient, commence à lutter. Dans ce château, bien que les forces du Mal aveuglent Bahrâm, il réussit à demeurer clairvoyant et à voir le monde extérieur en dominant ces forces néfastes.

Vendredi, Bahrâm entre au château blanc et son voyage se termine. Il atteint la totalité et le Soi. A partir de là, l’inconscient est à la disposition du conscient et c’est la fin de la première moitié du récit.

Le roi Bahrâm Gour dans le pavillon blanc, Haft Peykar. La miniature date du XVIe siècle, mais certains éléments y ont été rajoutés au XIXe siècle

Dans la deuxième partie, qui est le miroir de la première moitié, Bahrâm essaie de connaître l’incongruité du monde extérieur. En d’autres termes, dans la première partie, Bahrâm connaît son Soi et dans la deuxième, il reflète la lumière de sa conscience sur ses royaumes. Au lieu de sept femmes qui lui montrent chaque nuit la voie de l’individuation en utilisant la langue symbolique, dans cette partie, sous la lumière du Soleil, sept hommes, sept opprimés, lui indiquent les injustices de son ministre en employant la langue rationnelle du conscient. Bahrâm punit son ministre ; l’harmonie et la concordance retournent au monde extérieur. Le passage de Bahrâm du soi au monde extérieur et sa liaison avec la réalité extérieure est la deuxième étape de son individuation.

La troisième partie est l’unification cosmique. Durant les derniers jours de sa vie, Bahrâm rencontre de nouveau le zèbre dont le sexe n’était pas précisé, et cette fois-ci, il choisit la grotte comme lieu de refuge. La confrontation avec la première zébrelle est l’histoire de la guerre et de l’évasion ; plus de 50 distiques sont consacrées au récit de cette bataille, tandis que dans la deuxième partie, il n’y a plus de guerre :

Dans les derniers jours de sa vie, la discordance entre Bahrâm et le zèbre est dissipée et Bahrâm parvient à s’unifier avec le cosmos en suivant le zèbre, mais quelle récompense reçoit-il à suivre ce zèbre ? Un autre trésor ? Non, Bahrâm devient un trésor que tout le monde souhaite maintenant et en choisissant consciemment son chemin et sa mort, il entre dans la grotte.

En entrant dans la grotte, le cercle principal de l’infrastructure du Haft Peykar, qui est le symbole de la totalité, s’intègre et se lie avec son commencement.

Haft Peykar est basé sur les voyages extraordinaires de Bahrâm ; son voyage de la naissance à la mort, de l’inconscient au conscient, du jour où il dérobe la couronne de l’ex-roi au jour où il commence à régner par la justice, son cheminement matériel étant la métaphore d’un autre voyage primordial.

Dans cette œuvre, Nezâmi unifie la terre et le ciel et crée un monde idéal en profitant du trésor des mots, des métaphores et des symboles. Il crée le monde de son rêve, l’univers dans lequel l’harmonie règne pour nous montrer l’un des plus beaux modèles de la mandala du monde. En somme, cette œuvre est une pierre philosophale qui permet aux autres âmes de devenir « de l’or » et on peut considérer Haft Peykar comme le magnum opus (Grand œuvre) de Nezâmi.

Bibliographie :
- Jung, Carl Gustav, Psychologie et orientalisme, Albin Michel, 1985. - Yâvari, Hourâ, Ravânkâvi va adabiyât (Psychanalyse et littérature), ed. Tcheshmeh, Téhéran.

Sites internet :
- www.boudhanalyse.com
- www.wikipédia.com

Notes

[4Ibid.

[5Ibid.


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