N° 87, février 2013

Aperçu sur les grammaires persanes et
les grammairiens iraniens
(L’histoire d’une rupture avec la tradition philologique)


Sepehr Yahyavi


La naissance de la linguistique moderne a permis, à une très grande échelle, à la grammaire traditionnelle de faire d’énormes progrès dans ce qui relève de la structure des phrases et de l’ordre des énoncés. L’établissement d’un système dans la conception et l’explication de la langue, même sous une simple forme descriptive, n’a pas été sans induire des conséquences majeures au niveau de la syntaxe. En général, la linguistique moderne fondée par Ferdinand de Saussure s’est efforcée, bien plus que toute autre branche des sciences humaines, de chercher la trace d’un système partout où il y avait signe, d’accorder une plus grande priorité à l’analyse globale, et de donner un poids plus considérable à la structure qu’à la fonction. Cette science a également contribué à former une acception plus vaste des concepts de valeur et de pertinence en linguistique.

Couverture du livre de Dastour e Pandj Ostâd (Grammaire de Cinq Maîtres), écrit par cinq hommes de lettres iraniens, Bahâr, Gharib, Yâssemi, Forouzânfar, et Homâei

Si la philologie consistait en l’étymologie et en la grammaire comparée, considérant donc les éléments de la langue placés dans diverses catégories présumées, la linguistique porte ses analyses sur les différents niveaux, les diverses tranches langagières, sans nier pourtant le caractère polyvalent de chaque schéma de signe(s).

D’autre part, et pour revenir aux notions de la représentation valables jusqu’à Saussure, et de la communication, validées par le père fondateur, il est possible de dire que la philologie ancienne et médiévale voyait dans le langage et dans chaque langue, une vive manifestation de l’esprit du peuple locuteur de cette langue, voire de l’esprit universel (au sens hégélien du terme), tandis que pour la linguistique contemporaine, l’accent est plutôt porté sur les caractéristiques communicatives, ce qui a aussi donné naissance à une science nouvelle.

Par ailleurs, il serait facile de constater la part de la dialectique dans la pensée de Saussure, notamment au travers des distinctions qu’il a instaurées entre le signe et le système, la parole et la langue, la diachronie et la synchronie, et d’autres couples d’oppositions (aux valeurs théoriques ou aux applications pratiques).

L’objet que nous nous proposons d’étudier dans le présent aperçu est la grammaire persane qui, comme les autres grammaires, a connu d’importants changements au cours de son histoire, allant des approches prescriptives (soumises à des fins pédagogiques), à des visions descriptives (au service des objectifs pragmatiques).

Défauts de la grammaire traditionnelle

La grammaire traditionnelle, qui relève en grande partie de la logique scolastique et formelle propre au Moyen-âge et donc à la pensée pré-rationnelle, est porteuse d’une approche logocentriste vis-à-vis de la nature et du langage, et ne prend pas en compte le caractère arbitraire du signe, l’un des apports des études saussuriennes. Cependant, la plus grande contribution de Saussure reste son regard systémique, celui qui considère la langue en tant que système présumant ses éléments constitutifs. Cela dit, pour Saussure, l’unité linguistique (qui est presque le même signe ou signifiant [1]) implique tout le système.

Couverture du livre de Tosif-e Sâkhtemân-e Dastouri-ye Zabân-e Fârsi (Description de la structure grammaticale de la langue persane)

Dans ses deux livres portant sur la grammaire et dont nous parlerons par la suite, l’éminent linguiste iranien disciple de l’école londonienne, Mohammad-Rezâ Bâteni, énumère les défauts de la grammaire traditionnelle, très courante en Iran jusqu’à une époque récente. Selon lui, les grammaires traditionnelles en général et les grammaires persanes existantes en particulier, ont les défauts suivants :

1) Elles mêlent la forme et le contenu ou la structure et le sens (avec par exemple la confusion du sexe biologique et du genre grammatical, ou le temps réel et le temps grammatical, ou encore des nombres) ;

2) Elles sont prescriptives et non pas descriptives (elles sont normatives au lieu d’être factuelles) ;

3) Elles portent une vision éternelle sur la grammaire et les catégories grammaticales (elles ne tiennent pas compte du caractère diachronique de la grammaire) ;

4) Elles prennent l’écriture pour la parole (et donc pour la langue elle-même) ;

5) Elles imposent des catégories externes au langage ou des parties du discours de langues étrangères (introduction de catégories extralinguistiques ou de catégories d’autres langues) ;

6) Elles mêlent la grammaire historique à la grammaire synchronique ;

7) Elles sont basées sur la notion reçue mais fausse (ou faussement introduite) des parties du discours ;

8) Elles manquent de théorie linguistique (ne sont fondées sur aucune théorie) [2] :

9) Elles confondent les divers parlers de la langue étudiés grammaticalement (confusion de divers registres ou niveaux de langue).

Les grammaires persanes traditionnelles

Le persan moderne (le farsi dari) est une langue qui n’a pas beaucoup plus qu’un millénaire. D’abord langue régionale d’une partie de la population iranienne de l’est de l’Iran au début de la période postislamique, le persan resta sous l’influence ou plutôt la dominance de l’arabe, langue de l’islam à laquelle la plupart des Iraniens s’étaient convertis, et qui fut une conséquence de la conquête arabe. Le persan moderne est alors la langue du peuple dominé, mais une langue de dominés qui ont absorbé la culture dominante sans perdre leur propre langue et civilisation, et même, ont transmis leur patrimoine aux Arabes, voire, d’après certains, ont suscité la dissolution partielle de la culture dominante dans la culture ancienne iranienne (certes il s’agit de ceux qui sont restés sur le territoire iranien, mais aussi dans une moindre mesure, du monde musulman pris dans sa totalité).

Non seulement les Iraniens ont été les premiers à avoir rédigé leur propre grammaire, mais ils ont en outre contribué, sinon entrepris, d’écrire des grammaires de la langue arabe. Parmi les plus célèbres de ces grammairiens de l’arabe, on pourrait citer Ibn Muqaffa (en persan Rouzbeh ibn-e Dâdbeh), grand penseur et auteur iranien du VIIIe siècle (selon le calendrier chrétien), celui qui a été tué par le calife abbasside al-Mansour, au service de qui il travaillait comme traducteur. Sa vie et son œuvre demandent un tout autre texte et nous nous contenterons ici de dire que, bien que converti à l’islam, Ibn Muqaffa, qui appartenait à une famille iranienne de confession manichéenne, fut accusé de s’être reconverti au manichéisme, mais son exécution fut due à des raisons politiques.

Couverture du livre de Dastour-e Zabân-e fârsi az didgâh-e radeh shenâsi (Grammaire de la langue persane du point de vue typologique)

Ainsi, les Iraniens portaient une attention particulière à la langue qu’ils parlaient, et à la langue qu’ils avaient reçue comme étant celle de la parole divine et de la religion musulmane. L’une des raisons de cette attention particulière pour la grammaire arabe, qui contient la syntaxe et la conjugaison, est liée au fait que dans le fiqh et le kalâm (théologie) chiites, qui constituent la base théorique de l’edjtehâd (effort d’interprétation des grands textes religieux, pour en déduire le droit musulman, science propre aux chiites), ce qui importe est avant tout le savoir linguistique, car il est évident que sans connaître l’étymologie et la syntaxe d’une langue, on ne peut prétendre élaborer une interprétation, ni une traduction, ni même une compréhension ou une application des principes religieux dans la vie des croyants ou dans le gouvernement.

C’est ainsi que les Iraniens ont essayé d’acquérir une connaissance du persan et de l’arabe. Ils ont également pratiqué la traduction des textes à partir du sanskrit et du pahlavi (moyen-perse) au persan, et à partir de cette langue en des langues telles que l’arabe.

Monsieur Bâteni, homme de lettres iranien, estime que les Iraniens ont commencé à étudier la grammaire arabe avant qu’ils aient entrepris à consigner la grammaire de leur propre langue, et lorsqu’ils se sont mis à le faire, les grammairiens iraniens ont écrit des manuels de grammaire persane en langue arabe, ou bien sur le modèle de la grammaire arabe. A titre d’exemple de ces Iraniens, on peut citer le nom de Sibouyeh, savant iranien du IXe siècle, auteur de la célèbre grammaire arabe Al Kitab.

A l’époque moderne, jusqu’à une période très récente, les Iraniens se sont mis à rédiger des manuels de grammaire, souvent dans la même lignée traditionnelle. L’un des premiers à avoir rédigé un manuel de grammaire persane à l’époque moderne est un certain Mirzâ Hassan Taghi Tâleghâni, auteur d’un Ketâb-e Lessân ol-Adjam (Livre de la langue des Persans), pour les étudiants du Dar-ol-Fonoun (première école supérieure moderne iranienne), au XIXe siècle. Selon Jalâl Homâei, il fut le premier à avoir introduit en persan les trois parties du discours de la langue arabe. Il a essayé donc d’appliquer au persan les catégories du nom, du verbe et de la proposition, répartition qui reste encore en vigueur chez le public non-spécialiste [3].

Un autre des premiers manuels traditionnels de l’époque moderne en grammaire iranienne demeure le

Dastour-e Pandj Ostâd (Grammaire de Cinq Maîtres), écrit par cinq hommes de lettres iraniens, Bahâr (Mohammad Taghi), Gharib, Yâssemi, Forouzânfar, et Homâei. Ce manuel qui se fonde sur les parties du discours, est illustré par un bon nombre d’exemples littéraires tirés des œuvres classiques persanes, ce qui se faisait couramment dans les grammaires traditionnelles anciennes. De nombreux exercices sont insérés pour redonner une valeur normative au livre, qui reste cependant un ouvrage de référence pour tout apprenant du persan avide de se faire une idée académique de cette langue (idée qui est très éloignée de la langue persane parlée d’aujourd’hui).

Nous ne visons pas ici à présenter un répertoire de manuels classiques de la grammaire persane, qui ont tous en commun d’être éloigné de la réalité et de l’actualité linguistique iranienne. Cela ne nous empêche cependant pas d’évoquer le nom de Monsieur Parviz Nâtel Khânlari, homme d’érudition et de savoir décédé en 1990, fondateur et rédacteur en chef de la revue littéraire Sokhan. Un des premiers linguistes modernes iraniens, il est l’auteur, entre autres, de trois ouvrages majeurs sur la langue persane : L’Histoire de la langue persane en trois volumes, Grammaire persane ; Linguistique et langue persanes.

Poète et traducteur, Khânlari est parmi les premiers à avoir trouvé et proposé des équivalents persans en sciences du langage, surtout en phonétique et phonologie, pour des termes français. Par exemple, il est l’inventeur des équivalents persans des termes voyelle et consonne, qu’il les a appelés respectivement vâkeh et hamkhân. Ces ouvrages sont néanmoins teintés de concepts traditionnels, même s’ils ont en même temps contribué à l’introduction des principes de la linguistique moderne.

Nouveaux traités de la grammaire persane

La plupart des linguistes iraniens qui ont fait leurs études à l’étranger, et qui sont rentrés ou non dans leur pays natal, ont fait paraître des traités de grammaire, chacun selon les méthodes et les approches de l’école qui les avaient formés. On peut citer, parmi ces linguistes, le nom de Mohammad-Rezâ Bâteni. Il est l’auteur d’un ouvrage important intitulé Tosif-e Sâkhtemân-e Dastouri-ye Zabân-e Fârsi (Description de la structure grammaticale de la langue persane). Comme Monsieur Bâteni est un linguiste formé à l’école britannique, il s’est inspiré de la méthode de Michael Halliday pour la rédaction de cet ouvrage, qui est extrait de sa thèse dirigée par Halliday lui-même.

Grammaire du persan contemporain, écrit par Gilbert Lazard

Un autre ouvrage clé de Bâteni, dont nous avons cité un extrait en parlant des défauts de la grammaire traditionnelle, s’intitule Negâhi Tâze be Dastour-e Zabân (Nouveau regard sur la grammaire). Ce livre pourrait être vu comme le complément théorique de l’ouvrage précédent et étudie la grammaire traditionnelle dans une optique critique précise et remarquable, avant d’examiner les théories et écoles modernes issues de la linguistique occidentale.

Il faut également évoquer le nom de Madame Shahrzâd Mâhoutiân, auteure d’une grammaire persane d’après la méthode typologique. Son ouvrage, qui a été écrit en anglais et fait partie d’une collection de grammaires de diverses langues toutes rédigées en appliquant cette méthode, a été traduit et publié en Iran sous le titre de Grammaire de la langue persane du point de vue typologique.

Parmi les traités écrits par les iranologues étrangers, pour ne parler que des Français, il faut évoquer le nom de Monsieur Gilbert Lazard, grand chercheur et lexicographe. Ayant rédigé sa thèse doctorale sur la formation de la langue persane, il a également écrit un livre intitulé Grammaire du persan contemporain. Les deux œuvres ont été traduites par Madame Mahasti Bâhreini et publiées en Iran par les Editions Hermès.

Bibliographie :
- Bâteni, Mohammad Rezâ, Negâhi Tâzeh be Dastour-e Zabân (Nouveau regard sur la grammaire), Téhéran, éd. Agâh, 2010.
- Bâteni, Mohammad Rezâ, Tosif-e Sâkhtemân-e Dastouri-e Zabân-e Fârsi (Description de la structure grammaticale de la langue persane), Téhéran, éd. Amir Kabir, 2010.
- Mâhoutiân, Shahrzâd, Dastour-e Zabân-e Fârsi az Didgâh-e Radeshenâsi (Grammaire du persan dans une approche typologique), traduit de l’anglais par Mehdi Samâ’i, Téhéran, éd. Markaz, 2011.
- Lazard, Gilbert, Grammaire du persan contemporain (Dastour-e Zabân-e Fârsi-e Moâser), traduit du français par Mahasti Bahreini, Téhéran, éd. Hermès, 2010.

Notes

[1Cette remarque est trop généraliste car pour Saussure, le signe est composé de deux éléments : le signifiant et le signifié. L’unité linguistique, d’autre part, est un concept plus général, car il englobe tout élément du système linguistique, placé dans chacun des différents niveaux de ce système.

[2Ce défaut évoqué par Monsieur Bâteni ne semble pas, bien que vrai, très affirmé, puisqu’il est enraciné dans le fait même de la non-existence de théories proprement linguistiques aux époques antérieures à la genèse de la linguistique moderne dont Saussure fut le fondateur.

[3Nous ne traitons pas dans le présent texte l’œuvre et la pensée de Mirzâ Habib Esfahâni, à qui nous espérons consacrer un autre article, vu l’importance de ce personnage dans l’histoire de la langue persane et de la traduction en Iran.


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