N° 93, août 2013

Les récits de voyages occidentaux du XVIIe siècle safavide
Entre description biaisée et relevés anthropologiques


Afsaneh Pourmazaheri, Esfandiar Esfandi


Les récits de voyages ont ouvert les lecteurs au monde. Initiation à de nouvelles cultures, description de paysages restés longtemps chimériques, ces récits invitent à se tourner vers d’autres horizons. Sous ses diverses formes, journal intime, carnet de route, discours épistolaires, etc., le récit de voyage reste, bien plus qu’un simple manuscrit, un véritable outil d’observation et idéalement, de compréhension du monde, grâce notamment à sa dimension expérientielle et au foisonnement de détails qu’il permet de véhiculer à propos de « l’autre ».

Place Naqsh-e Jahân à Ispahan au XIXe siècle. Cette peinture a été réalisée par l’architecte français Xavier Pascal Coste, qui accompagnait l’ambassadeur de France en Iran en 1839.

Marco Polo est considéré comme l’un des pionniers du genre, quand en 1298 il rendit compte à Rusticello de ses expériences et de ses impressions en terres asiatiques. Encore fortement influencé par l’imaginaire et le bestiaire médiéval, il oscille entre réalité et mythologie. C’est ainsi qu’au Moyen Age, bien que peu favorable à décrire les contrées nouvellement découvertes, un genre littéraire nouveau est né, prêt à se développer. Ce genre descriptif prend un nouvel essor notamment à partir du XVe siècle, époque de la découverte des "Nouveaux Mondes" où les explorateurs ne cessent de tenir à jour leurs carnets de bord. Les voyages en Orient et la multiplication des relations de voyage en Perse au XVIIe siècle ont procuré aux lecteurs avides de savoir une connaissance plus fouillée relative aux diverses nations.

Au XVIIe siècle, les Européens commencent à manifester une intense curiosité vis-à-vis de l’ « exotisme » de l’ailleurs. La Perse du XVIIe siècle, plus précisément la Perse des rois safavides et notamment celle de Shâh Abbâs le Grand (1588-1629) et de Shâh Soltân Hossein (1694-1722), devint à l’époque le centre d’intérêt de tous les amateurs de l’Orient que l’on nomma plus tard les Orientalistes. L’altérité de la vie persane, la diversité du mode de vie à l’iranienne et l’étrangeté de tout ce qui n’existait pas en Europe incitèrent de plus en plus les voyageurs à mémoriser durablement les différents moments de leur expérience au travers des lignes de leurs récits de voyage. Ces témoins et narrateurs firent de leur mieux pour rendre compte le plus fidèlement possible des réalités auxquelles ils étaient confrontés, en recourant aux jeux d’analogies, aux comparaisons et à l’analyse personnelle (qu’ils considéraient évidemment comme impartiales selon les critères européens). Plume en main, ils ne manquèrent pas de relever les moindres traces d’altérité sous toutes ses formes : le climat, la nature, les hommes, les femmes, les mœurs, les coutumes, l’économie, les sciences ou les arts, les représentations littéraires, bref tout ce qui générait de l’écart entre leur propre géographie et celle du pays d’accueil.

Ispahan en 1720, gravure d’Adam Olearius

Ces voyageurs, ambassadeurs, botanistes, marchands, missionnaires religieux, etc. furent tous attirés dans ces contrées dans un but précis, en fonction de leurs intérêts respectifs. Certains appréhendaient l’espace, sa richesse paysagère, économique, historique ou urbaine, tandis que d’autres examinaient de près la diversité sociétale, coutumière, historique de cette partie de l’Orient qui devenait ainsi de moins en moins chimérique. Cette période (et les récits de voyages qui en résultèrent) continue aujourd’hui d’interpeler les chercheurs car elle marque ce moment clé de l’histoire occidentale où celui-ci, après la découverte de l’Amérique, s’est tourné vers l’Orient qu’il considérait jusqu’alors comme rempli de mystères, vers ce lieu d’une césure civilisationnelle (réelle ou chimérique) qui continue encore d’alimenter ses phantasmes. Pourtant, fait notable, l’Orient reflété dans les récits de voyages des voyageurs du XVIIe siècle, est loin d’être un monde fictif. Malgré une certaine distance (produit de la mentalité européenne des auteurs) leurs ouvrages débordent de remarques pertinentes sur l’horizon nouveau qu’ils découvrent et qui les pousse en retour à esquisser une réflexion sur leur propre culture.

L’image produite par les divers voyageurs varie selon les personnes et perspectives envisagées : « Les images de l’étranger comptent parmi les représentations les plus anciennes de l’humanité, aussi vieilles probablement que la constitution de sociétés humaines. » [1] L’image qu’ils transmirent respectivement des Persans était loin d’être figée. Elle évoluait en fonction de l’époque, des circonstances générales et en particulier de l’état des relations politiques entre les deux pays. Certes, Il fallut attendre une cinquantaine d’années de contacts directs, et une trentaine de récits de voyage pour que les Français parviennent à produire une image relativement réaliste des Persans. [2] C’est en effet en spéculant sur l’autre que l’on parvient progressivement à une connaissance relative de soi, à travers le questionnement réfléchi voire, la franche autocritique. Le relativisme qui en découle, malgré ses vertus, n’en comporte pas moins quelques dangers. Descartes le souligne ainsi dans le Discours de la méthode : « Il est bon de savoir quelque chose des mœurs des divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays. » [3]

Dessin de l’Ecole Tchahâr Bâgh (ou Ecole de la reine mère) au XIXe siècle, œuvre de l’architecte français Xavier Pascal Coste, vue du boulevard Tchahâr Bâgh

Mise à part la curiosité envers la découverte d’un monde inconnu, d’autres éléments furent également décisifs dans le choix des futurs voyageurs de passer à l’acte. Une bonne partie d’entre eux était des missionnaires qui caressaient l’espoir de convertir les musulmans et les guèbres à la foi chrétienne, d’autres étaient des marchands qui connaissaient la Perse de réputation, à qui l’on avait vanté la beauté des soieries persanes, la saveur des épices (en particulier le safran), la magie des tapis, la richesse maritime des ports notamment ceux d’Ormuz et du Golfe persique. C’est la raison pour laquelle les puissances européennes se décidèrent à établir des centres commerciaux dans les territoires de Shâh Abbâs. D’autres formulaient des aspirations purement scientifiques. Ceux-là se laissaient guider jusqu’au Levant par passion pour les ruines de l’Antiquité iranienne, pour explorer les sites et collecter des échantillons des plantes rares, témoignages de la variété de la faune et de la flore iraniennes. Les textes qui résultèrent de ces pérégrinations étaient néanmoins loin d’être neutres. Les comptes-rendus passèrent fatalement à travers le filtre culturel souvent déformant des étrangers. Les voyageurs occidentaux étaient surtout sensibles aux traits caractéristiques de la vie persane, aux traits dépaysants tels que le physique ou la beauté des femmes iraniennes cachée sous le voile (et qu’ils imaginaient à défaut d’observer), les coutumes et les rituels, la tenue, les mets, le danger sur les routes, la vie citadine et campagnarde, etc. Ils procédèrent de manière à mettre en relief l’ensemble de ces éléments, en insistant sur les différences saillantes, exotiques au sens plein, en oubliant ainsi les éléments communs aux deux cultures. Ils obtinrent de la sorte une certaine image (compréhensible) de la Perse qui permit un début de dialogue entre les cultures européenne et persane.

Leur circuit de voyage se résumait majoritairement aux étapes obligatoires, c’est-à-dire des villes commerçantes telles que Kâshân, Ispahan, Bandar Abbâs, des villes religieuses comme Qom, Ardebil, Shirâz et des villes politiques notamment Tabriz, Qazvin et Ispahan où se situait, au XVIIe siècle, le cœur du pouvoir safavide. D’autres villes restèrent peu explorées surtout les contrées orientales et nordiques du pays qui étaient considérées comme potentiellement dangereuses. L’insécurité de certaines régions et de certains lieux faisait office de repoussoir, des routes en particulier, infestées de brigands notamment dans les zones ravagées par la guerre. Il est vrai que la Perse faisait également peur, à cause entre autres de ses innombrables sentiers montagneux ou désertiques, à cause des maladies imprévues ou de la chaleur excessive. Cependant, le voyage montrait son côté plaisant une fois le voyageur arrivé aux grandes villes. Le premier contact était souvent un enchantement. Les voyageurs fatigués découvraient alors les minarets des mosquées à dôme bleu, les bains publics, les souks et les beaux jardins, les fontaines d’eau fraîche au milieu des cours, les sanctuaires entourés par les grenadiers et les arbres fruitiers dispersés un peu partout dans la ville et dans les jardins publics, autant de merveilles offertes aux regards des Occidentaux.

La Maison aux miroirs et le Pont Khâdjou, une représentation typique d’Ispahan, ville de jardins, alors considérée comme la ville la plus harmonieusement arrangée

D’après les voyageurs du XVIIe siècle, plusieurs éléments participaient à la formation des caractères physiques et moraux des Persans. Le climat en particulier. Selon les voyageurs curieux qui tout naturellement cherchent l’explication de toutes les différences qu’ils constatent, c’est le climat qui est à l’origine de tous les écarts culturels et sociétaux visibles. Tavernier, par exemple, qui décrète avec radicalité : « J’ai remarqué que plus on s’approche du Nord moins on trouve de civilité et d’honnêteté parmi les gens, et que les esprits suivent la rudesse et l’âpreté du climat. » [4] Pour Chardin aussi, qui a vécu quinze ans en Perse et en Inde, c’est en premier lieu le climat qui détermine la diversité des coutumes [5] : « Je reviens toujours à l’air et au climat quand il s’agit des coutumes et des manières des peuples, l’expérience me faisant tenir pour certain que c’est là qu’il en faut chercher la raison et l’origine, surtout dans les choses les plus communes, au lieu de les accuser de caprice ou de fantaisie, puisque les hommes ont toujours et partout assez de bon sens pour se servir des choses de la manière qui leur est la plus convenable. » [6] Il ajoute ensuite dans Des voyages en Perse et autres lieux de l’Orient : « Je trouve toujours la cause ou l’origine des mœurs et des habitudes des Orientaux dans la qualité de leur climat, ayant observé dans mes voyages que […] les coutumes ou habitudes des peuples ne sont point l’effet du pur caprice, mais de quelques causes ou de quelques nécessités naturelles qu’on ne découvre qu’après une exacte recherche. » [7] Voilà comment il s’efforce de ne pas juger les Orientaux selon les critères occidentaux, comment il cherche les causes naturelles ou culturelles des différences constatées. D’après Baudelot de Dairval, qui publia son essai De l’utilité des voyages en 1686, la même année que Chardin : « Les hommes sont ignorants ou sages, et ainsi des autres qualités, selon les degrés de chaleur du pays où ils demeurent, des viandes [aliments] qu’ils mangent, de l’air qu’ils respirent. […] La différence des climats faisant celle des tempéraments, elle inspire aux hommes des inclinations différentes. » [8]

« Baazar », de Jean-Baptiste Chardin, tiré de l’ouvrage Sir John Chardin’s Travels in Persia, publié à Londres en 1720

Ce qui frappe au premier abord le voyageur européen, c’est l’apparence de l’autre qu’il constate dès la première rencontre. Tous les voyageurs, excepté Tavernier, sont de l’avis que les Persans sont généralement bien faits, beaux de visage et d’un tempérament vigoureux. Paul Lucas, à la suite de son voyage en Perse, décrit ainsi les Persans : « Ils sont d’une taille médiocre, maigres mais robustes avec le visage olivâtre. Les hommes de la Perse sont beaux et bien faits. » [9] Bien au contraire, Tavernier ne partage pas du tout l’avis de Lucas puisqu’il dit : « Le sang originaire de Perse n’est pas un beau sang, ce que l’on peut remarquer dans les Gaures ou Guèbres, anciens originaires du pays, qui tirent sur le basané et sont la plupart mal faits. Le sang ne s’est rendu beau en Perse que par le mélange des Géorgiens de l’un et de l’autre sexe avec les Persans, car on amène tous les ans de ce pays-là une grande quantité d’esclaves, et c’est par les mariages que l’on a faits avec eux et qu’on fait encore tous les jours, que la valeur des Géorgiens est passée en Perse avec leur beauté et leur bonne mine. » [10]

Jean Chardin, lui aussi, partage l’avis de Tavernier en ce qui concerne la couleur de la peau des Persans : « Tout en gardant son teint basané, la peau du Persan est belle, fine et polie. » [11] Le Père Raphaël du Mans, dans L’Etat de la Perse en 1660, évoque dans un passage l’apparence des Persans, notamment celle de leurs cheveux. Il a constaté que les Persans ont les poils noirs et se rasent la tête une fois par semaine mais que les derviches ne se rasent point les cheveux, à l’instar des anciens Perses : « Les gens d’épée et les courtisans se rasent complètement la barbe ayant laissé pousser deux grosses moustaches et ce ne sont que les hommes d’épée qui la portent. » [12]

Les Persans se font teindre les cheveux, les moustaches ou la barbe pour cacher leur âge véritable, ce qui fait dire à nombre de voyageurs que les Persans n’aiment pas la vieillesse et qu’ils essayent de rester jeunes à tout prix. [13] Adam Oléarius, voyageur allemand en Perse, fut le témoin d’une scène intéressante : « sur le soir, on met devant chacun des conviés, dans un mouchoir de toile de coton à fleurs, deux cuillerées de chinne, qui est la drogue dont ils se servent pour mettre en couleur les ongles et les mains. » [14]

« Pont d’Allâhverdi Khân à Ispahan » au XVIIe siècle, dessin de Nicholas Sanson, tiré de l’ouvrage The Present State of Persia…, publié à Londres en 1695

Le problème vestimentaire se pose pour le voyageur dès qu’il entre dans le pays, car ses habits à l’européenne ne conviennent pas au climat chaud et sec de la Perse. Se trouvant devant un choix au départ déchirant, il décide finalement d’adopter les habits orientaux. Jean de la Roque décrit ainsi son voyage et son entrée au Levant : « Je quittai mes habits ordinaires pour en prendre à la façon du pays, ayant d’ailleurs laissé croître ma barbe depuis le voyage de Tyr, et cela pour ne courir aucun risque et pour mieux contenter ma curiosité, en cas de quelque rencontre de Turcomans ou d’Arabes qui ne sont pas accoutumés de voir des Francs. » [15] Une autre raison pour laquelle les Européens entrant en Perse s’inclinaient finalement devant le choix d’opter les habits persans était pour ne pas passer pour un étranger et ainsi de diminuer le risque d’être attaqué ou pillé ou d’autres actes de xénophobie. Ce fait est confirmé d’autant plus par Tavernier : « Quand on part [...] pour se mettre en caravane, il faut s’ajuster selon la mode du pays par où on doit passer, en Turquie à la turque, en Perse à la persienne, et qui en userait autrement passerait pour ridicule. » [16] En plus, comme le note Chardin, il est ainsi mieux protégé contre les excès du climat : « la vérité de formes dans les habillements ne vient point du caprice [...]. Elle a son origine dans la nature du climat. » [17] Manucci, auteur d’Un Vénitien chez les Mongols, relate comment il s’est habillé en persan dans la ville de Tabriz : « Les habitants de Tabriz sont Turcs de nation et de langue, de la secte de Haly [Ali], ennemis mortels des Ottomans. Je fus contraint de m’habiller à la persane et de quitter mon vêtement turc, parce que les enfants couraient après moi et m’appelaient Bré Ghidi, Bré Diniss Osmantou, infidèle, et cornard ottoman. » [18]

Ce type d’habillement, compte non tenu des avantages qu’il offre au voyageur, lui ouvre également l’accès aux mosquées et aux autres lieux saints interdits aux non musulmans ou non chiites. C’est en se déguisant en Persan que Thévenot visita la grande mosquée bleue de Shah Abbâs à Ispahan en 1664 : « Il n’est pas permis aux chrétiens d’y entrer, et si l’on est reconnu l’on en est chassé [...] ce qui ne m’empêcha pas pourtant d’y aller avec Monsieur Diagre (Herbert de Jager), commandant hollandais à Ispahan, qui pour cet effet s’était habillé à la mode du pays aussi bien que moi, et nous n’en reçûmes aucun déplaisir. » C’est également le cas de Tavernier qui visite la célèbre mosquée de Qom sans être aucunement dérangé : « Les chrétiens n’y entrent pas bien aisément, surtout ceux dont l’habit et la mine donnent dans la vue. Mais de la manière que j’ai toujours voyagé en Perse et aux Indes, on ne m’a jamais refusé la porte en aucun lieu. » [19]

Les ornements et les parures en or, en perle ou encore en pierres précieuses charmaient tout particulièrement les voyageurs européens, dont Chardin qui ordonna la réalisation de nombreuses miniatures de Persans parés de jolis habillements et ornements. Dans un passage, il parle des femmes iraniennes, de leur charme, de la beauté et de la finesse de leur tenue : « Elles mettent des aigrettes de pierreries à la tête, passées dans la bande du front […] elles attachent une enseigne de pierreries au bandeau qui leur pend entre les sourcils […]. Elles portent […] un tour de perles qui s’attache au-dessus des oreilles et passe sous le menton... des bracelets de pierreries de deux et jusqu’à trois doigts […]. » [20]

Dessin de Nicholas Sanson, tiré de l’ouvrage The Present State of Persia…, publié à Londres en 1695

Les Persans ont toujours eu la réputation d’être conviviaux, civilisés, hospitaliers et complimenteurs. Cette réputation s’était même répandue un peu partout partout en Orient et en Occident. Ainsi dès leur entrée en Perse, les voyageurs s’attelaient à la tâche de vérifier la véracité de leurs idées préconçues. Voilà comment Chardin décrit les Persans, après s’être assuré de les avoir suffisamment cernés : « les gens polis parmi eux peuvent aller de pair avec les gens les plus polis de leur air, leur contenance est la mieux composée, douce, grave, majestueuse, affable et caressante au possible. » [21] A la suite de ses visites en Turquie, Chardin se considère en mesure de comparer les Persans et les Turcs. Sa description montre visiblement la grande différence qui existait à l’époque entre ces deux pays voisins : « Les Persans ont de l’esprit, de la vivacité, de la finesse, du jugement et de la prudence, sans participer en aucune façon à la brutale férocité des Turcs, ni à la grossière ignorance des Indiens, entre lesquels leur pays est situé, leurs mœurs sont douces et civiles, et leur esprit a de la capacité et de la lumière. » [22] Ces points de vue favorables ne sont pas toujours partagés par tous les voyageurs du XVIIe siècle. Il y a ceux qui, comme le Père Raphaël, critiquent sévèrement le peuple que Chardin avait tellement chéri : « Les Persans sont rusés, de mauvaise foi, menteurs, flatteurs au dernier degré, en quête d’honneur et de gloire, mais plus affables et polis que les Turcs, chez lesquels sont encore fortes les mœurs sauvages des Tartares dont ils sont issus. » [23] S’il y des descriptions contradictoires sur le comportement des Persans, il y a néanmoins unanimité concernant leur hospitalité. Chardin qui fut maintes fois témoin de leur bon accueil, confirme à plusieurs reprises dans son ouvrage cette vérité : « ils sont ennemis de l’avarice, ils pratiquent fort l’hospitalité » [24] et « quand on sert à manger, bien loin de fermer la porte, on donne à manger à tout le monde qui se trouve logis et qui y survient, et souvent aux valets qui tiennent le cheval. » [25] Cette vérité fut également confirmée par Adam Oléarius qui raconte : « quand un voyageur arrive dans une ville, le gouverneur envoie son majordome l’accueillir et le prier à dîner. L’hospitalité du gouverneur ne dépend pas de la qualité des présents, mais l’usage est d’offrir un présent assez précieux au gouverneur. » [26]

« Un vieux Persan », dessin de Thomas Herbert, tiré de l’ouvrage Some years travels into divers parts of Africa, and Asia the great ... publié à Londres en 1677

Ce qui étonnait le plus les étrangers était la diversité culturelle et religieuse sous Shâh Abbâs le Grand. Les ethnies minoritaires comme les Juifs, les Arméniens, les Guèbres, les Banians de l’Inde vivaient tous en liberté totale dans un pays marqué fortement par le chiisme duodécimain. Ils faisaient même partie des piliers principaux des groupes de commerçants et accomplissaient les activités rurales, domestiques, économiques, bref tout ce qui était lié au progrès du pays. Voilà pourquoi les voyageurs n’hésitèrent pas à montrer et à exprimer leur émerveillement et leur surprise par rapport à la tolérance qu’ils constataient. Les passages de leurs ouvrages concernant la vie religieuse en Perse sont dignes d’intérêt. Les voyageurs ont quasiment tous abordé le chapitre des pratiques religieuses tantôt sur un ton admiratif, tantôt en exprimant leur mépris. Les descriptions minutieuses relatives au déroulement des cérémonies religieuses comme la circoncision, les fêtes et les deuils du calendrier persan y abondent. La hiérarchie religieuse est même comparée à celle de France dans le cadre de la composition tripartite du pays ; les trois ordres sont comparés avec la noblesse (le roi et son entourage), les gens de robe (les Imâms chiites) et finalement les commerçants et les artisans. On remarque également des passages consacrés aux rois et à la noblesse iranienne en tant que modèle politique persan. Souvent, sous la plume des Européens, le Shâh de Perse est soit représenté sous les traits d’un homme efféminé, opiomane et alcoolique, soit comme un monarque despotique, une véritable brute sanguinaire qui n’hésite pas à éliminer ses conseillers politiques ou les femmes de son harem. Ailleurs, il a été décrit comme étant à la tête d’une armée modernisée, un guerrier brave et réformateur. L’armée pour sa part est décrite comme déclinante et souffrant d’un manque d’organisation et de stratégie globale.

Bref, les voyageurs du XVIIe siècle, étaient pour le moins étonnés face à ce monde pour eux nouveau, similaire par certains points et en même temps tellement différent. Dans leurs descriptions, ils invitent implicitement (parfois explicitement) le lecteur à s’interroger sur les résultats de leurs découvertes : les échanges de civilités, les bains publics, le luxe et la richesse de l’intérieur des maisons, le raffinement du comportement des Persans, leurs tapis précieux, leur promenade et leur cérémonie de chasse, leurs transactions, leur organisation militaire, leur vie romantique, leurs superstitions, leur religion, leurs cérémonies et rituels, etc. Tout cela montre la curiosité et l’attention que portaient ces voyageurs aux réalités de l’univers persan. La Perse du XVIIe siècle décrite par les Européens est à la fois fascinante, repoussante, mystérieuse et inquiétante. La lecture de ces ouvrages montre à quel point le voyageur continue de s’interroger sur son expérience après avoir quitté le pays. Mais finalement, ce qui semble finalement demeurer dans la mémoire vive des visiteurs, c’est le souvenir de la richesse d’un ailleurs qui ne cessa jamais d’attirer, toujours de plus en plus et tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, la convoitise des puissances européennes et ottomanes. C’est au cours de ce XVIIe siècle, on le sait, que le mythe littéraire de la Perse vit le jour et donna naissance entre autres, au chef-d’œuvre de Montesquieu.

« Une Persane », dessin de Thomas Herbert, tiré de l’ouvrage Some years travels into divers parts of Africa, and Asia the great ... publié à Londres en 1677

Notes

[1Moura, Jean-Marc, L’Europe littéraire et l’ailleurs, PUF, Paris, 1998, p. 35.

[2Hadidi, Javâd, De Sa’di à Aragon, Alhodâ, Téhéran, 1999, p. 44.

[3Descartes, René, Discours de la méthode, dans œuvres et lettres, Gallimard, Paris, 1953, p. 129.

[4Tavernier, Jean-Baptiste, Les Six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Gervais Clouzier et Claude Barbin, Paris, 1676, t. II, p. 519.

[5Hadidi, Javâd, De Sa’di à Aragon, Alhodâ, Téhéran, 1999, p. 55

[6Chardin, Jean, Voyages du Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, Langlès, Paris, 1811, t. VIII, pp. 295-296

[7Ibid., p. 299

[8Chardin, Jean, Journal du voyage du chevalier Chardin en Perse et aux Indes orientales, Moye Petit, Londres, 1686, 1 vol. in-40.

[9Lucas, Paul, Voyage du sieur Paul Lucas au Levant, G. Vandive Paris, 1704, t. II, p. 123.

[10Tavernier, Jean-Baptiste, Les Six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Gervais Clouzier et Claude Barbin, Paris, 1676, t. II, préface, p. 15.

[11Chardin, Jean, Voyages du Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, Langlès, Paris, 1811, t. VIII, p. 84.

[12Mans, Père Raphaël (du), Estat de la Perse en 1660, publié avec notes et appendice par Charles Schefer, E. Leroux, Paris, 1890, p. 142.

[13Ibid.

[14Olearius, Adam, Relation du voyage d’Adam Oléarius en Moscovie, Tartarie et Perse, traduit et augmenté par Abraham van Wicquefort, Michel-Charles Le Cene, Amsterdam, 1727, p. 847.

[15Roque, Jean (de la), Voyages de Syrie et du Mont-Liban, Dar Lahad Khater, Beyrouth, 1981, p. 210.

[16Tavernier, Jean-Baptiste, Les Six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Gervais Clouzier et Claude Barbin, Paris, 1676, t. I, p. 111.

[17Chardin, Jean, Voyages du Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, Langlès, Paris, 1811, t. VIII, pp. 262-263.

[18Manucci, Niccole, Un Vénitien chez les Mongols, Phébus, Paris, 1995, p. 28.

[19Tavernier, Jean-Baptiste, Les Six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Gervais Clouzier et Claude Barbin, Paris, 1676, t. I, p. 67.

[20Chardin, Jean, Journal du voyage du chevalier Chardin en Perse et aux Indes orientales, Moye Petit, Londres, 1686, 1 vol. in-40, p. 25.

[21Chardin, Jean, Voyages du Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, Langlès, Paris, 1811, t. VIII, t. II, p. 5.

[22Ibid, p. 385.

[23Richard, Francis, Père Raphaël du Mans, Missionnaire en Perse, L’Harmattan, Paris, 1995, p. 315.

[24Chardin, Jean, Voyages du Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, Langlès, Paris, 1811, t. II, p. 2.

[25Ibid, p. 5.

[26Olearius, Adam, Relation du voyage d’Adam Oléarius en Moscovie, Tartarie et Perse, traduit et augmenté par Abraham van Wicquefort, Michel-Charles Le Cene, Amsterdam, 1727, p. 24).


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  • Je cherche des idees sur les echanges ,commerciaux et voire politiques entre la cour de Louis 14 et la Perse....sutout j’aimerais savoir sur un personnage Perse nomme Mehemed-Riza-Beg,que j’ai isole sur Google....afin de l’integrer dans un roman epique....et savoir plus sur les tapis de soie fabriques en Perse alors...est il vrai que l’on donnait l’experience a quelques enfants )du a leur excelente vue et la plus grande connaissance du tissage des tapis ?si vous pourriez me donner des details je vous en serai infiniement reconnaissant....Merci d’avance et a bientot Jean Marie Mayol

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