N° 87, février 2013

La langue persane,
au commencement des routes de la Soie


Elodie Bernard


De l’Extrême-Orient chinois à l’Europe, du IIème siècle avant J.-C. au XVème siècle de notre ère, les routes de la Soie n’étaient pas seulement une légende. Elles avaient une réalité. Les caravaniers qui en cheminaient les kilomètres transportaient de la soie et autres produits mais aussi, et probablement sans en avoir véritablement conscience, véhiculaient les valeurs religieuses et les réflexions intellectuelles de leur temps. Transporteurs de fonds, banquiers des grands chemins, les caravaniers communiquaient les techniques et les savoirs entre les civilisations. En outre, ils pouvaient servir de relais pour faire passer des messages entre un empereur et un roi, comme celui de faire libérer des prisonniers de guerre ou même de déposer une demande en mariage. En marge des tracés commerciaux, passaient également des mystiques errants et des philosophes. Comme l’explique l’écrivain Olivier Weber dans Le Grand festin de l’Orient, « la route de la Soie dessine ainsi le cordon ombilical de la compréhension, fondée sur une relation marchande et non pas conquérante. » Car pour échanger et négocier, il faut comprendre d’où l’on vient, connaître l’histoire de sa patrie d’origine et il faut aussi tenter de comprendre ces gens qui ne partagent pas les mêmes idées et les mêmes valeurs mais qui sont assis en face de nous. Selon une célèbre formule, le barbare est celui pour qui il existe des barbares, par nature et prédestination. La route n’aurait pas eu une telle portée dans l’histoire, si elle n’avait pas rassemblé tous ces échanges. Mais dans quelles langues tous ces peuples si différents communiquaient-ils entre eux ? Pour réussir dans le négoce des routes de la Soie, mieux valait maîtriser l’apprentissage des langues étrangères. On y parlait le chinois, le tibétain, l’ouïgour, le mongol, le turc, le persan et plus tard l’arabe. Au commencement des routes de la Soie, où était parlé le persan et par qui ? Par quel moyen cette langue a-t-elle été diffusée le long des routes de la Soie ? Quel a été son itinéraire géographique ?

La Haute-Asie, avant d’être parcourue par les commerçants de la soie, était la terre de Barbares, de ces tribus nomades dont la préoccupation majeure était de faire paître leurs troupeaux de bêtes mais qui depuis l’Antiquité ont joué le rôle de perturbateurs à l’échelle de la masse eurasiatique. Les populations nomades d’Eurasie peuvent être regroupées en quelques grands groupes : les indo-iraniens, les ancêtres des peuples turcophones, mongols et mandchous surtout, d’autres peuples dits ouralo-altaïques (comme les Finnois ou les Hongrois) de manière secondaire. Pour le stratège français Gérard Chaliand [1], « la Haute-Asie a été, jusqu’à l’apparition de ce que nous appelions les temps modernes, le pivot géopolitique du monde antique et médiéval et son foyer perturbateur. » Chaque déferlante des nomades faisait trembler les populations du monde antique au monde médiéval, de la Chine à l’Occident, en passant par l’Inde, l’Iran, la Russie, l’Europe danubienne… Par l’effroi que suscitaient leurs cohortes, elles provoquaient le déplacement précipité des autres communautés sur lesquelles elles s’abattaient, ces dernières délogeant elles-mêmes d’autres pour s’installer à leur emplacement, les repoussant à quelques milliers de kilomètres plus loin. La prédilection majeure des tribus nomades étaient de mener des assauts contre la Chine. Ce fut principalement vers l’ouest que se situa leur mouvement d’expansion. Pour Gérard Chaliand, « le monde iranien qui, à travers l’Afghanistan, passage obligé que franchirent tous les envahisseurs de l’Inde du Nord, est situé au seuil même des steppes d’Asie centrale et n’était la barrière de l’Oxus, pourrait presque être considéré comme leur prolongement. » [2] L’Iran, fondé sur une ancienne civilisation urbaine, a ainsi été constamment sous la menace de la poussée des nomades du Nord, avant comme après son islamisation au VIIème siècle.

Les principales routes de la soie entre 500 av. J.-C. et 500 ap. J.-C.
Source : Wikipédia

A l’époque où se mirent en place les routes de la Soie, l’Empire turco-mongol des Hiong-Nou dominait la Grande Mongolie et menaçait la Chine, depuis le IVème siècle avant notre ère. Dès les IIème et IIIème siècles de notre ère, les tribus présentes en Asie centrale d’origine iranienne, telles que les Scythes, avaient été progressivement, éliminées, chassées ou absorbées, par l’avancée des populations turcophones. L’Empire scythe avait duré du VIème au IIème siècle avant J.-C. et son apogée fut du IVème siècle au IIIème siècle avant J.-C.

A l’extrémité orientale des routes de la Soie, on date précisément l’origine de ces dernières avec la mission de Tchang K’ien, envoyé de l’Empereur Wu, parti de Chine en 138 avant J.-C. vers les contrées de l’ouest et qui n’en revint que treize ans plus tard. Côté occidental des routes, ce fut Alexandre Le Grand (356-323 avant J.-C.) qui en fut à l’origine. Le chinois Tchang K’ien était parti vers le royaume des Yuezhi, eux-mêmes repoussés par les nomades Hiong-Nou et installés plus à l’ouest, pour tenter de constituer un front stratégique contre leurs ennemis communs. L’ambassadeur itinérant qui avait pris un retard de dix ans dans son périple n’en revint que plus informé. La Chine découvrait alors l’Occident : le Xinjiang, l’Ouzbékistan, l’Afghanistan et les terres par-delà la Perse. Seul pays à l’époque capable de produire de la soie, la Chine connut une période d’ouverture diplomatique. Le pays allait demeurer le seul fournisseur de soie jusqu’au Vème siècle de notre ère, ne divulguant pas encore le secret de fabrication de la soie à partir du ver à soie. Des chapelets d’ambassades chinoises s’implantèrent dans les Etats, le long de la route. Les routes de la soie étaient impulsées. On troquait de la soie contre des chevaux ; la puissance militaire chinoise reposant sur le cheval. Les souverains étrangers offraient des « tributs » pour s’adresser à l’Empereur chinois et s’échangeaient entre eux multitude de présents, tous les plus caractéristiques les uns des autres de la culture du royaume dont ils provenaient : parfums de Perse, perle luminescente du Cachemire, thériaque grecque envoyée par l’Empereur de Byzance, etc. Ils s’offraient également des femmes et des hommes, des chanteurs ou des musiciens, des animaux (chiens savants, lions, antilopes). [3] Puis, les caravanes de marchands se mirent à acheminer bien d’autres choses : textiles, fourrures, produits de teinture, substances aromatiques, des produits thérapeutiques végétaux ou animaux, des matières rares (ivoire, gemmes, métaux précieux), des épices, des substances industrielles (alun, borax, amiante, cuir), du papier, etc. [4]

La première ambassade chinoise fut implantée en 105 avant J.-C. en Perse alors dominée par les Parthes qui occupaient aussi la Bactriane, une partie de l’Inde, l’Assyrie et la Babylonie. Pour la réciproque, il a fallu attendre 578 pour l’établissement de la première ambassade perse en Chine. De 250 avant J.-C. jusqu’au IIIème siècle après J.-C., les Parthes furent les principaux intermédiaires dans le commerce sur les routes de la Soie. On parle même d’un quasi-monopole qu’ils se sont acharnés à garder. Avec la florescence des routes, la grande préoccupation des Chinois n’était plus de se prémunir contre les grandes razzias des nomades mais bien de préserver la sûreté de ces voies. On imagine assez aisément les caravanes, très armées face aux rôdeurs et aux bandits des grands chemins, qui s’acheminaient sur les routes poussiéreuses d’Asie centrale. Il y a eu un lieu mythique, la tour de pierre, que l’on ne sait exactement placer sur une carte. Ce lieu fut le carrefour des mondes : de l’ouest arrivaient les caravanes scythes, perses, parthes ou plus tard kouchanes ; à l’est, celles venues de Chine. On s’y retrouvait pour échanger, troquer la soie contre des épices, des produits exotiques et multitude d’autres choses. Les Parthes entendaient bien garder leur quasi-monopole dans le commerce de la soie. Pour cela, il est dit que les Parthes racontaient une foultitude d’histoires inventées pour effrayer quiconque osait venir s’aventurer sur leurs terres. Gan Ying, lieutenant chinois du Général Pan Tch’ao, raconta cette désinformation volontaire, lui-même en ayant été victime. [5] Les Parthes lui auraient fait croire qu’il se trouvait au bord de la Méditerranée, alors qu’il se situait près de la Caspienne ou même du Golfe persique. A l’autre extrémité des routes, Rome menait sans relâche des guerres contre les Parthes, avec les campagnes d’Auguste, de Trajan, d’Hadrien, de Marc Aurèle, de Septime Sévère mais jamais les Romains ne franchirent l’obstacle. Seule la dynastie des Sassanides (de 226 à 651) vint à bout des Parthes. Du côté européen, les dés du romanesque des routes de la Soie étaient déjà lancés. Et depuis, ces routes renferment des légendes propres à leurs itinéraires géographiques…

Autre foyer de la langue persane : l’Empire kouchan. Depuis le milieu du Ier siècle, l’Empire kouchan, dit indo-scythe, héritier des nomades que les chroniques chinoises dénommèrent les yue-tche (140-130 avant J.-C.), s’était imposé dans les anciens royaumes gréco-bactriens. S’étendant de la mer d’Aral au Pendjab, ce vaste empire, converti au bouddhisme, connut son apogée, grâce à son souverain Kanichka, au premier siècle de notre ère. Jean-Paul Roux écrit même que le kouchane, deuxième langue iranienne orientale, aurait pu rivaliser avec le persan. « Vraisemblablement issu d’un ancien dialecte de la région de Bactres (Balkh) plutôt que du saka (sace) ou du yue-tche, moins international que le sogdien, le kouchane était devenu le moyen d’expression officiel du grand empire », explique-t-il. [6]

La dynastie des Sassanides (224-651) continua le rôle essentiel des Parthes de grande puissance intermédiaire entre la Chine et l’Europe. Seulement, le royaume de Byzance qui avait entre-temps acquis le secret de fabrication de la soie développa son économie sur le travail de la soie, livrant à la Perse sassanide une véritable guerre industrielle. A cette époque, c’est-à-dire au début du IIIème siècle, la Chine vit la chute des Hans et Rome, son affaiblissement sur sa frontière orientale. A partir du VIème siècle de notre ère, les Sogdiens tinrent une place importante sur les routes de la soie. L’émergence d’un royaume marchand en Sogdiane compliqua néanmoins le jeu des grandes relations commerciales, auquel s’ajouta également l’irruption des tribus turques en Asie centrale. Selon Jean-Paul Roux [7], la langue du royaume, troisième langue iranienne orientale, avait connu au cours du Ier millénaire de notre ère « une audience comparable à celle qu’avaient ou avaient eue l’araméen, le grec, le latin ». La langue de la Transoxiane, ou Sogdiane, était parlée dans ce qui est l’Ouzbékistan aujourd’hui mais en réalité dans toute l’Asie centrale. « Les premiers Turcs historiques, que les Annales chinoises nomment T’ou-kiue, en avaient fait leur langue de culture, et c’est avec elle qu’ils écrivirent, en Mongolie septentrionale, leur premier texte, l’inscription de Bugut. Plus tard, d’autres Turcs, les Ouigours, suivirent leur exemple (inscriptions de Kara Balgassun, 810-822), et le sogdien était entré en compétition en Bactriane avec le kouchane. » [8] Aussi, à l’heure du grand pouvoir unificateur de l’Islam, la route continuait d’être empruntée, mais « à la manière d’un jeu de relais où les marchandises, comme les idées passent lentement et à travers de multiples intermédiaires. » [9]

Ainsi mieux valait, pour les dohkans, caravaniers et marchands, bien parler les différentes langues usitées le long des routes ou dans les pays de la négociation. Dans l’Antiquité, la Chine s’imposa comme l’entité politique la plus stable de la route et sa langue devait être la langue la plus parlée par les marchands. Le tibétain et le mongol devaient être également pratiqués mais pas forcément une fois franchi le Pamir, à l’exception peut-être dans des périodes où la dynastie dominante en Chine était mongole. En revanche, au-delà du Pamir, le persan et le turc venaient s’ajouter au chinois parmi les langues les plus pratiquées. Plus à l’ouest, le latin et le grec dominaient le monde antique et le Levant. A partir du VIIème siècle, l’Arabe bouleversa complètement la donne, commençant alors une ascension pour en demeurer, encore aujourd’hui, une des langues essentielles pratiquées sur les tracés des anciennes routes de la Soie. Du IIème siècle avant J.-C. au XVIème siècle, l’évolution linguistique des routes de la Soie eut le temps d’évoluer.

Bibliographie :
- Luce Boulnois, La route de la soie. Dieux, guerriers et marchands, Olizane, Paris, 2001, réédition 2010.
- Luce Boulnois, Poudre d’or et monnaies d’argent au Tibet, Editions CNRS, Paris, 1983.
- Edith et François-Bernard Huyghe, La route de la soie ou les empires du mirage, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2006.
- Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens. Des origines à nos jours, Fayard, Paris, 2006.
- Jean-Paul Roux, Les explorateurs du Moyen-âge, Fayard, Paris, 1985.
- René Grousset, L’Empire des steppes, Payot, Paris.
- Gérard Chaliand, Les empires nomades, de la Mongolie au Danube, Ve siècle av J.-C. – XVIème siècle, Perrin, Paris, réédition 2006.
- Marco Polo, Le Devisement du monde, La Découverte, Paris, 1991.
- Olivier Weber, Le grand festin de l’Orient, Robert Laffont, Paris, 2004.
- Olivier Weber et Reza, Sur les routes de la Soie, Hoebeke, 2008.
- Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur les routes de la soie, Arthaud, Paris, 1980.
- Route de la soie, Bibliothèque du voyageur, Gallimard, Paris, 2010.

Notes

[1Gérard Chaliand, Les Empires nomades, Editions Perrin, 2006.

[2Ibid.

[3Luce Boulnois, La Route de la soie. Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001.

[4Ibid.

[5Pour plus d’informations, cf. La route de la soie ou les empires du mirage, d’Edith et François-Bernard Huyghe, Petite bibliothèque Payot, 2006.

[6Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens, Fayard, 2006.

[7Ibid.

[8Ibid.

[9Edith et François-Bernard Huyghe. La route de la soie ou les empires du mirage. Petite bibliothèque Payot. 2006.


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