N° 86, janvier 2013

L’hébergement des voyageurs pendant la période islamique


Farhâd Nazari*
Traduction :

Babak Ershadi


Le voyage dans la culture islamique

De nombreux versets du Coran font allusion au voyage, dont le plus important serait l’Hégire du Prophète en 622, son voyage de La Mecque à Médine qui marque le début du calendrier musulman. L’histoire de l’islam témoigne de la grande importance que la culture musulmane accorde au voyage : le voyage annuel des fidèles pour participer aux cérémonies rituelles du hâjj (pèlerinage obligatoire), le voyage missionnaire pour propager la religion, le voyage pour tirer leçons de la culture et de l’histoire d’autres peuples [1], et le voyage pour acquérir le savoir, même si on doit pour cela se rendre en Chine, selon un hadith du Prophète. [2] Le pèlerinage des lieux saints fait également partie des traditions religieuses des musulmans.

Masjed Djâme’ et le caravansérail Barsiyân, Ispahan

Suite au développement du mysticisme et l’apparition des confréries soufies, on conseilla souvent à leurs adeptes de voyager, car le fait de quitter sa patrie pour aller visiter les autres parties du monde était considéré par les mystiques comme un moyen de détachement et de purification. Beshr Hâfi (767-842) disait à ses disciples : « Déplacez-vous sur la terre, comme l’eau qui coule, et purifiez-vous ». [3] Selon Abol-Hassan Kharaghâni, « le voyage pour trouver un maître est le premier pas à franchir sur le chemin du mysticisme ». [4]

Selon les mystiques, le voyage avait deux significations distinctes : d’abord le voyage matériel, qui se faisait en quittant matériellement un lieu pour un autre, ensuite le voyage immatériel ou le passage d’un état d’âme à un autre, marqué par l’abandon du monde de l’ignorance pour le monde de la connaissance. [5]

La mosquée : premier refuge des voyageurs

Lieu de culte musulman, la mosquée joua très vite un rôle secondaire pour héberger et nourrir les voyageurs et les nécessiteux. Cette tradition existait avant l’islamisation de l’Iran, période où certaines institutions se chargeaient également de ce rôle secondaire. La mosquée ne doit cependant pas à être considérée comme une auberge, mais comme un lieu où les voyageurs et les nécessiteux peuvent se retirer, trouver refuge et être en sûreté.

La mosquée fut l’institution la plus importante de la société musulmane. Lieu de culte par excellence, la mosquée remplissait aussi d’autres fonctions sociales et politiques : elle fut, entre autres, le centre d’éducation des sciences, le siège des tribunaux. Pour décrire la mosquée Bâb al-Javâme’ en Egypte, Nasser Khosro écrit : « La mosquée se trouve au milieu du bazar. Les portes de la mosquée sont toujours ouvertes. Les maîtres et leurs élèves occupent toujours la salle. Les voyageurs s’y installent, et les notaires s’y rendent pour rédiger les actes ou les contrats. Dans la journée, la mosquée est fréquentée par au moins cinq mille personnes. » [6]

Caravansérail Khânât, au sud de Téhéran, à proximité de la place Shoush et de l’intersection Molavi

Pendant les premiers siècles de la période islamique, les villes musulmanes n’étaient pas encore bien aménagées pour accueillir et héberger les voyageurs. La mosquée était donc le seul lieu public où les voyageurs pouvaient chercher refuge. Pourtant, un hadith du Prophète interdit formellement de dormir à l’intérieur de la mosquée en général, et dans les deux grandes mosquées de La Mecque et Médine en particulier. [7]

En se référant à ce hadith du prophète, les oulémas s’opposaient en principe à l’hébergement des voyageurs à l’intérieur des mosquées, et ils chargeaient parfois des mohtasab (officier municipal chargé de veiller sur le respect de la bienséance religieuse et des mœurs dans les lieux publics) d’interdire aux gens d’y dormir. Ibn Ikhvah (1250-1329) nous en donne un exemple dans son célèbre ouvrage intitulé ’Ayn-e shahrdâri (Le code municipal) : « Après la prière collective, on fermait les portes de la mosquée pour empêcher les enfants et les déments d’y entrer. Il était également interdit de manger, de dormir et de contracter des marchés à l’intérieur de la mosquée. » [8]

Cependant, malgré ces interdictions, il était d’usage que non seulement les voyageurs, mais d’autres personnes comme des nécessiteux ou des soufis s’y installent, parfois pour une durée indéterminée. Certains soufis passaient même toute leur vie à la mosquée. Ce fut le cas d’Ibrahim Khavâs (mort en 904) à la mosquée de Rey, ou d’Abou Mohammad Morta’sh à la mosquée de Bagdad. [9] Le cheikh Esmâ’il Soufi se recueillit pendant trente ans à la mosquée Jâme’ Kabir à Yazd. [10]

Il est à noter pourtant que les soufis s’efforçaient de ne pas résider longtemps dans une mosquée. Quant aux autres personnes, elles ne s’installaient à la mosquée que lorsqu’elles en étaient obligées, n’ayant pas le moyen de se procurer un autre hébergement pendant un voyage. La mosquée, considérée comme une maison de Dieu, était l’objet du respect public. Les gens qui s’y installaient ne payaient évidemment pas de charges. Nâsser Khosro relate qu’il fut obligé de rester pendant quatre mois à la mosquée de Falj, un village situé au milieu du désert. [11] Ibn Battûta (1304-1369) relate qu’il avait passé ses nuits dans une mosquée lors de son voyage à Médine. [12]

La tradition de chercher refuge à la mosquée a persisté jusqu’à nos jours en Iran et dans la plupart des pays arabes. Dans certaines mosquées, un endroit a été aménagé pour accueillir les voyageurs. Sous l’empire ottoman, les grandes mosquées étaient équipées souvent d’un bâtiment annexe appelé Dâr-ol-ziâfa (littéralement : "maison d’accueil") ou Dâr-ol-qûraba (maison des étrangers). Cette annexe comprenait parfois un hôpital, une école, une auberge gratuite pour les voyageurs et un hammâm. [13]

Caravansérail Mo’in-ot-Tojâr à Ahvâz, construit par Mo’in-ot-Tojâr et Mohammad Hassan Khân Sa’ad-od-Doleh, époque qâdjâre

Le monastère

Le monastère (en arabe : dayr) est un établissement où des moines chrétiens vivent isolés du monde. Au début de la période islamique, il y avait près de cent monastères en Mésopotamie. Ibn Botlân décrit un monastère à Antakya (Antioche) qu’il visita en 1048 en ces termes : « Le monastère Sam’an se situe à l’extérieur de la ville. Le monastère est prospère et riche, et il est peuplé de nombreux moines. Les moines accueillent respectueusement tous les visiteurs. Les voyageurs peuvent y passer la nuit. Et quand ils s’éveillent le matin, en entendant le chant des moines et des cloches, ils se croient au paradis. » [14] Estakhri décrit le monastère Goltchin, sur la route reliant Rey à Ispahan, qui était suffisamment aménagé pour accueillir les voyageurs. [15]

Le khâneghâh, couvent des soufis

Le khâneghâh est la demeure des soufis appartenant à la même confrérie. ہ l’origine, le khâneghâh était un lieu de culte et de recueillement. Selon certains historiens, cette institution apparut dans le monde musulman sur le modèle des monastères chrétiens.

Au Xe siècle, quand le califat abbasside reconnut les confréries soufies, les khâneghâhs se développèrent de plus en plus dans les villes et les villages des pays musulmans. Deux groupes de soufis habitaient souvent les khâneghâhs : les résidents et les voyageurs. Ils se logeaient dans les pièces rangées les unes à côté des autres, autour d’une cour centrale. Les autres salles du khâneghâh étaient consacrées à la prière, au recueillement et au samâ’ (danse et chants spirituels). Ibn Battûta relate qu’il s’était logé dans un khâneghâh lors de son voyage à Abâdân. [16] L’importance, la richesse et les moyens dont disposait un khâneghâh dépendaient directement du prestige et du charisme de son sheikh.

Le sâbât

Les sâbâts étaient des refuges destinés à l’hébergement des voyageurs tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des villes. Le sâbât était un petit bâtiment couvert muni d’une ou deux petites chambres non meublées, d’une citerne, et d’une petite cour. Les voyageurs ne restaient souvent qu’une seule nuit dans un sâbât.

Daskareh

C’est le nom d’un lieu au sud de Khaneqeyn et à l’est de Baqouba (Irak) où des vestiges de l’époque sassanide ont été découverts. Dans les textes anciens, cette localité a été citée parmi les villes de la période islamique. [17] Le nom de cette ville a également été cité dans l’ouvrage d’Estakhri.

Certains chercheurs estiment que le mot « Daskareh » désignait aussi un type d’hébergement destiné spécialement au séjour des rois et des princes pendant la chasse à l’extérieur de la ville. Cependant, nous ne connaissons pas plus de détails sur la structure et la fonction exacte de ces lieux.

Caravansérail de Zeynoddin, province de Yazd

Le robât

Au début de la période islamique, les robâts étaient des casernes et des bases militaires construites pour assurer la sécurité des régions frontalières des pays musulmans. Les guerriers musulmans s’y installaient pendant la période de la paix. Ils s’y adonnaient également à la prière et aux pratiques religieuses. Le nombre de robâts et de leurs guerriers dépendait de l’importance stratégique de la région et les menaces proférant de la présence des ennemis. Dans son ouvrage intitulé Târikh-e Bokhârâ (Histoire de Boukhârâ), Narashkhi relate qu’il y avait un millier de robâts dans la région frontalière de Bikent (Asie centrale) : « ہ Bikent, il y a plus de mille robâts. En effet, dans chaque village, les guerriers ont construit un robât et les paysans doivent se charger des frais. En hiver, les guerriers appelaient les habitants à se réunir au robât de leur village pour se préparer à se battre contre les païens. » [18]

Au fur et à mesure, les robâts devinrent des refuges pour les voyageurs et des soufis. Chaque ville se chargeait des frais de la construction et de l’entretien de ses robâts.

Le plan architectural des robâts est similaire à celui des caravansérails. Certains chercheurs estiment même que les robâts furent les prototypes des caravansérails qui apparurent plus tard dans les pays musulmans. [19] Cependant, pour d’autres, les termes de robât et de caravansérail sont des synonymes pour désigner le même type d’hébergements routiers ou urbains destinés à abriter les voyageurs. [20]

En tout état de cause, le robât est un bâtiment carré, entouré de hauts murs avec une cour centrale. Autour de cette cour centrale se trouvent des étables pour les bêtes de somme et des chambres pour abriter les voyageurs. Certains robâts étaient fortifiés et munis de tours de guets. L’approvisionnement en eau potable du robât était assurée par des puits ou des citernes qui recueillaient et conservaient les eaux de pluie.

Caravansérail Shâh Soleymâni, Ahouân, Semnân

Le khân

Le mot khân, qui signifie « maison », est un hébergement semblable au caravansérail. Cependant, nous ne connaissons pas exactement les différences éventuelles qui pourraient exister entre le plan architectural et la fonction des khâns et des caravansérails. Certains documents laissent pourtant deviner que le mot "khân" aurait été plutôt utilisé pour désigner les caravansérails qui se trouvaient à l’intérieur de la ville, en opposition aux caravansérails routiers. Le terme était davantage utilisé dans les pays arabes qu’en Iran. En Syrie, par exemple, il y avait de très nombreux khâns routiers dans les régions désertiques. [21]

Le caravansérail

Avant la période de la dynastie des Safavides, le mot « caravansérail » désignait souvent un hébergement destiné aux voyageurs des caravanes commerciales à l’intérieur des villes. Ces caravansérails se situaient naturellement au centre-ville près du bazar. Le roi safavide Shâh ’Abbâs Ier aurait fait construire près de mille caravansérails routiers dans diverses régions de son vaste royaume. Le chiffre peut nous paraître exagéré, cependant, ce fut la période la plus fleurissante de la construction des caravansérails tant dans les villes que sur les routes en Iran. [22]

* Le présent article est un extrait du mémoire de maîtrise de M. Farhâd Nazari, ayant pour sujet La place des caravansérails dans la culture iranienne, dirigé par le Dr. Mahdi Hodjat, à l’Université des Arts d’Ispahan, 2006.

Notes

[1« Dis : Voyagez de par la terre puis regardez ce qu’il est advenu des criminels ! » (Coran, 27:69).

[2Eyn ol-Ghozât Hamadâni, Tamhidât, commenté par ‘Afif ‘Assirân, pp. 64-65.

[3Ahmad ibn Khatib Baghdâdi, Târikh al-Baqdâd, madinat al-islâm (Histoire de Bagdad, ville de l’islam), Le Caire, 1930, vol. XIV, p. 204.

[4Mojtabâ Minavi, Ahvâl va aghvâl-e Kharaghâni (La vie et l’œuvre de Kharaghâni), Téhéran, éd. de l’Association des œuvres nationales, 1966, p. 15.

[5Le Commentaire du Jardin des secrets (Golshan-e râz) du Sheikh Mahmoud Shabestari, édité par Asgar Hoghoughi, Téhéran, 1966, p. 34.

[6Nâsser Khosro, Safarnâmeh (Voyages), édité par Mohammad Dabir Siyâqi, Téhéran, éd. Zavâreh, 1996, pp. 90-91.

[7Horr ’Ameli, Vasâ’il al-shi’a ilâ tahsil masâ’il al-shari’a (Les moyens des chiites pour acquérir les sciences des questions de la loi religieuse), Téhéran, éd. Eslâmiyeh, 1975, vol. III, p. 496.

[8Ibn Ikhvah, Aïn-e shahrdâri (Le code municipal), Téhéran, éd. Elmi va Farhangi, 1981, p. 177.

[9Abdol-Hossein Zarrinkoub, Arzesh-e mirâs-e soufiyeh (La valeur du patrimoine soufi), Téhéran, éd. Amir Kabir, 2003, p. 58.

[10Mofid Mostofi Bâfghi, Jom’ Mofidi (Œuvres complètes), édité par Iraj Afshâr, Téhéran, éd. Assadi, 1961, Vol. III, p. 508.

[11Nasser Khosro, op. cit., p. 145.

[12Ibn Battûta, Voyages, Téhéran, éd. Elmi va Farhangî, 1984, Vol. I, p. 103.

[13Alexandre Papadopoulo, L’islam et l’art musulman, traduit en persan par Heshmat Jazani, Téhéran, éd. Rajâ, 1987, pp. 276-292.

[14Qafti, Târikh al-Hokamâ (L’histoire des philosophes), édité par Jalâl Homâ’i, Téhéran, éd. de l’Université de Téhéran, 1968, p. 404.

[15Abou Eshâq Estakhri, Masâlek va mamâlek (Les pays et les religions), édité par Iraj Afshâr, Téhéran, éd. ’Elmi va Farhangi, 1989, p. 186.

[16Ibn Battûta, op. cit., Vol. I, p. 200.

[17Mohammad Mohammadi Malâyeri, Târikh va farhang-e irân dar dorân-e enteqâl az asr-e sâssâni be asr-e eslâmi (L’histoire et la culture d’Iran à l’époque de la transition de l’ère sassanide à la période islamique), Téhéran, éd. Tous, 1996, vol. II, p. 289.

[18Narashkhi, Târikh-e Bokharâ (Histoire de Boukhârâ), édité par Modares Razavi, Téhéran, éd. Sanaï, 1992, p. 22.

[19Fâtemeh Karimi, "Introduction à l’étude des robâts en Iran", in : Actes du Congrès de l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme en Iran à Bam, Téhéran, éd. De l’Organisation du patrimoine culturel, des artisanats et du tourisme, 1998, p. 508.

[20Robert Hildenbrand, L’art et l’architecture islamiques, traduit en persan par Bâgher Ayatollah Shirâzi, Téhéran, éd. Rozaneh, 2004, p. 331.

[21Ibid., pp. 332-333.

[22Maxime Siroux, Les Caravansérails d’Iran et les installations routières, traduit en persan par ’Issâ Behnâm, Téhéran, éd. De l’Organisation du patrimoine culturel, des artisanats et du tourisme, pp. 26-27.


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