N° 110, janvier 2015

Pierre Lory et la mystique musulmane
IIe partie : Le Miroir


Entretien réalisé par

Babak Ershadi


"J’étais un trésor caché, j’ai aimé à être connu,

alors j’ai créé le monde."

(hadîth qudsî)

Est-ce que cet aspect particulier de la connaissance ésotérique existe aussi dans d’autres religions monothéistes, par exemple dans le judaïsme ou le christianisme ?

P. L. : Oui, cela existe dans le judaïsme. Dans le judaïsme, il y a également l’idée que la Bible hébraïque est un livre divin, que la langue hébraïque est une langue sacrée, et que chaque mot de la Bible a un sens divin. La kabbale juive va beaucoup se développer à ce niveau-là, et d’une façon extrêmement voisine de la science des lettres musulmane. Il y a vraiment un rapprochement des démarches. Le christianisme est entièrement différent, parce que là, il n’y a pas de langue sacrée, car les Evangiles ne sont pas des textes révélés. Il y a l’idée que la parole de Dieu s’est incarnée dans un homme, c’est-à-dire dans Jésus. Donc cela conduit à une anthropologie très différente. Le langage n’a pas du tout le même rôle. Mais pour le judaïsme, c’est assez clair. En fait, on ne sait pas si c’est la kabbale juive qui a influencé la science des lettres musulmane, ou si c’est la science des lettres musulmane qui a influencé la kabbale juive. C’est très étonnant. Ibn ‘Arabî raconte avoir eu un échange d’arguments avec un rabbin à l’époque où il était en Espagne. Le rabbin lui disait : votre livre, le Coran, comment peut-il être un livre de Dieu, alors qu’il commence par la lettre B (J) qui est la deuxième lettre de l’alphabet arabe ? Et Ibn ‘Arabî, qui connaissait la Bible, lui a dit : c’est la même chose dans votre livre. Parce que la Bible hébraïque commence par les mots « au commencement », en hébreu « Be-réchit ». Cela montre qu’il y avait une façon de communiquer commune entre ces deux modes de pensée.

Pierre Lory, Ispahan

-Et quelle a été la place des Iraniens, puis des Iraniens chiites dans le développement de ce courant d’idée ésotérique musulman ?

P. L. : Cette place est énorme. Mais il faut distinguer deux choses différentes : il y a d’abord l’élément culturellement iranien, puis l’élément chiite. L’élément iranien est l’élément le plus dynamique dans tous les domaines scientifiques. Dans le domaine spécifique de la mystique, il faut dire que l’un des plus grands centres de la mystique était le Khorâssân. On ne sait vraiment pas pourquoi, mais cette province a produit un nombre spectaculaire de théologiens mystiques et d’ascètes. En général, à cette époque-là, tout le monde écrivait en arabe. Vous savez mieux que moi que pendant les siècles suivants, les mystiques ont écrit de plus en plus en persan. Mais sans exagérer, je pense pouvoir dire que ce que la mystique musulmane doit à l’élément iranien, c’est à peu près les trois quarts de sa production écrite. La question du chiisme est complètement différente, puisqu’au départ, le chiisme s’est développé dans un milieu arabe. A l’époque médiévale, avant les Séfévides, la plus garde partie du pays était habitée par des musulmans sunnites. Donc le chiisme n’est pas propre à l’Iran musulman. Par contre, l’élément essentiel de la mystique sunnite, à savoir la notion de la « velâyat », est à mon avis une dérivation et une démarcation de la notion chiite de la « velâyat » et du rôle de l’Imâm. Les chiites ont développé la notion de l’Imâm parfait comme un modèle ; et au fond, la mystique sunnite a développé comme idéal cette même notion de la « velâyat » mais en la détachant des Imâms chiites. C’est-à-dire que ce sont les grands maîtres spirituels du sunnisme qui ont été déclarés ou considérés comme des « vali-s ». Quand on voit comment la mystique sunnite s’est développée, il semble probable qu’il y ait eu ce passage de notion du chiisme vers le sunnisme. Cela s’est passé vers les IIIe et IVe siècles de l’hégire. Il y a pourtant un débat, et les spécialistes ne sont pas du tout d’accord entre eux. Henry Corbin était d’avis que c’était le chiisme qui était à la racine de la mystique musulmane. Beaucoup l’ont critiqué en estimant qu’il exagérait et lui disaient : vous voulez rendre tout le monde chiite. Il y a donc débat.

-Vous êtes également l’auteur, parmi tant d’autres ouvrages, d’un livre qui s’intitule Le rêve et ses interprétations en islam. De quoi avez-vous parlé dans cet ouvrage ?

P. L. : Il s’agit dans ce livre de l’interprétation religieuse des rêves. Pendant huit années, j’ai étudié les grands mystiques et les grands maîtres, ceux qui sont vénérés de tous et sur lesquels on a écrit beaucoup de livres. J’ai tâché d’approfondir ce domaine. Mais qu’en est-il des musulmans ordinaires, ceux qui ne sont pas mystiques et n’ont pas de rapport avec le surnaturel ? Puis, j’ai étudié les hadiths et les paroles du Prophète, qui affirment que le rêve est une quarante-sixième part de la prophétie. Ces hadiths disent que celui qui voit le Prophète en rêve le voit en réalité. Il y a toute une série de hadiths qui disent que le rêve « vrai » et « sain » (pas le rêve fantaisie) est un véritable message surnaturel, comme un message que Dieu envoie aux dormeurs, en leur envoyant un ange. Alors du coup, je me suis dit que c’est très important ; cela veut dire que n’importe quel croyant peut recevoir une sorte de petite révélation personnelle. C’est donc une façon qui permet à des millions de musulmans ordinaires d’avoir une petite expérience mystique durant le sommeil, ou même dans un état d’éveil. Ce livre est donc une exploration du rêve. Qu’est-ce que le rêve ? Comment peut-on distinguer le rêve vrai et religieux du rêve illusoire ou même satanique ? Quel a été le rôle du rêve à travers l’histoire ? Et bien sûr quel est le rôle du rêve chez les mystiques qui en font énormément ? Les maîtres mystiques demandent souvent à leurs disciples de quoi ils ont rêvé ; les rêves que font les disciples dénotent en quelque sorte leur état spirituel. Le travail que j’ai fait était surtout fondé sur les textes anciens : les dictionnaires du rêve, les encyclopédies de « ta‘bir » (interprétation) et d’onirocritique. Quand le livre a été publié, j’ai reçu un courrier important de gens qui continuent à rêver selon ce mode-là. Cela continue donc à compter jusqu’à maintenant. Et j’ai vu que dans certains pays musulmans, les mystiques interprétaient les rêves dans les émissions télévisées ou radiophoniques. C’est donc une manière de s’approcher du surnaturel. J’ai fait un travail qui porte sur les documents écrits anciens, mais il y a aussi des enquêtes à faire sur ce qui se passe maintenant. Notamment en Iran, j’ai été surpris de voir nombre de personnes qui disent qu’elles ont vu tel ou tel Imâm en rêve et même parfois en état d’éveil. C’est quelque chose de profond. Et ces démarches-là sont très répandues.

-Au cours des siècles une énorme littérature mystique a été produite. Ces ouvrages expliquent l’expérience mystique de la relation avec Dieu. Mais ce qui reste difficile à comprendre, c’est le mécanisme de la transmission de ces croyances mystiques d’une personne à l’autre. Or, il s’agit, comme vous l’avez fait remarquer, d’une expérience individuelle et vécue de l’amour et de la rencontre avec Dieu. Comment sera-t-il donc possible de transmettre cette expérience aux autres ?

P. L. : C’est effectivement une grande question. Etant donné que l’expérience mystique est rigoureusement personnelle, elle n’est pas reproductible et on ne peut pas l’enseigner comme on fait un cours de science. Donc, il y a un rapport très spécial entre le maître et le disciple. Et si cette grande littérature mystique existe, c’est pour prouver à la fois que la transmission est possible et qu’en même temps ce n’est pas facile. Cela montre qu’il faut un discours soit pédagogique soit symbolique. C’est l’exemple du Masnavi de Molavi qui peut aider à faire comprendre des choses aux disciples. Mais au fond, dans cette démarche mystique tout le monde reste seul face à lui-même, face à sa liberté et sa propre démarche.

-Compte tenu de cet aspect personnel et intérieur de la connaissance mystique, quel est le rapport entre cette démarche intériorisée et l’aspect rationnel et rationalisé de la religion enseigné par les « Foqahâ », les docteurs en religion dans le cadre de la raison pour qu’elle soit accessible à tout le monde ? Or cette expérience mystique individuelle est souvent très difficile même à décrire.

P. L. : Là, cela dépend un peu des climats. Mais d’abord il faut souligner qu’en général, la mystique musulmane s’insère tout à fait dans le cadre de la Loi. Pour tous les mystiques, l’important est de garder le rituel de la charia et de respecter les prescriptions du « fiqh ». Et cela parce que cela permet d’encadrer l’expérience mystique qui peut partir un peu dans tous les sens. Quelqu’un qui reçoit les premières expériences mystiques peut se sentir effectivement trop important ou au-dessus des règles. Or, ces règles encadrent toute cette démarche spirituelle. Donc par rapport au droit, je crois bien qu’il y a un consensus auprès des mystiques. Par rapport à la raison philosophique, il faut reconnaître qu’il y a dans la spiritualité chiite, en particulier, un effort d’élaborer philosophiquement ce qui est l’expérience mystique. C’est-à-dire qu’on voit chez des auteurs comme Sohrawardi que Corbin a beaucoup étudié, ou Mollâ Sadrâ et tous les grands philosophes iraniens à partir de l’époque séfévide, une volonté de construire une façon logique et psychologique qui permet d’expliquer et d’encadrer l’expérience mystique. Il y avait cette idée qu’un mystique qui n’est pas philosophe peut errer et ne pas savoir très bien où il va. Et c’était perçu comme quelque chose de dangereux. C’est une chose très particulière à la pensée iranienne. Bien sûr, il existe dans le soufisme sunnite, notamment chez Ibn Arabî, des tentatives d’élaboration doctrinale aussi. Mais chez Ibn Arabî, c’est quand-même beaucoup plus intuitif que rationnalisé. Par exemple, il raconte que quand il était jeune, il a lu un livre de philosophie (falsafa). Le premier chapitre de ce livre était intitulé : « Démonstration de l’existence d’un Créateur ». Il raconte qu’il n’a pas voulu continuer à lire le livre en disant que quelqu’un qui se pose encore cette question, ne peut pas conduire à la vérité. C’est une idée qu’on va vers la mystique par la foi seule. Par contre, dans la philosophie iranienne, l’histoire de la construction doctrinale est plus valorisée.

-Dans cette expérience mystique, est-ce que l’union et la rencontre avec Dieu sont considérées comme un acte de connaissance de Dieu ? Un homme qui arrive spirituellement à cette étape de rencontrer la vérité dans son cœur, peut-il prétendre qu’il connaît la nature et l’essence même de Dieu ?

P. L. : C’est un paradoxe car la connaissance de Dieu est une non-connaissance. En effet, que peut comprendre l’homme, tout petit avec ses faibles facultés rationnelles ? En plus, Dieu n’est pas un objet de connaissance. Il est en dehors des capacités humaines. En fait, l’expérience soufie serait plutôt de comprendre que je suis connu par Dieu. C’est Dieu qui exerce une attention sur moi. C’est ce renversement qui a lieu. C’est ce qu’on appelle « fanâ » (l’annihilation). Brusquement le soufi découvre ce qu’il était. Son « moi » disparaît complètement, et il comprend que non seulement il est créé par Dieu, mais aussi que la volonté à l’intérieur de lui vient de Dieu. Et à la fin, le résultat de l’expérience mystique, c’est de découvrir qu’au fond c’est Dieu qui agit à travers moi. Par exemple, que veulent dire les « shahâdah » (témoignage) : Je témoigne (Ashhadu). Qui est-ce qui peut dire : je témoigne ? Qui peut rendre ce témoignage de Dieu ? C’est Dieu qui accomplit le témoignage à Lui-même à travers le mystique. Qu’est-ce que la prière ? La prière est un culte que Dieu rend à lui-même. Parce que l’homme n’est pas du tout capable de comprendre comment le faire tout seul. C’est donc ce renversement-là qui est l’idéal. C’est pour cela que quand on parle de la connaissance de Dieu, c’est en fait la connaissance de Dieu sur l’homme. Ce n’est pas l’homme qui pense, mais Dieu qui pense à travers l’homme. Tout cela est résumé dans l’image donnée par le soufi : l’homme est un miroir de la lumière divine. Lui-même n’existe pas en quelque sorte. Il n’est qu’un miroir qui reflète une image qui ne vient pas de lui.

-Le soufi arrive à une étape où son moi s’efface, et il devient un miroir qui reflète une lumière qui ne vient pas de lui. Mais ce miroir garde quand même une matérialité. Quels sont, d’après le mystique, le sens et la raison de la « création » par Dieu de quelque chose en dehors de lui ?

P. L. : Les mystiques résument cette nécessité de la création par une parole divine (hadîth qudsî) : « J’étais un trésor caché, j’ai aimé à être connu, alors j’ai créé le monde ». Donc Dieu était tout seul et possédait toute une science universelle, et Il a aimé à s’extérioriser en quelque sorte. La création de Dieu est donc la création d’une infinité de miroirs et de miroirs. Il y a un miroir que vous êtes dans lequel Dieu a un reflet particulier. Il y a un miroir que je suis dans lequel Dieu a un autre reflet particulier. Et des milliards de créatures dont chacune a un miroir dans lequel Dieu fait refléter une partie de son trésor caché. C’est ce que les mystiques iraniens appellent « Ayeneh-khâneh » (une maison de miroirs).

-Vous êtes venu pour la première fois en Iran vers 1978-1979 dans le cadre de vos études doctorales. Nous sommes maintenant assez loin de cette époque-là. Quelle a été votre impression générale lors de votre dernière visite dans le pays ?

P. L. : Mon impression principale c’est que l’Iran était et reste encore l’un des pays du monde que je connais accordant la plus grande importance à la culture. C’est vraiment frappant surtout par contraste avec les autres pays du Proche-Orient. En Iran, on voit tant d’universités, d’instituts de recherches, de publications diverses qui sont aidées par l’Etat ou des fondations privées. On y voit aussi des centaines de milliers d’étudiants. Il y a un effort de culture, des émissions à la radio et à la télévision sur des sujets culturels, partout des musées qui se construisent… Tout cela est vraiment très impressionnant. Alors que l’Iran est un pays sous embargo, et qui a dû subir une guerre il n’y a pas si longtemps. Je tiens aussi à vous dire, en passant, que La Revue de Téhéran participe aussi à cet effort. En discutant avec les collègues iraniens, je trouve qu’il y a beaucoup de débats et de discussions. Donc, ce n’est pas seulement une culture s’exprimant en termes « quantitatifs », mais aussi une culture de débats et des points de vue différents pour améliorer les choses.

- La Revue de Téhéran vous remercie de nous avoir accordé cet entretien.

Bibliographie sommaire de Pierre Lory :
- 1980, 1991, Les commentaires ésotériques du Coran selon ‘Abd al-Razzâq al-Qâshânî, (Traduction en persan par Zaynab Poudineh Aqâï, Ta’wîlât al-Qur’ân az dîdgâh-e ‘Abd al-Razzâq-e Kâshânî, Téhéran, Enteshârât-e Hekmat, 2004.)
- 1983, 1996, Dix traités d’alchimie de Jâbir ibn Hayyân - Les dix premiers Traités du Livre des Soixante-dix (textes traduits et présentés).

1988, L’élaboration de l’Elixir Suprême - Quatorze traités de Jâbir ibn Hayyân sur le Grand Œuvre alchimique (textes édités et présentés).

1989, 2003, Alchimie et mystique en terre d’Islam, (Traduction en persan par Zeinab Pudineh Aqâï et Rezâ Kuhkân, Kîmyâ-o ‘erfân dar sarzamîn-e Eslâm, Enteshârât-e Tahûrî, 2009).

2003, Le rêve et ses interprétations en Islam.

2004, La science des lettres en islam.

2007, Petite histoire de l’islam, avec Mohammad Ali Amir-Moezzi.

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Activités scientifiques
- Membre du Laboratoire d’ةtudes des Monothéismes (C.N.R.S.).
- Secrétaire de l’Association des Amis de Henry et Stella Corbin, organisateur des Journées Henry Corbin, annuelles.
- Membre des comités de rédaction de la Revue de l’Histoire des Religions, du Journal Asiatique, de Studia Islamica, du Bulletin Critique des Annales Islamologiques, de Connaissance des Religions, et du Journal of the History of Sufism.


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