N° 93, août 2013

Le discours littéraire des Iraniennes


Katâyoun Vaziri


Le champ littéraire persan classique avait une structure très solide, qui était susceptible de s’adapter à de nouveaux apports culturels. A titre d’exemple, au XVIIIe siècle, de nombreux poètes émigrèrent en Inde et participèrent à la vie culturelle de l’Empire mongol, perpétuant ainsi la longue tradition de la littérature persane en Inde. Le XIXe siècle est l’époque durant laquelle le développement de l’imprimerie fait naître la presse et permet une large diffusion des textes. Aux XIXe et XXe siècles, un nombre important de poètes et d’écrivains sont éduqués en Occident et possèdent une culture européenne. [1] Vers la fin du XIXe siècle, cette littérature subit un choc : celui de la culture occidentale. Des traductions persanes d’auteurs français (Voltaire, Alexandre Dumas, Fénelon, Jules Verne ou la Comtesse de Ségur) offrent des modèles littéraires et de nouvelles visions du monde. Cette influence ayant opéré comme une rupture a guidé la littérature classique persane vers une nouvelle forme. La naissance du roman persan est l’une des conséquences de cette rupture. Bâqer Khosravi et Sheikh Moussâ Nasri sont les pionniers du roman historique et des admirateurs d’Alexandre Dumas. Plus tard émerge un second type de roman persan : celui des romans sociaux. [2] Selon Christophe Balaÿ, les Persans furent plus impressionnés par Alexandre Dumas que par Balzac, Flaubert ou bien Hugo. La raison semble notamment être que Les trois Mousquetaires [3] pouvaient mieux aviver les sentiments héroïques et chevaleresques des Persans. La seconde conséquence de cette rupture est celle de l’entrée des femmes iraniennes dans le monde de la littérature de façon concrète ; poésie et prose. De ce fait, les romans ne seront plus limités à ces exaltations épiques. Lorsque la première romancière iranienne – Simin Dâneshvâr - écrit son premier roman intitulé Suvashoun, elle introduit une révolution dans la prose persane : pour la première fois de l’histoire de cette prose, la femme iranienne est représentée à travers le regard d’une femme et non celui d’un homme. Jadis vues par les hommes, les femmes iraniennes dans la littérature étaient souvent dépossédées de leurs corps et émotions, ou réduites à un statut social idéalisé d’épouse, de veuve ou de mère. [4]

Quant au champ social du XXe siècle, nous nous réfèrerons ici à ce qu’a dit Monsieur Masseur dans un article publié dans un journal daté de 1921 à Berlin, et qui décrit la situation des femmes dans la société iranienne du XXe siècle : "Les Iraniens sont en général de taille moyenne et de teint basané. Ils parlent beaucoup et ils travaillent peu. Pleins d’humour, ils aiment beaucoup rire, quoi qu’ils pleurent aussi abondamment. […] Il y a une chose surprenante dans ce pays : on dirait qu’il n’y existe aucune femme. Dans les ruelles, on voit bien des petites filles de quatre à cinq ans, mais pas trace de femme. […] De ma vie, je n’avais (jamais) entendu parler d’une ville d’hommes. […] Tels hommes, telles femmes ! Telle marmite, telle betterave !" [5]

Dans ce contexte paternaliste la scolarisation obligatoire [6] permettra à des millions de petites filles d’acquérir un savoir et de suivre peu à peu ce qui se passe dans le champ littéraire, d’abord dans la presse journalistique puis dans les romans. Du fait d’un accès plus large à l’éducation, les femmes tiennent une place plus importante dans la production littéraire et artistique de l’Iran, ce qui apporte un nouveau regard et change le regard qu’ont les femmes d’elles-mêmes. Cette réalité peut être considérée comme le second moteur de cette révolution littéraire.

A travers la fiction, les écrivaines font part de leur réflexion sur différents aspects de la vie publique et privée de la femme. La fiction a un effet de miroir ; miroir qui reflète non seulement le monde intérieur de l’être, mais aussi sa position dans la société.

À travers les romans, les écrivaines abordent la femme en tant qu’individu, ses expériences, son quotidien et ses émotions personnelles, pour penser le développement d’un collectif lié, plus respectueux de chacun. L’écriture, créée par les femmes, reconnaît les spécificités propres aux Iraniennes et annonce une recomposition identitaire des femmes qui présage l’émergence d’un projet collectif plus respectueux de l’individu. Les femmes iraniennes sont des actrices, ou bien des protagonistes. Elles bouleversent profondément le champ littéraire. Il est rapidement investi par certaines écrivaines dans des romans précurseurs comme c’est le cas de Goli Taraghi dans Seh mostakhdem (Trois bonnes, 1979), fiction romanesque avec, comme sujet central, la révolution. Nous pouvons aussi citer des journalistes comme Nouchine Ahmadi-Khorâssâni, fondatrice de la maison d’édition Nashr-e Tose’eh (les Publications du développement) et directrice de la revue mensuelle féminine Djens-e Dovvom (Le deuxième Sexe), qui dresse ici un tableau des différentes voies prises par le combat des femmes iraniennes de la nouvelle génération ou bien des enfants de la Révolution [7], tout en apportant une nouvelle voix pour aller de l’avant, à la rencontre des femmes. Le travail d’Ahmadi-Khorâssâni se veut être une tribune et elle accueille dans ses colonnes des articles, des récits et des témoignages. Dans d’autres revues de ce genre et dans ces livres, l’écriture est un lieu de combat ainsi que d’une remise en cause de la littérature comme œuvre exclusive des hommes. La création d’un discours littéraire des femmes représente un enjeu majeur [8], et son analyse se situe à la confluence de divers facteurs dont l’affirmation de la personnalité, les bouleversements socioculturels, ou encore l’influence de la lecture et de la scolarisation.

Dans ce discours engagé, les écrivaines organisent leurs actions afin de défendre leur cause. Taraghi, par exemple, illustre bien cette vocation. Non seulement cette auteure se passionne pour l’écriture, mais elle présente aussi une nouvelle vision des rapports hommes-femmes à travers son œuvre. L’écriture de Pirzâdeh opère une rupture avec ce que nous avons coutume de lire et d’entendre sur les femmes ; rupture dans la manière de dire, qui est aussi rupture dans la manière de penser l’histoire. Sa nouvelle intitulée "Mazzeh-ye gas-e khormâlou" (Le goût âpre des kakis) évoque une réalité présente partout, celles que certaines femmes travaillent alors que d’autres restent à la maison. La particularité de l’Iran est néanmoins que la famille est souvent envahissante. Dans son roman Adat mikonim (On s’y fera), Arezou, une femme de caractère qui dirige une entreprise et a des hommes sous ses ordres, est soumise aux exigences de sa mère et de sa fille. Arezou est la figure de la femme qui est coincée entre deux pôles : devenir amoureuse et mener une vie simple, ou bien travailler et subvenir aux besoins de sa fille. [9] Il est également intéressant d’observer la façon dont est décrite la réaction des femmes à l’égard des hommes, et ce, selon deux attitudes principales : la soumission ou bien la rupture. Ces romans décrivent également le changement identitaire des femmes.

Il est aussi intéressant de remarquer certaines continuités dans l’œuvre de chaque écrivain, au-delà de la diversité apparente. Ce qui est vrai dans la vie, mais aussi dans l’écriture, est l’influence dominante de certains êtres/cultures sur les auteurs. A titre d’exemple, Taraghi, qui est partie très jeune aux Etats-Unis pour faire des études, a été influencée par la littérature occidentale ; aspect qui se reflète dans son œuvre. En outre, les discours cachés dans les œuvres littéraires des Iraniennes esquissent un usage de la philosophie envisagée comme un mode de vie, une thérapeutique de l’âme. A travers la littérature féminine, les écrivaines sont interpellées et mises à l’épreuve. Celles-ci présentent des voies pour se dégager du passé, des regrets ou de la haine de soi. Elles invitent à se libérer du regard d’autrui. Dans leurs discours littéraires, elles présentent deux modes d’engagement qui donnent à réfléchir : l’engagement social, mais aussi celui par rapport aux conditions de production et de diffusion de la littérature.

Bibliographie :
- Adelkhah, Fariba, La révolution sous le voile, éditions Karthala, Paris, 1991.
- Ahmadi-Khorasani, Nouchine, Les chemins du féminisme : propos recueillis par Delphine Minoui in Minoui, Delphine, Jeunesse d’Iran, éd. Autrement, Paris, 2001.
- Hedayat, Sadegh, La chouette aveugle, éd. José Corti, Paris, 1953.
- Talattof, Kamran, Modernity, Sexuality, and Ideology : The life and Legacy of a Popular Female Artist, Syracuse University Press, 2011.
- Taraghi, Goli, Trois bonnes, Actes Sud, Paris, 2004.
- Todd, Emmanuel ; Courbag, Yousuf, Le rendez-vous des civilisations, éd. Du Seuil et la République des idées, 2007.
- http://www.courrierinternational.com/article/2009/10/30/je-recherche-la-simplicite-et-la-justesse,18.09.2012, 11:25

Notes

[1Ringgenberg, Patrick : Guide culturel de l’Iran. Rowzaneh publication, Téhéran, 1384/2005, pp. 186-187.

[2Dans les premières années du règne de Rezâ Shâh. Voir Balaÿ, Christophe ; Cuypers, Michel, Aux sources de la nouvelle persane, éditions Recherche sur les civilisations, Paris, 1983, p. 9.

[3Ibid., p.10.

[4Voir notamment Mâdar-e Hasanak (La mère de Hasanak).

[5Balaÿ, Christophe ; Cuypers, Michel, Aux sources de la nouvelle persane, éditions Recherche sur les civilisations, Paris, 1983, p. 186.

[6Téhéran accueille en 1964 la première conférence internationale contre l’analphabétisme. Voir Adelkhah, Fariba, La révolution sous le voile, Karthala, Paris, 1991, p. 28.

[7Ahmadi-Khorasani, Nouchine, Les chemins du féminisme : propos recueillis par Delphine Minoui in Minoui, Delphine, Jeunesse d’Iran : les voix du changement, éditions autrement, Paris, 2001, p. 71.

[8Ibid., pp. 71-75.


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  • Le discours littéraire des Iraniennes 16 mai 2015 12:07, par Philippe Netter

    Je vis à Lyon. En arrivant ici en 1996 j’ai fait la rencontre et la connaissance d’un homme "maintenant ami" franco-iranien comme Delphine Minoui, grand connaisseur et spécialiste des tapis d’Orient, art qu’il tient de son Père et de son Grand-Père. Je l’ai accompagné en juillet 1998 à Téhéran, son premier voyage sur la terre de ses racines où nous avons alors fêté ses 50 ans. Très profonde émotion partagée à midi en entrant dans le Bazar.... Écoutant l’autre soir Delphine parler de son livre j’ai couru le lendemain l’acheter en 2 exemplaires : le premier pour l’offrir à mon Ami. "C’est en souvenir de ton Grand-Père" lui ai-je dit, le second pour le lire.

    Excusez-moi, mais pouvez-vous m’aider à entrer en contact direct avec elle, il faut que je puisse faire en sorte qu’ils se rencontrent, je suis sûr de ce que j’avance. Transmettez-lui ce courriel et priez-la de me répondre. Elle sera surprise et je sais maintenant ce qu’ils ont à partager. Il est des trajectoires que l’on n’a pas le droit de contrarier.

    Merci par avance de votre obligeance.
    Bien cordialement,

    Philippe

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