N° 87, février 2013

Le destin d’un homme
L’œuvre et la vie de Bahrâm Sâdeghi
« Or, être écrivain, c’est mon sort. A la fin de chaque histoire, ma tête est occupée par une autre »*


Saeed Sadeghian


Bahrâm Sâdeghi (1937-1984) est l’un des premiers écrivains modernes du XXe siècle en Iran. Il s’est surtout fait connaître avec ses nouvelles et a préféré composer ses poèmes sous le pseudonyme de Sahbâ Meghdâri. C’est pendant la troisième décennie de sa vie que Sâdeghi a écrit la partie majeure de son œuvre en prose, c’est-à-dire une trentaine de nouvelles. Aussitôt après, il s’est enfermé dans le silence. Pourtant, ce petit nombre de nouvelles – comparé avec un Maupassant - a produit une forte impression sur toute la création littéraire de cette décennie. Il est ainsi l’un des auteurs les plus novateurs de l’histoire littéraire de l’Iran contemporain. Son recueil de nouvelles couvre une vaste étendue de genres, du surréalisme au réalisme magique ou encore au réalisme social. Ses préoccupations formelles le rapprochent des nouveaux romanciers, ses études sur la société donnent l’image d’un réaliste voire d’un naturaliste, tandis que son humour le met à côté des écrivains russes, comme Tchekhov ou Gogol. Ajoutons à toutes ces ressemblances la teinte persane de son œuvre, l’originalité de son écriture et son exigence envers de la société et la culture.

Une enfance tendre, une jeunesse studieuse (1315-1335)

Bahrâm Sâdeghi naquit la première semaine de l’année 1937, à Najafâbâd, l’une des provinces d’Ispahan. Son père presque illettré faisait preuve d’un grand zèle pour ce qui concernait les études de ses enfants. En récitant les poèmes de Hafez et de Mowlavi, sa mère, ayant une mémoire parfaite, a spontanément gravé dans l’esprit de son fils, un amour pour les mots et les mélodies, pour les lettres aussi. Une fois ses études élémentaires achevées, la famille partit à Ispahan : l’accès aux grandes librairies fut pour lui l’occasion d’approfondir ses études. En s’inscrivant au lycée d’Adab, la porte d’un autre monde lui fut ouverte. Le directeur du lycée de l’époque, Hossein Arizi, avait traduit Jean Chardin tandis que son instituteur, Iraj Bâgher-Pour, était le traducteur des Mandarins de Beauvoir. Ce dernier, intellectuel à l’excès, était un propagandiste engagé dans le courant existentialiste. Afin d’avoir la possibilité de lire des journaux, Sâdeghi commença à travailler bénévolement et avec ferveur chez un kiosquier.

Bahrâm Sâdeghi en 1966

Pendant ces années-là, il envoya ses premières inspirations en vers à Roshanfekr (Intellectuel) et Omid-e Iran (Espoir de l’Iran), les revues littéraires de l’époque. Il signa ses poèmes avec l’anagramme de son propre nom : Sahbâ Meqdâri. Ce n’étaient néanmoins pas les premiers écrits de Sâdeghi : "J’ai commencé à écrire à six ans. Je reconnais en moi quelque chose d’introuvable chez les autres enfants de mon âge. Une chose vexante et pénible, si lourde, que je n’étais pas capable d’expliciter avec les mots courants des gens." [1] Les pages de son journal intime de 1952 nous ont laissé ouvert une fenêtre sur ses sentiments durant le lycée, ses peurs et ses inquiétudes, ses joies et ses goûts. Sa vie était pleine de projets inachevés : "Si j’avais fait autant de sport que de projets dans ma vie et que j’avais décidé d’être sérieux, j’aurais peut-être pu participer aujourd’hui aux olympiades de Melbourne." [2] Son regret de ne pas avoir pu réaliser ses projets devint un conflit intérieur renforcé par le passage du temps. Ainsi, l’évocation de ces conflits est l’une des constantes de son journal : "O temps maudit. Le Temps me fait souffrir. Peut-être que toutes ces stupidités existent pour me libérer de son mal." [3] Bahrâm était le second de son lycée, constamment derrière Ja’far Mollâzâdeh, qui devint ensuite employé de la NASA. Adolescent studieux et assidu, il ne cessait de se cultiver : les pages de son journal sont truffées de titres de livres lus et de films vus. Chaque après-midi, en suivant le long du Zâyandeh Roud, il flânait dans la ville et ses librairies et s’émouvait en voyant des films en compagnie de ses amis, entouré par la "chaleur caressante" du soleil. A cette époque, durant ces "jours innocents et purs", les nuages étaient "épais et obsédants", tandis que la pluie était une "intruse". Le temps s’écoulait, et il devait l’accompagner malgré lui. Après des efforts assidus et des études incessantes, il finit par réussir son concours de médecine, se trouvant ainsi face à une bifurcation fatale : Téhéran ou Ispahan ; le succès ou la famille ? Le jeune homme se rendit vers la grande capitale. Etait-il sur le chemin du succès ? "Adieu, ô la jeunesse, ô l’âge, ô la vie. » [4]

L’aube de la solitude, le sommet de sa création (1335-1346)

Le départ pour Téhéran de Sâdeghi consacra le début de ses études en médecine, mais ne mit pas pour autant un terme à ses expériences en lettres. Dans sa chambre, il colla l’image de Hedâyat au mur, tout en gardant bien vivant l’amour de l’écriture dans son esprit. Il publia sa première nouvelle, "Fardâ dar râh ast" (Demain est en chemin), en 1955 dans la revue littéraire Sokhan (Discours). Cela fut le début d’une collaboration avec cette revue durant une décennie. A cette époque, Sokhan était sous la direction du professeur Nâtel Khânlari. ةcrire pour Sokhan et travailler avec les grandes figures de l’époque étaient une chance, une véritable opportunité pour le jeune auteur. Akbar Falsafi souligne à ce propos : "Ecrire pour une revue aussi importante que Sokhan était un avantage, et il n’était pas facile d’y publier, pourtant, Sâdeghi y publiait quelque chose à chaque numéro." [5]

Les premiers mois de son séjour solitaire à Téhéran furent difficiles et sombres. ةloigné de sa famille, Sâdeghi se sentait égaré et seul. Il n’était pas encore parvenu à établir de l’ordre dans ce qu’il étudiait. Il avoue sa situation dans une lettre à un ami du lycée : "Tu ne sais pas combien elle est terrible, la souffrance que tu éprouves en entrant dans une ville comme Rastignac afin de la conquérir. Tout de suite après, toi qui étais le second en classe, tu te trouves brusquement au rang cent cinquante." [6] Il dût également souffrir de la pauvreté. Dans une page de son journal datée du 17 novembre 1956, il décrit sa souffrance en ces termes : "De tout mon cœur et toute mon âme, je sentais la pauvreté sur mes épaules." [7] Il faut également ajouter à tous ces problèmes universitaires ou financiers un troisième désordre émotionnel : son éloignement de sa famille et de sa mère. La voix de cette mère, qui avait fait naître dans l’esprit du fils le penchant pour les lettres, avait créé en lui un besoin perpétuel d’elle. Dans ce sens, l’une des figures subissant le moins de critiques dans l’œuvre de Sâdeghi est sans doute la figure maternelle : "Je connais les mères par leurs cheveux blancs et par leurs mains implorantes, par leurs regards craintifs et confiants." [8] Sa solitude devint ainsi alourdie par la distance de sa mère et du foyer familial.

Le contexte historique de l’époque

Pour étudier de façon quelque peu plus détaillée cette période de la vie de Sâdeghi, il convient d’apporter un bref regard sur la société iranienne à l’époque. Ces années-là furent celles du chagrin et du désespoir pour le monde culturel et l’intelligentzia de l’Iran. Le coup d’ةtat du 19 août 1953, par lequel Mossadegh – le premier ministre à l’époque - avait été écarté du pouvoir, avait jeté son ombre sur la production littéraire de cette période. Ziâ Movahhed la décrit ainsi en parlant avec Aslâni : "Pendant ces années mortelles, où qu’il regardait, Bahrâm Sâdeghi trouvait des murs en train de s’écrouler. Il n’y avait qu’opium et nihilisme. Tous ses amis et ses proches étaient anéantis par des procès. Les nouvelles de Sâdeghi sont créées dans cette atmosphère-là." [9] Ce sont des années ponctuées par les arrestations, les peines de mort et les suicides. Près d’une dizaine de ses amis, ne trouvant la force de continuer à vivre, préférèrent la mort. Le sentiment de l’absurde, la drogue et la perversion dominèrent toute cette période. Tel un miroir, en reflétant ce désastre, Sâdeghi devint un "écrivain de la génération de l’échec".

Dessin linéaire de l’auteur par lui-même

Pendant ces années-là, certains de ses amis partirent pour l’étranger : Abol-Hassan Najafi pour la France, les autres pour les Etats-Unis. Leur correspondance de cette période nous donne certains détails amusants sur leurs situations, leurs études ou encore leur rapport avec le monde qui les entourait. La quasi-totalité de ces lettres ont deux points communs : tout d’abord, les destinataires des messages de Sâdeghi éprouvaient toujours une joie énorme en les recevant. Ainsi, Taghi Modarressi écrit une fois : "J’ai lu ta lettre avec enthousiasme. Tu ne peux pas imaginer combien tes lettres impriment ma vie. Je ne les lis non pas une fois, mais plusieurs fois." [10] ; ensuite, l’ensemble de ces lettres contiennent une partie où sont évoqués les livres lus et la présentation d’auteurs étrangers. Grâce à ses amis, Sâdeghi pouvait ainsi connaître les écrivains à la mode en Amérique et en Europe.

Sâdeghi a écrit trente nouvelles de 1955 à 1967. Durant cette période, il fut étudiant en médecine, vécut seul et étudia souvent difficilement. Avec une vie littéraire féconde, Sâdeghi vivait ses personnages, et ses personnages se livraient parfois aux mêmes expériences que leur auteur. La dualité qui le fit souffrir pendant cette décennie et peut-être durant toute sa vie, donne sa teinte à toute son œuvre : "Ce que je veux exprimer est le même état qui est en moi et en mes personnages […] Ils sont toujours en balance, entre l’espoir et le désespoir, entre croire et ne pas croire, entre le désir de la vie et le fait de la dénier […] Moi, je suis égaré dans mon âme entre ces deux côtés. D’un côté, j’ai l’espoir d’établir la justice, de construire une société où l’on peut vivre. Or même avec tout cela, la vie est encore absurde, sans but." [11] Nous pouvons déceler les traces de cette dualité dans la vie de l’auteur. En tant qu’étudiant en médecine, il éprouvait parfois un fort désespoir à l’égard de la vie : "La vie a perdu pour moi tout ce qu’elle avait eu autrefois" [12], mais en tant que médecin-soldat et pendant qu’il était à l’armée à Yâssouj, il se montra si actif et positif qu’à la fin de son service, les habitants de cette ville voulurent l’empêcher de partir en s’allongeant sur la route devant sa voiture. 1967 fut marquée par la fin de son service militaire et la parution d’آfiat (Bonne Santé !), ainsi que la fin de la fécondité littéraire de Sâdeghi, qui se mura dans le silence pendant des années.

La longue période du silence (1346-1363)

En 1970, les éditions Ketâb-e zamân (Le Livre du temps) publièrent les nouvelles de Sâdeghi dans un recueil intitulé Sangar va ghomghomeh-hâye khâli (L’abri et les gourdes vides), titre de l’une de ses nouvelles. Mais même cet événement ne put briser le silence de Sâdeghi. Il ne se servit désormais de sa plume que trois fois jusqu’à la fin de sa vie. Cependant, malgré ce silence, l’œuvre de Sâdeghi continua à vivre et à revivre. En 1976, on lui décerna le prix Forough Farrokhzâd pour "un effort populaire pour développer la culture et la pensée en Iran et pour toute son œuvre écrite jusqu’à aujourd’hui, surtout Sangar va Ghomghomeh-hâye khâli (L’abri et les gourdes vides)." En 1977, Khosro Haritâsh écrivit le scénario de Malakout (Le Royaume), puis produisit le film. Même après la mort de l’auteur, Nâder Mashâyekhi, le grand compositeur persan l’adapta pour l’opéra avec Max Augenfeld, metteur en scène autrichien, en 1997.

Certains considèrent que ce silence signifie la fin de son inspiration ou l’épuisement des forces créatives de l’auteur dans sa carrière littéraire. Bien que son bilan reste presque blanc pendant la troisième période de sa vie, ses amis et ses proches furent témoins d’une autre scène. Si à cette époque, Sâdeghi laisse de côté sa plume, il n’en garde pas moins toujours un esprit vivant et productif. Chaque rencontre entre lui et ses proches constitue une scène pour une nouvelle histoire dont Sâdeghi reporte la rédaction du manuscrit à la rencontre suivante. Mais à chaque fois, ses amis le trouvent les mains vides et pourtant la tête à nouveau occupée par une autre histoire "orale". Rezâ Seyyed Hosseyni fut l’un de ses proches qui fit une telle expérience : "mais la semaine suivante, l’histoire n’est pas arrivée et j’ai compris que Sâdeghi n’avait pas écrit l’histoire. Pourtant, dès qu’il le voulait, une nouvelle histoire hors pair lui venait à l’esprit et il la racontait. Cependant, il ne l’écrivait jamais et l’oubliait peut-être aussitôt." [13] Pour certains d’autres, ne pas avoir accès à ses écrits ou la volonté de Sâdeghi de les effacer est la raison de ce silence. A la suite de quelques rencontres avec Sâdeghi, Alam, jeune écrivain à cette époque, conclut : "Je pense que durant cette période [1974-77], il était en train de vivre une quête plus vaste et une compréhension plus profonde. Il divaguait peut-être. Un tel homme ne peut pas ne rien écrire." [14] Sâdeghi lui-même, selon la situation et son état d’âme, trouvait à chaque fois une raison quelconque à son silence. Parfois, il rassurait les autres en disant une date pour l’écriture de sa prochaine nouvelle, parfois il parlait d’une période de « rêverie » et de « contemplation », ou encore il acceptait parfois son silence et son « black-out ». « J’imagine que le fait que je ne publie ni diffuse d’œuvre vient d’une sorte d’arrêt qui non seulement m’a frappé, mais a aussi également frappé tout le monde. » [15]

Il ne nous reste donc que trois nouvelles des trois dernières décennies de la vie de l’auteur. Ce manque de forces pour écrire ne se limite pas à la vie littéraire de l’auteur. Devenu médecin généraliste, Sâdeghi retarda la soutenance de sa thèse pendant des années. En 1974, il soutena enfin sa thèse intitulée : « Une perspective moderne pour les maladies liées à la stérilité ». Deux ans après, il mit un terme à la vie de célibataire qu’il avait menée durant quarante ans et se maria avec une jeune étudiante infirmière, Jilâ. Ils eurent deux filles. Lors de leur première rencontre, Sâdeghi lui avait offert un exemplaire de son recueil de nouvelles. Et ainsi, au su ou à l’insu de tous, il mit fin à sa vie littéraire. Mais il fallut attendre sept ans, en 1983, avec le décès de sa mère, pour qu’il s’enferme dans un silence absolu. Aslâni décrit ainsi la dernière rencontre entre Sâdeghi et son ami du lycée, Mohammad Hoghoughi : "Leur rencontre a duré presque une heure et demie, et ce qui est étrange est qu’ils n’ont pas échangé de mots. Ils se regardaient seulement. Ce jour-là, il sembla que Bahrâm était une statue dont les yeux bougeaient." [16] Celui qui ne pouvait plus supporter la distance avec sa mère la rejoignit un an et demi plus tard dans la mort.

Son art de l’écriture et son destin d’écrivain

La première caractéristique frappante de l’œuvre de Sâdeghi est sans doute sa diversité, malgré le faible nombre de ses nouvelles. Elles dépassent en effet à peine le nombre de trente et pourtant, chacune est bien distincte des autres. Bien entendu, nous pouvons trouver des écrits moins forts et moins créatifs dans son œuvre, mais l’ensemble de son recueil se caractérise par un effort constant d’innovation et d’originalité le mettant au rang de grands écrivains comme Hedâyat : "Sa tendance à puiser dans des genres divers, du fait de son goût pour la recherche et son désir originel de s’éloigner de toute imitation et répétition, est une raison pour élever facilement Sâdeghi au rang de Hedâyat." [17]

Sâdeghi combattait sur deux fronts. D’une part, il avait pour cible l’art romanesque classique, et d’autre part, il s’efforçait à chaque instant d’améliorer son style. Nous pouvons ainsi trouver chez l’auteur à la fois un écart par rapport aux notions principales du roman traditionnel et une distance mesurée qui le sépare de sa propre écriture précédente. "Sâdeghi et al-Ahmad sont parmi les premiers écrivains qui ont tenté à leur manière de créer une nouvelle atmosphère pour le roman contemporain." [18] Sâdeghi était un partisan de la modernité et un vrai expérimentateur. Dans les papiers qui restent de lui, nous pouvons aisément suivre ses efforts en vue de se corriger. Il y distingue une vingtaine de formes et de thèmes d’écriture, et donne son avis concernant chaque catégorie. S’auto-critiquant, il s’astreint à explorer les capacités aventurières - au sens ricardien - de la langue afin d’en extraire de nouvelles formes. Il blâme ses collègues de ne pas prêter attention à la forme de leur écriture : "Je ne trouve pas de structure ni de technique – au sens profond du terme - dans l’œuvre des écrivains iraniens." [19] Parmi ses nouvelles, il en a réécrite une, et cette réécriture montre bien l’évolution de son style. Dans ses premiers récits et même dans son journal intime, il avait en effet tendance à interrompre le déroulement de l’histoire en s’y mettant en scène. Par ce fait, ses écrits étaient chargés de marqueurs de subjectivité et par les tentatives de l’écrivain visant à deviner la pensée du lecteur. La nouvelle 49-50 (70-71), publiée en 71, qui est une réécriture de Tchâp-e dovvom (La seconde édition), publiée en 61, est un exemple qui montre la mutation du style de l’écrivain durant les dix années qui séparent ces deux écritures. La première nouvelle, qui raconte la même histoire, est dominée par la présence d’un narrateur bavard, tandis que la seconde est plus ciselée, brève, et homogène.

Bahrâm Sâdeghi en 1976

L’œuvre de Sâdeghi est un miroir de l’époque de son écriture : nous pourrions en effet réaliser une étude sur les mœurs et les coutumes en Iran durant les années 60-70 au travers des nouvelles de Sâdeghi. Ziâ Movvahed atteste cette vérité en soulignant que "Bahrâm Sâdeghi était très avancé par rapport aux auteurs en ce qui concerne la mise en place de l’atmosphère, la quantité des informations et la psychologie des personnages. Ce livre est une période de l’histoire de l’Iran." [20]L’homme occupant la place centrale dans l’œuvre de Sâdeghi se montre avec toutes ses envies, fautes et défauts. L’étendue de son étude embrasse la vie des gens ordinaires autant que les caractéristiques d’un groupe social particulier. Parfois, un cas singulier de « scrupule » devient le sujet du récit, et parfois la situation de « l’auteur » et du « lecteur » dans sa totalité est traitée comme la question principale de la nouvelle. Ce dernier sujet est l’un des favoris de Sâdeghi. Dans un nombre important de ses nouvelles, nous voyons que l’attention est focalisée sur la situation de cette couche sociale : Dar in shomâreh (Dans ce numéro), publiée en 59, Tchâp-e dovvom (La seconde édition), publiée en 61, Aghâ-ye nevisandeh tâzeh kâr ast (Monsieur l’écrivain est débutant), publiée en 62, etc. La capacité étonnante de Sâdeghi pour créer des personnages touche son confrère Golshiri qui le qualifie de "meilleur descripteur du personnage pendant les années de sa création et même après." [21]

Un autre des aspects essentiels de l’œuvre de Sâdeghi est son « humour ». Ce qui était d’abord un humour instantané devient au fur et à mesure une particularité réfléchie de son œuvre. Il raconte lui-même sa première confrontation avec ce don inconscient : "Moi-même, je ne comprenais pas encore, et même quand certains de mes amis ont souri et m’ont demandé si j’avais l’intention de faire rire, cela m’a agacé." [22] Mais ce fut Abol-Hasan Najafi qui, pour la première fois, l’a aidé à développer ce "nouveau souffle" après sa quatrième nouvelle Dâstân barâye koudakân (Le roman pour les enfants), publiée en 57. Dorénavant, Sâdeghi, qui venait de prendre conscience de ses capacités, a commencé à insérer quelques parties humoristiques dans ses nouvelles. Son penchant pour la culture et les romans russes souligne cet aspect de son œuvre, même si son humour est bien différent des écrivains russes, comme le remarque Safdar Taghi Zâdeh : "Je crois que son humour n’est pas semblable à Tchekhov ou Gogol, même si il les aimait beaucoup. Son humour attire l’attention des gens sur leur propre intérêt, il avertit. Tout en souriant ils s’éveillent aussi." [23] En utilisant son humour, Sâdeghi essaie d’abord de plaire à son public, puis de montrer les « tares » et les « vérités » de sa société. La teinte grinçante qu’il donne à son humour le rapproche de l’humour noir. Pour lui, avoir de l’humour est une tâche difficile à réaliser : "Pour un auteur, le récit humoristique est un devoir double. C’est-à-dire qu’il faut déjà former sa nouvelle et sa structure et aussi créer sciemment une structure humoristique". [24] Bien que Dehkhodâ, Jamâl Zâdeh et Hedâyat soient les pionniers de l’écriture comique moderne en Iran, Sâdeghi se distingue d’eux de par son type d’humour. Dans ses entretiens, il les critiquait même pour ne pas avoir prêté attention à la structure de l’« humour ». En effet, pour eux, le comique s’insérait dans l’ensemble du récit. Autrement dit, dans les romans ou les nouvelles des autres écrivains, nous sommes face à un comique de mots, de caractère ou encore de situation. Mais Sâdeghi prend une distance visible par rapport aux autres en portant un regard comique sur la condition humaine. En effet, l’humour n’est pas une partie accessoire ajoutée à l’œuvre ; bien au contraire il est la partie centrale de l’œuvre voire l’œuvre elle-même : "L’humour de Sâdeghi est interne. Il est une partie inséparable du caractère et de la vie des personnages. Sâdeghi considère les relations humaines et sociales du point de vue de l’humour." [25]

La synchronie temporelle et les quelques ressemblances formelles qui existent entre les nouvelles de Sâdeghi et les écrits des nouveaux romanciers français semblent rendre plausible l’hypothèse d’une imitation de la part du nouvelliste persan. Nous n’aborderons pas ce sujet pour passer à un point essentiel, celui lié à la notion d’engagement. Le zèle des nouveaux romanciers pour libérer leurs romans des notions humanistes et leurs efforts en vue de faire revivre la fameuse devise de « l’art pour l’art » sont biens connus. En Iran, on a voulu voir la même tendance dans les nouvelles de Sâdeghi. Néanmoins, ce que l’auteur lui-même prétend est bien loin d’une telle supposition : "Je ne veux pas construire quelque chose qui est intéressant seulement du point de vue de la "forme" ; je veux me servir de cette forme particulière pour présenter la vie et les douleurs de la société ainsi que des gens d’aujourd’hui." [26] Pour Sâdeghi, s’occuper de littérature était "plus nécessaire que de respirer ou de manger". Cela ne veut pas dire pour autant qu’il consacrait tout son art à l’art. Ce peu d’espérance qu’il gardait en l’homme et ses valeurs l’empêchait de tourner le dos aux questions perpétuelles de l’être humain. Pour lui, son art était une arme au service des intérêts humains : "Ce que le public attend de moi en tant qu’auteur et de vous en tant que poète, il ne peut l’attendre de quelqu’un d’autre. Et vraiment, il ne reste personne d’autre [que nous]." [27] Tout ce que Sâdeghi demande aux auteurs est de « dire » et d’« écrire » leur propre condition, leur intime. Il connait le succès de Hedâyat dans les romans où il s’est montré « sincèrement », tout en regrettant de voir que Sâ’edi est parfois influencé par « l’intellectualisme » de son entourage. L’une des lettres de Sâdeghi à son ami comportant une critique du poème de ce dernier montre l’essence de pensées et d’idées de l’auteur : "Je suis seulement en quête de la poésie, de la poésie pure, sous n’importe quelle forme […] Pourquoi n’y a-t-il pas [dans ton poème] des thèmes, des méthodes et des sentiments de la poésie persane contemporaine ? Pourquoi n’y a-t-il pas de traces de la vie, des douleurs, des joies, de la philosophie et de l’émotion de la jeune génération contemporaine de l’Iran ?" [28] Ce sont sans doute les exigences littéraires et sociales de Sâdeghi qui incitent Sâedi à dire : "La présence de Bahrâm Sâdeghi pendant deux décennies dans la littérature contemporaine de l’Iran fut sans doute un fait exceptionnel." [29]

Bahrâm Sâdeghi est né l’année de la publication de Bouf-e kour (La chouette aveugle) de Hedâyat, et a suivit le chemin de ce dernier dans son œuvre. Il ne souhaite néanmoins pas donner à sa vie la même fin. Il attend sa mort corporelle, bien qu’il se soit déjà suicidé en tant que "Monsieur Sâdeghi" [30]. Son livre culte, Sangar va ghomghomeh-hâye khâli (L’abri et les gourdes vides), reste encore et toujours une étape décisive ainsi qu’un modèle à suivre dans la littérature persane moderne.

* Sâdeghi, Bahrâm, « Entretien avec Bahrâm Sâdeghi », mensuel Bonyâd, 17 Mordâd1357 (8 août 1978) in Bahrâm Sâdeghi, Bâzmândeh-hâye gharibi ashenâ (Bahrâm Sâdeghi, les restes d’un étranger connu), Niloufar, Téhéran, 1384 (2005), p. 593.
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Notes

[1Ibid, pp. 589-90

[2Sâdeghi, Bahrâm, "Le journal intime de l’auteur, 1335 (1956)" in Aslâni, Mohammad Rezâ, Bahrâm Sâdeghi, Bâzmândeh-hâye gharibi ashenâ (Bahrâm Sâdeghi, Les restes d’un étranger connu), Niloufar, Téhéran, 1384 (2005), p. 649.

[3Ibid, p. 695.

[4Sâdeghi achève son journal de 1932 (1953) avec cette phrase. op.cit. p. 671

[5Aslâni, Mohammad Rezâ, Bahrâm Sâdeghi, Bâzmândeh-hâye gharibi ashenâ (Bahrâm Sâdeghi, les restes d’un étranger connu), Niloufar, Téhéran, 1384 (2005), p. 60.

[6Ibid, p. 37.

[7Sâdeghi, Bahrâm, "Le journal intime de l’auteur", 1335 (1956), op. cit., p. 38.

[8Sâdeghi Bahrâm, Safar be آbhâ… ! (Le Voyage aux Eaux… !), 1345 (1966), op. cit., p. 251.

[9Aslâni, Mohammad Rezâ, Bahrâm Sâdeghi, Bâzmândeh-hâye gharibi ashenâ (Bahrâm Sâdeghi, les restes d’un étranger connu), Niloufar, Téhéran, 1384 (2005), p. 44.

[10Op.cit., p. 457.

[11Op. cit., p. 563.

[12Op. cit., p. 693.

[13Seyyed Hosseyni Rezâ, "Este’dâd-e ajib-e dâstân sâzi-e ou" (Son talent étonnant pour créer des histoires), revue آzmâ, No. 31, Téhéran, Mordâd 1383 (juillet 2004), p. 22.

[14Aslâni Mohammad Rezâ, "Goftogou-ye darbâre-ye Bahrâm Sâdeghi va âssârash : naturalism falsafi dar âthâr-e Bahrâm Sâdeghi" (Entretien à propos de Bahrâm Sâdeghi et son œuvre : le Naturalisme philosophique dans l’œuvre de Bahrâm Sâdeghi), op. cit., p. 18.

[15Sarfarâz Jalâl, "Didâri ba Bahrâm Sâdeghi" (Rencontre avec Bahrâm Sâdeghi), revue Kelk, No. 10, Téhéran, Dey 1369 (décembre 1990), p. 97.

[16Aslâni, Mohammad Rezâ, Bahrâm Sâdeghi, Bâzmândeh-hâye gharibi ashenâ (Bahrâm Sâdeghi, les restes d’un étranger connu), Niloufar, Téhéran, 1384 (2005), pp. 131-132.

[17Shiri Ghahremân, Tahlil va baressi âthâr-e Bahrâm Sâdeghi (Analyse et étude de l’œuvre de Bahrâm Sâdeghi), Pâyâ, Téhéran, 1385 (2006), p. 39.

[18Dastgheyb Abdol-’Ali, "Dâstân nevisi va dâstân nevisân-e mo’âser-e Iran" (L’écriture de roman et les romanciers de l’Iran contemporain), revue Kelk, No. 1, Téhéran, Farvardin 1369 (avril 1990), pp. 29-30.

[19Sâdeghi, Bahrâm, « Entretien avec Bahrâm Sâdeghi », mensuel Bonyâd, 17 Mordâd 1357 (8 août 1978) in Bahrâm Sâdeghi, Bâzmândeh-hâye gharibi ashenâ (Bahrâm Sâdeghi, les restes d’un étranger connu), Niloufar, Téhéran, 1384 (2005), p. 594.

[20Op.cit. p. 88.

[21Golshiri Hoshang, « Yâdi az Bahrâm Sâdeghi » (Un souvenir de Bahrâm Sâdeghi), op. cit., p. 144.

[22Sâdeghi Bahrâm, « Entretien avec Bahrâm Sâdeghi », revue Ferdowsi, No. 794-798, 804-805, آzar 1345-Farvardin 1346 (janvier-avril 1967), op. cit., p. 573.

[23Aslâni Mohammad Rezâ, Bahrâm Sâdeghi, Bâzmândeh-hâye gharibi ashenâ (Bahrâm Sâdeghi, les restes d’un étranger connu), Niloufar, Téhéran, 1384 (2005), p. 84.

[24Sâdeghi Bahrâm, « Entretien avec Bahrâm Sâdeghi », revue Ferdowsi, No. 794-798 ; 804-805, آzar 1345-Farvardin 1346 (janvier-avril 1967), op. cit., p. 545.

[25Sadr, Royâ, "Bahrâm Sâdeghi, tanz va ghomghomeh-hâye khâli" (Bahrâm Sâdeghi, humour et gourdes vides), revue Ketâb-e mâh-e adabiât va falsafeh, Khordâd 1380 (juin 2001), p. 61.

[26Sâdeghi, Bahrâm, "Journal intime de l’auteur" in Bahrâm Sâdeghi, bâzmândeh-hâye gharibi ashenâ (Bahrâm Sâdeghi, les restes d’un étranger connu), Niloufar, Téhéran, 1384 (2005), p. 680.

[27Sarfarâz Jalal, "Didâri bâ Bahrâm Sâdeghi" (Une rencontre avec Bahrâm Sâdeghi), revue Kelk, No. 10, Téhéran, Dey 1369 (décembre 1990), p. 101.

[28Aslâni Mohammad Rezâ, Bahrâm Sâdeghi, bâzmândeh-hâye gharibi ashenâ (Bahrâm Sâdeghi, les restes d’un étranger connu), Niloufar, Téhéran, 1384 (2005), p. 476.

[29Sâ’edi Gholâm-Hossein, "Honar-e dâstân nevisi-e bahrâm Sâdeghi » (L’art romanesque de Bahrâm Sâdeghi), آbân va آzar 1371 (octobre et novembre 1992), revue Kelk, No. 32-33, Téhéran, p. 119.

[30C’est ainsi qu’il s’intitule en tant que l’écrivain, dans Afiat (Bonne Santé !), 1967.


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