N° 93, août 2013

Aperçu de la peinture iranienne sous les Safavides


Sepehr Yahyavi


La période safavide marque le début d’une phase de transition grandiose dans la quasi-totalité des aspects de la vie iranienne. La politique et la géopolitique, l’économie et le commerce, la religion et le spirituel, les arts et surtout la poésie, tous ont été profondément impressionnés et bouleversés, ayant laissé par conséquent un impact déterminant sur toute la vie persane des périodes qui ont succédé.

Première dynastie intégrale d’origine iranienne depuis l’arrivée de l’Islam, les rois safavides qui vivaient avec la menace des Ottomans sur le côté ouest de l’Iran, ont officialisé le chiisme en tant que religion nationale, et, ayant unifié le territoire iranien après de nombreuses batailles, ont contribué à l’avènement d’une ère nouvelle dans l’histoire du pays.

Miniature tirée du Khamseh de Nezâmi, « Leyli et Madjnoun à l’école », de Kamâleddin Behzâd, Herat, 1494, conservée au British Museum, Londres

Il est important de noter que, comme c’est précisément en l’an 1500 que Shâh Esmâïl, petit-fils de Sheikh Safieddin Ardebili, a conquis Tabriz et l’a choisi pour capitale, la naissance de cette époque coïncide avec celle du système capitaliste de production économique dans l’Europe centrale et de l’ouest (ainsi qu’en Angleterre). Ce gouvernement oriental despotique, qui voulait mettre fin à une longue période de féodalisme érosif et érodé, a mené cette tâche à bien au travers d’une série de luttes acharnées contre les Ouzbeks dans le nord-est, et contre les puissants Ottomans à l’est.

Pour ce qui concerne l’art et l’architecture, l’Iran de l’époque safavide a été témoin d’une évolution pluridimensionnelle dans la forme et le fond, les sujets et les thèmes, ainsi que dans la technique et l’esthétique artistiques. Bon nombre de bâtiments ont été construits, surtout à Ispahan, la calligraphie et l’artisanat se sont développés, et la peinture a fait beaucoup de progrès.

L’art de la peinture, avec l’avènement de deux génies universels, Kamâleddin Behzâd et Rezâ Abbâssi, s’étant mis au départ au service de la cour (qui jouait le rôle de mécène) et progressant alors de manière sensible, s’en est peu à peu détaché pour se diriger vers la représentation de la réalité humaine. Dans le présent article, nous allons dresser un court bilan de cet art sous le règne de la dynastie safavide, en distinguant les deux écoles majeures de peinture de cette période, le plus souvent désignées par les noms de l’école de Tabriz et d’Ispahan.

Miniature tirée du Khamseh de Nezâmi, « Bahrâm Gour tue le dragon », de Kamâleddin Behzâd, Herat, circa 1493, conservée au British Museum, Londres

L’école de Tabriz : Kamâleddin Behzâd

Avant la victoire de Shâh Esmâïl sur les Aq Qoyounlous aboutissant à l’instauration de la dynastie safavide, deux grands styles régnaient dans le monde pictural iranien : l’école de Herat, où s’était développé un style académique et naturaliste fondé sur la représentation de l’homme, et celle des Turkmènes, basée sur l’imagination et la représentation de paysages.

Kamâleddin Behzâd appartenait à l’école de Herat. Il vécut à Herat, jusqu’à ce que le roi Esmâïl ordonne son déplacement à Tabriz, où il fut nommé responsable de la bibliothèque impériale. L’immigration de cet artiste a entraîné le transfert d’une école enracinée dans les traditions turkmène et chinoise vers une ville où vivaient d’autres grands artistes tels que Soltân Mohammad Tabrizi. Ce dernier a d’ailleurs été fortement influencé par Behzâd.

Les artistes, sous le mécénat du successeur de Shâh Esmâïl, c’est-à-dire Shâh Tahmâsb, entreprirent d’illustrer de grands recueils et les œuvres littéraires célèbres, comme le Livre des Rois de Ferdowsi (le Shâhnâmeh de Shâh Tahmâsb), et le Khamseh de Nezâmi.

Shâh Tahmâsb accède au pouvoir en 1524. Peintre et calligraphe, il avait été lui-même élève de Soltân Mohammad en peinture. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il décide de soutenir matériellement les artistes liés au roi précédent. Cette protection continua durant quelques années, jusqu’à ce que les responsabilités politiques et ce que nous pourrions qualifier de mauvaise conscience liée à des croyances religieuses l’emportent sur les passions artistiques du souverain safavide. Il congédia par conséquent la plupart des artistes de sa cour, dont Soltân Mohammad.

Vers de Nezâmi, miniature de Kamâleddin Behzâd, XVIe siècle

Cet évènement changea la situation favorable où les arts avaient fleuri, mais le renouveau culturel ne cessa cependant pas, en ce qu’il devint la source d’un renouveau de l’art et de la transformation d’autres cultures, dont l’art indien, pays où certains artistes protégés de la cour safavide immigrèrent. L’Inde n’est pas la seule destination d’immigration choisie par ces artistes et artisans, puisque plusieurs d’entre eux préfèrent migrer à l’intérieur du pays, en s’établissant par exemple à Shirâz ou Mashhad.

Sur la base de ce que nous avons indiqué plus haut, le style de l’école de Tabriz est un mélange de celui de l’école d’Herat et des Turkmènes. Pour la première fois dans l’histoire de la peinture orientale, notamment avec l’apparition de l’homme moderne et du réalisme dans la peinture occidentale (surtout sous l’influence des œuvres des maîtres baroques italiens et flamands), les peintres se mettent à représenter les figures humaines et la vie quotidienne de l’homme en mouvement.

L’espace et la couleur, la ligne et la lumière, tous trouvent un ton nouveau dans les toiles de Behzâd et par la suite, dans l’œuvre des autres peintres appartenant à cette école. Les détails et les éléments naturels et humains deviennent plus vraisemblables et de plus en plus signifiants. L’espace se transforme en un champ de réflexion (dans les deux sens du terme) plus propice et plus sensible qu’il ne l’était dans les miniatures des époques antérieures.

Nous disposons de très peu d’informations sur la vie de Behzâd à Tabriz ; l’individualité et la personnalité des artistes n’étant pas alors l’objet d’une attention particulière. Ainsi, les artistes n’étaient même pas habitués à signer leurs œuvres.

L’homme (en mouvement) est au cœur de l’œuvre de Behzâd. Un volume des poèmes de Nezâmi qu’il a illustré témoigne de l’entrelacement de la sensation et de la raison (mieux dit, du sentiment et de la réflexion) présent dans son œuvre. Ayant fait bon usage du pouvoir expressif de l’espace dans ses miniatures, Behzâd crée et induit le mouvement.

Bien que la perspective et la mise en relief ne soient pas présentes dans ses œuvres (comme dans les autres miniatures orientales), nous constatons un système de symétries et une composition solide, qui relèvent d’une conception matérielle et réaliste de l’environnement naturel et du milieu social.

Behzâd était également un maître incontesté de l’art des portraits. Nombreux sont les portraits dessinés par lui ou qui lui ont été attribués, et dans toutes ces toiles, nous pouvons distinguer les traits physionomiques et, ce qui est d’une importance primordiale et sans précédent, psychologiques des modèles. Parmi ces portraits, nous pourrons citer celui de Soltân Hossein Baygharâ. Cette distinction corporelle et spirituelle des portraits peints apparaît pour la première fois dans l’art de la peinture iranienne. Dans l’ensemble et pour conclure, nous pouvons récapituler les spécificités des œuvres de Behzâd dans les six caractéristiques suivantes :

1) L’homme est au centre de son œuvre ;

2) Le peintre essaie de représenter, à l’aide des techniques de son temps, les dimensions matérielles de ses figures et personnages ;

3) Application d’une géométrie nouvelle en accordant une puissance inédite aux couleurs et lignes ;

4) Le peintre essaie de créer un monde vraisemblable, et le fait sans avoir toutefois recours à la perspective et à la mise en relief ;

5) Division de l’espace et création d’une composition forte et expressive ;

6) Usage convenable de l’influence réciproque des couleurs.

« Femme à la bourse d’or », circa 1600, miniature de Rezâ Abbâssi, Musée de l’Art de Worcester, Worcester, Angleterre

L’école d’Ispahan : Rezâ Abbâssi

Avec le couronnement de Shâh Abbâs 1er en 1597, la capitale des Safavides est transférée à Ispahan, décision qui va transformer cette ville en l’un des plus grands centres économiques, artistiques et culturels de cette époque. Des dizaines d’artistes et d’architectes, d’artisans et d’ingénieurs sont recrutés par la Cour et mis au service du roi.

Ce courant marque la formation d’une classe de commerçants et de bourgeois, qui deviennent en grande partie de nouveaux mécènes pour les arts et les artistes. Cependant, la plupart des arts et métiers artisanaux restent dépendants de la cour et de la noblesse. Pour ce qui concerne la peinture, cet art devient plus autonome par rapport de la cour royale, ce qui conduit à sa popularisation relative.

La peinture ne s’occupe plus alors exclusivement de l’illustration des livres et des recueils de poèmes, et s’intéresse de manière plus significative à la figuration de la vie réelle. L’école de Tabriz s’est enrichie par le travail de divers maîtres, le plus éminent d’entre eux étant Rezâ Abbâssi, grand artiste qui développe l’esthétique fondée par Behzâd et Soltân Mohammad, en donnant un nouveau souffle à la peinture iranienne.

Fils d’Ali Asghar Kâshâni, l’un des artistes de la cour de Shâh Esmâïl II, Aghâ Rezâ est né en 1567. Ayant rejoint le cercle de la cour de Shâh Abbâs en 1590, Rezâ Abbâssi (qui ne doit pas être confondu avec Alirezâ Abbâssi, célèbre calligraphe de cette même période), apporte diverses contributions au renouvellement de l’esthétique et des techniques de la peinture de cette époque glorieuse.

Du point de vue technique, il est surtout célèbre pour ses dessins au siâh-qalam (calame noir), technique qu’il a léguée à la postérité, mais aussi pour le pouvoir d’expression qu’il accorde à la ligne, avec une touche qui lui est propre. Du point de vue thématique, sa grandeur réside avant tout dans les thèmes qu’il traite, dont la plupart sont issus de la vie quotidienne des gens ordinaires ; des peintures de genre, si l’on peut les appeler ainsi.

Une conception assez simplifiée de l’espace et de la couleur comparée avec les œuvres appartenant à l’école de Tabriz ne l’empêche pas de construire une œuvre expressive et vive, avec des tonalités et des diversités très riches. L’œuvre de Rezâ Abbâssi (dont un musée est baptisé à son nom) ne se limite pas à des portraits et des toiles séparés, mais il a également illustré, comme ses prédécesseurs, des épopées et des poèmes tels que le Shâhnâmeh de Ferdowsi et Khosrô va Shirin de Hakim Nezâmi. Certaines peintures murales des palais Ali-Qâpou et Tchehel Sotoun d’Ispahan lui sont également attribuées.

Ayant quitté la cour à l’apogée de sa gloire pour des raisons qui nous sont restées inconnues, le grand peintre est allé vivre parmi le peuple. Une hypothèse de cet abandon pourrait être la suivante : un artiste qui faisait preuve d’engouement pour les masses populaires, comme plus tôt Behzâd et plus tard Kamâl ol-Molk – et comme en Europe occidentale, Rubens et Rembrandt -, ne peut supporter de voir un peuple souffrir et se sacrifier pour le luxe de la cour. Il aurait ainsi préféré quitter l’institution royale pour s’intégrer au sein de la société de laquelle il était originellement issu.

Homme buvant à une source de montagne, circa 1585-7, Bibliothèque Topkapi Saray, Istanbul

Parmi les célèbres toiles de cette période de l’œuvre de Rezâ Abbâssi, nous pouvons évoquer des images de lutteurs, ou encore d’hommes du désert. Il mourut dans la solitude et la pauvreté.

Voici les caractéristiques majeures de l’œuvre de Rezâ Abbâssi :

1) Poursuite de la tradition réaliste de Behzâd et non-usage de la mise en relief et de la perspective ;

2) Dessin magistral et application de touches spécifiques par changement dans l’épaisseur des lignes ;

3) Représentation des figures humaines plus grandes qu’elles ne le sont dans la réalité, et de façon non proportionnelle par rapport à leur environnement ;

4) Usage des valeurs visuelles de la ligne ;

5) Portraits (peints ou dessinés) d’hommes ordinaires ou appartenant aux couches supérieures de la société ;

6) Stylisation des couleurs et simplification des structures spatiales ; usage d’un nombre limité de couleurs (le pourpre, le marron et diverses tonalités du gris).

Conclusion

L’épanouissement des arts picturaux et surtout de la peinture durant la période safavide atteste une fois encore des rapports étroits existant entre l’évolution artistico-littéraire d’une part et les systèmes politiques en place de l’autre. Sans imposer des censures et des restrictions accablantes sur le contenu des œuvres, les rois safavides protégeaient les artistes et les artisans.

Il est vrai cependant que les techniques artistiques mises en œuvre par Behzâd et Alirezâ Abbâssi n’ont pas atteint celles des arts occidentaux pendant la Renaissance et l’ère Baroque, ce fait étant dû avant tout au retard considérable sur le plan socioéconomique qui a obstrué la voie au développement politico-culturel en Iran. C’est que, pour la première fois en Iran, l’artiste a commencé de se détacher, dans son œuvre, des liens qui le mettaient sous le joug des hommes de fortune et de puissance, et ce, par une prise de conscience face à la nature et à l’histoire.

L’illustration des recueils de poésie, du Khamseh et du Shâhnâmeh, bien qu’elle constitue un progrès grandiose dans cette période, ne constitue plus désormais la tâche unique et sacrée des peintres et dessinateurs. Certes, elle en fait partie, mais elle ne suffit point dorénavant pour rendre éternel un artiste et pérenniser son œuvre.

Sources :
- Golmohammadi, Javâd, Vijegui-hâye naqqâshi-e maktab-e safavi (Spécificités de la peinture de l’école safavide), site Internet du Centre de recherche en Sciences humaines et Etudes culturelles. (Cet article possède aussi une bibliographie assez riche, surtout en langue française.)
- Me’marzâdeh, Mohammad, « Naqqâshi-e asr-e safavi (Maktab-e Tabriz va Esfahân) » (La peinture de la période safavide ; les écoles de Tabriz et d’Ispahan], Jelveh-ye Honar, n° 2 (du nouveau cycle), pp. 39 à 46. (Cet article, au contenu riche et doté d’une bonne bibliographie, m’a le plus servi dans la rédaction du présent texte.)
- Talbot Rice, David, Naqqâshi-e eslâmi, asr-e safavi (La peinture iranienne ; la période safavide), article traduit de l’anglais par Safourâ Fazlollahi, disponible sur le Portail Global des Sciences humaines (site Internet du Centre de recherche en Sciences humaines et Etudes culturelles).


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