85.N° 85, décembre 2012

Pour satisfaire à une tentation de raconter
Récit d’un voyage à Tabriz


Sepehr Yahyavi


Dans les hauts-fourneaux du cœur humain, les tentations ressemblent à des charbons de braise ; un seul souffle extérieur suffira à les réchauffer. C’est ainsi que j’ai eu du mal à me délivrer de la tentation de relater un petit voyage brusquement décidé, que j’ai fait l’an dernier à Tabriz. Nous sommes presque tous à la recherche d’une occasion pour nous débarrasser de nos souvenirs du passé, étant donné que la voie de l’avenir passe par le lac de nos vieux vécus.

Maison de Amir Nezâm, époque qâdjâre, musée de Tabriz

Oui, je cherchais depuis longtemps un prétexte pour me libérer des images récoltées d’une grande ville que je n’ai visité qu’en partie, et je l’ai trouvé grâce au sujet du présent cahier de La Revue de Téhéran. L’évènement en question remonte à début juin 2011, quand je fus informé qu’un examen d’entrée – un entretien - allait se dérouler à Tabriz le lendemain. C’était mon premier voyage à Tabriz et il reste jusqu’à présent le dernier. Jusqu’alors, j’avais fait des voyages à Zanjân et à Takht-e Soleymân (ce dernier situé entre Zanjân et Takâb, dans la province de l’Azerbaïdjan de l’Ouest), et à Marâgheh, en compagnie de mon père.

Le voyage au rivage oriental du lac d’Oroumieh nous avait laissé de bons souvenirs, surtout avec la ville bien urbanisée, civilisée de Marâgheh, mais aussi avec les monuments et les sites historiques, dont une cave mithriaque située dans un village près de cette ville (le village Vardjovi, célèbre d’ailleurs pour ses mines de silice). Je chercherai une autre opportunité pour raconter les souvenirs et les expériences de ce voyage, mais cette fuite narrative suffirait à montrer la soif qui m’animait à l’idée de faire ce voyage au chef-lieu de l’Azerbaïdjan de l’Est.

Le soir du six juin, je pris un ticket, et j’embarquai dans le bus dit VIP (baptisé ainsi à cause de son luxe et confort relatifs par rapport à d’autres !), place Argentine, sans avoir la moindre idée de ce qui m’arriverait le jour suivant. A côté de moi était assis un jeune garçon de vingt ans, étudiant de théâtre dans une école supérieure à Tabriz. Les a priori qu’il m’a transférés sur l’esprit soi-disant pan-azéri des habitants de la ville révolutionnaire du nord-ouest iranien ne m’ont en rien inspiré de mauvais sentiments à propos de ce peuple. Après tout, j’allais seul dans une ville inconnue pour passer un test, et j’avais besoin de me garder des présages et des probabilités.

Le Mausolée des poètes, Tabriz. On voit le buste du poète contemporain classique, Mohammad Hossein Shahryâr

Les dix heures prévues de voyage furent réduites à huit, et nous arrivâmes au terminal de Tabriz avant le lever du soleil. Il faisait froid et je frissonnais. Je ne m’étais pas correctement habillé pour cette aube froide. Mon compagnon de voyage, dont je viens de parler et qui louait un appartement étudiant, m’invita à aller chez lui, mais je n’acceptai pas cette invitation par timidité, et tant pis ! Je partis alors prendre une chambre à l’hôtel. Ainsi, je pris un taxi, et demandai au chauffeur de me conduire à la rue où se trouvaient la majorité des hôtels. Les hôteliers n’avaient apparemment pas de chambre.

J’errai durant deux heures dans la ville, avant de me rendre à l’Université de Tabriz pour passer l’épreuve. Le campus était grand et verdoyant ; les bâtiments, vieux et administratifs. La Faculté des Lettres abritait le département de français. Comme certains documents administratifs faisaient défaut, je n’ai pu passer l’examen, et je décidai de réaliser mes rêves et de visiter certains lieux historiques et touristiques.

L’entrée du Musée de l’Azerbaïdjan à Tabriz

Le premier lieu que je visitai fut le musée de Tabriz - bâtiment construit sur deux étages, dont le sous-sol est consacré à l’exposition des sculptures d’un artiste originaire et habitant de cette ville. Ce qui me frappa surtout positivement, c’était la richesse et le contenu de ces sculptures, élaborées en grandes dimensions, abordant des sujets très intéressants. En général, les œuvres concernaient ou bien des thèmes de type universel, comme la guerre et la paix, ou bien traitaient de sujets plus particuliers, comme un prisonnier politique qui lutte contre le poids de sa solitude.

Ma première grande impression de cette ville fut plus richement nourrie après avoir visité le musée de la Révolution constitutionnelle, situé dans un tout autre quartier, dans le vieux Tabriz du centre-ville où siège la partie la plus grande des lieux et des monuments. Le musée de la Constitution est, lui aussi, installé dans un immeuble de deux étages, vieux et rappelant une ville naguère révolutionnaire, actuellement vive et vivante.

La Coupe du Monde, par Ahad Hosseini, Musée de l’Azerbaïdjan, Tabriz Maison de Shahriâr transformée en musée, Tabriz

De nombreux documents, photos, objets et autres témoignages ornent le musée, qui semble être un instrument de recherche incontournable pour tout chercheur se consacrant à cette période historique. Sur le trottoir situé devant le musée, un marchand ambulant vendait du thé et de petits amuse-gueule. Je bus un verre de thé pour me détendre et oublier la fatigue. Revenant dans le quartier où j’étais auparavant, et j’allai visiter l’hôtel de ville, avec sa célèbre et belle horloge (la Tour d’horloge de Tabriz).

Dans la même rue, mais à une distance assez éloignée se trouve le musée de Shahriâr, grand poète classique de l’Iran moderne, celui qui préféra rester dans la voie de la poésie classique, bien que le fondateur de la poésie iranienne moderne, Nimâ, ait espéré devenir l’un de ses disciples et successeurs. Cette vieille maison frappe le visiteur par sa simplicité d’apparence et sa sérénité. Shahriâr doit sa réputation surtout à ses ghazals, amoureux et passionnés, humanistes et éloquents.

Je ne réussis pas à visiter un autre musée dont les locaux servent également de siège à la faculté d’architecture traditionnelle ! Les étudiants étaient dans les salles, et les responsables me dirent de revenir dans trois heures. Je pris mon déjeuner dans une salle de cuisine, avant de tourner dans la ville et de visiter un autre musée situé dans une vieille maison. Je me reposai ensuite sur un lit à l’iranienne placé dans la cour de cette maison. On me regarda avec curiosité, mais je n’avais pas honte ; après tout, j’étais hôte et voyageur !

Maison de Shahriâr transformée en musée, Tabriz

Je ne souhaite pas trop prolonger le récit de mon court voyage au sein d’une grande ville pleine d’attractions et de curiosités. Tabriz, ou bien Tauriz, la ville de la résistance contre le despotisme et le féodalisme, Leningrad iranien qui a subi de grands sièges pendant sa dure vie de révoltée. Ah ! Je te parle ! Ici l’âme de Sattâr Khân et de Bâgher Khân, là-bas la voix de Heydar Khân… Tabriz assiégée par les traîtres forces gouvernementales de Vossough-od-Dowleh contre les héros du peuple ! Tabriz du gouvernement démocratique détournée par les ruses de l’impérialisme instiguées par le frère du précédent, Ghavâm-os-Saltaneh !

Comme j’avais du travail qui m’attendait à Téhéran et que mon séjour n’était ni prévu ni organisé, je décidai de rentrer rapidement, avant le coucher du soleil, afin d’arriver chez moi vers minuit. J’étais tout à fait content de ce voyage d’initiation et de préparation à de futures escapades. Enfin, ma décision de rentrer fut prise aussi rapidement que celle de partir… et que la décision de commencer et de terminer l’écriture du présent texte, titre de mon séjour et témoin de mon vécu à Tabriz. C’est vrai qu’il est souhaitable de vivre avec ordre et organisation, mais cela ne devrait pas empêcher de faire l’expérience de certains moments spontanés…

Je demande au lecteur la permission de revenir à ma tentation initiale, prétexte et prélude à ce texte, et de faire un petit jeu de mots. Ce n’est peut-être pas par hasard que le verbe tenter a deux sens principaux ; premièrement, réveiller le désir de faire quelque chose, souvent dans le domaine sensuel, et deuxièmement, essayer, s’efforcer de le faire. Quand une intention naît dans l’esprit humain, la volonté du sujet humain le pousse à agir et à déployer des efforts en vue d’achever et de mener à bien ce dont il avait entamé la réalisation. C’est cette même force qui constitue le moteur de tout acte et mouvement dans le monde.

Amour éternel, Musée de l’Azerbaïdjan, Tabriz. En 1997, un déblaiement mit accidentellement à jour des vestiges archéologiques couvrant l’histoire de la région depuis l’Age de fer jusqu’à aujourd’hui. Ces squelettes, vieux d’environ 3500 ans, un couple homme et femme, ont été retrouvés sur ce site, qui comporte notamment un cimetière datant de l’Age de fer.

Finalement, bien qu’un seul souffle suffise à raviver les braises, il n’est pas forcément suffisant de le protéger, comme le faisaient les vestales romaines. Il faut un feu ardent et durable pour faire renaître les désirs oubliés des cendres du passé. Il faut des voyages et davantage de voyages pour qu’un homme reste vivant et vigilant… [1]

La maison de la Constitution, style architectural qâdjâr. Cette maison appartenait à Hâdj Mehdi Kouzekanâni

Notes

[1Allusion au verset de Saadi : "Il faut tant de voyages pour qu’un homme sans expérience devienne expérimenté."


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