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Ulker Ucqar est née en 1985, à Tabriz, en Iran. Elle est actuellement doctorante ès lettres françaises à l’université Shahid Beheshti de Téhéran. Elle a publié Vers les mains du pêcheur (recueil de poèmes, Baku, 2011 / Qanun édition). Sa langue d’expression littéraire est le turc azéri. Elle a également traduit trois romans français en persan : Dimanche d’Août (Patrick Modiano), Hôtel de Lausanne (Thierry Dancourt), Classe de neige (Emmanuel Carrère), tous en cours de publication, ainsi que L’avare de Molière et Rhinocéros d’Eugène Ionesco en turc azéri. Ulker Ucqar traduit elle-même ses poèmes en français. Jean-Marc Henry, professeur et auteur suisse, en assure la relecture et l’adaptation.
Je veux retourner
Me tourner et rentrer
Des os et du lait de ma mère
Jusqu’aux jupes
De la première femme
Rentrer, puis rester
Et habiter cette obscurité blanchâtre
Rentrer et oublier les nuits de “nous”
Oublier
Oublier
Et juste m’effacer de tes doigts.
Et enterrer le mot “nous”
Qui blesse encore ma langue
L’enterrer et mettre le pied dessus
Je veux retourner et rentrer
Et dormir dans cette grotte obscure et froide
Qu’était la vie d’autrefois
Et même peut-être ne me réveiller jamais
Jamais
Jamais
Tout est à enfouir
Tout est à finir
À enlever
À refaire
Refaire le zéro
Du temps noir et blanc de la création
Quand les couleurs ne sont pas encore nées
Et les mâles pas encore érigés
Il y a une grotte
Où je dois dormir
Plus de mille ans
Comme c’est fou
De dire attends
De ne pas savoir que les jeunes femmes
N’attendent pas dans la vie
Qu’elles ne peuvent vivre
Dans l’attente
Comme c’est fou
De quitter une femme dont la tresse pousse
Comme le blé en herbe
Comme ils sont fous
Tous autour de moi
Ces derniers temps !
Ulker Ucqar
Tabriz, 2011
Cette nuit
Qui éclate en mûrissant comme une grenade
N’appartient qu’à moi
Je prends
Les briques perdues de notre Mosquée Bleue
Une à une
Des arbres de tes yeux
Bleus
Je viens d’inviter
Le grand tremblement de terre de ma ville
Cette nuit
La mosquée soûle
Les couleurs ivres
Ouvre tes yeux, rends-moi les arabesques
La mosquée ivre
Les couleurs soûles
La nuit qui tourne avec les derviches
Sa robe blanche devant mes yeux
N’appartient qu’à moi
« Marche, ma belle, marche et ne quitte pas ton chemin
Ce n’est que le destin qui décide pour un brave homme »
Mon homme qui danse
Sur les chansons du voyage
Pars où tu veux
Mais cette nuit
C’est moi qui écris ton destin
Tu vois, cette nuit
La déesse s’est teint les doigts
Au henné
Avant le lever du soleil
Ton cheminement va te ramener
J’ouvre déjà des grenades pour toi
Tes pas vont revenir
Cette nuit, la grande rouge
N’appartient qu’à moi
Toi, tu n’appartiens qu’à moi
Ton destin
N’appartient qu’à
Moi
Ulker Ucqar Tabriz, 2011
Ouvre tes bras et garde-les déployés
Étroit est mon territoire
Étreintes sont mes minutes
Ouvre tes bras
Et ne dis pas un seul mot
Ne médis pas de cette nuit-là
Un mensonge de plus
Et l’éclat de cette nuit va se briser
Et nos espoirs s’étioler
Et tomber
Ne parle pas
Et ouvre tes bras
Tout en marchant dans les rues de cette ville lointaine
Je languis
Et si je meurs cette nuit-là
Je serai c’est sûr morte de mélancolie
Et même si je revis un jour
Je renaîtrai encore dans la mélancolie
Les vents ne rendent pas ce qu’ils enlèvent
Les vents emportent les jeunes femmes
Les loups emportent les jeunes femmes
Les rivières aussi emportent les jeunes femmes
Tous ce que je connais peut s’emparer des jeunes femmes
Ces jours-là
Je me languis de cette nuit-là
Là où l’on emporte les jeunes filles
C’est obscur
Humide
C’est l’effroi
Pourtant je n’ai pas peur
Il suffit que tu ouvres tes bras
Tout en marchant dans les rues de cette ville lointaine
Que je n’ai jamais vue
Ulker Ucqar
Téhéran, 2012