N° 125, avril 2016

Esther et Mardochée
Une histoire se réclamant de l’Histoire


Sepehr Yahyavi


Préambule

Le 14 adar (ou adar II) de chaque année selon le calendrier hébraïque (février ou mars selon le calendrier grégorien), les juifs d’Iran et des autres pays et territoires célèbrent la fête de Pourim. Venant de la racine hébreu « pour » signifiant « sort », le mot pourim veut dire « tirage au sort », et la fête commémore une histoire quasi-légendaire (et probablement en partie vraie et historique) dont les deux protagonistes sont censés être enterrés dans la vieille ville perse de Hamadhan.

Il s’agit d’Esther et Mardochée, dont le rôle est reconnu, par les populations hébraïques, comme déterminant lors d’un massacre de juifs fomenté par le pernicieux vizir de la cour d’Assuérus (ou Xerxès, selon l’orthographe latine ou grecque), mais prévenu et empêché au tout dernier moment par ces deux personnages vénérés par les juifs. Soit dit en passant, la Perse antique, comme l’Iran contemporain, s’est toujours avérée être un foyer de résidence sûr pour les juifs, population opprimée presque partout ailleurs dans le monde. Ainsi, au moment de l’exil de Babylone, Cyrus, célèbre roi perse de la dynastie des Achéménides, se montre accueillant à leur égard en leur donnant refuge au sein de l’Empire perse qui jouissait à l’époque d’un territoire très vaste et d’une civilisation florissante.

Autre point de liaison entre la Perse et la religion juive sont les événements qui sont relatés, certes de façon littéraire et avec de forts indices mythico-légendaires, dans le Livre d’Esther, qui fait aujourd’hui partie des Livres deutérocanoniques (pour les chrétiens), et de la Bible hébraïque (pour les juifs). Insérée dans la première partie des Livres deutérocanoniques qui comprend, outre le Livre d’Esther, les Livres de Tobie et celui de Judith, ce Livre, qui n’est pas canonisé par la religion réformée, compte parmi les livres historiques de la Bible hébraïque. Il raconte une très belle histoire, dont les faits relatés remontent au règne d’Assuérus et que nous allons reprendre par la suite. Notons que ce livre a servi de source principale à Jean Racine dans l’écriture de l’un de ses chefs-d’œuvre dramatiques ; Esther étant ainsi par ailleurs le titre d’une tragédie en vers en trois actes écrite par Racine en 1689.

Mais quelle est cette histoire qui a fasciné Racine et a été à l’origine d’une grande fête juive ? Qui sont ces héros dont la tombe serait située dans une grande ville iranienne ? Nous allons partir, dans le présent article, à sa découverte.

Monument érigé à la mémoire de Esther et Mardochée, gravure d’Eugène Flandin – 1840

L’histoire telle que relatée dans la Bible
(le Livre d’Esther)

Selon la Bible hébraïque (le Tanakh), Assuérus ou Xerxès 1er, roi des Achéménides, régnait sur un empire de Perse consistant en 127 Etats et qui s’étendait de l’Inde à l’Abyssinie ; un empire qui était au faîte de sa gloire et à l’apogée de son extension. Le roi allait être victime d’un complot ourdi par deux de ses proches, un couple de gens de sa cour qui voulait l’empoisonner. L’un des serviteurs de la cour ayant découvert et dénoncé la conspiration, le plan de régicide resta inachevé. La personne qui avait alors sauvé la vie au roi perse n’était autre qu’un juif de Suse (où était située la cour royale) appelé Mardochée, descendant de Saül et d’une famille de migrants ayant trouvé refuge au sein de l’Empire perse à la suite des exécutions et persécutions des juifs par les rois de Babylone. Mardochée avait une nièce orpheline qu’il avait adoptée et élevée chez lui, peut-être pour l’épouser plus tard, pratique qui était permise par la tradition juive. Cette belle fille s’appelait Esther.

Quand Assuérus, lors d’une septième et dernière soirée royale d’une série de banquets organisés à Suse (à l’intérieur du palais), a appelé son épouse appelée Vashti auprès de lui pour qu’elle soit présente et présentée à ses invités, cette dernière refusa de comparaître, ce qui causa la colère du roi. Quand celui-ci consulta ses conseillers et les nobles de son entourage pour demander ce qu’il devait faire suite à cette désobéissance, les gens de son entourage exprimèrent leur inquiétude à propos de ce que pouvait engendrer cette conduite, par exemple une insoumission conjugale de toutes les femmes de l’Empire, y compris des épouses des nobles eux-mêmes. Le roi décida alors de divorcer et de chasser sa femme du sérail et par conséquent de la cour, puis de choisir une autre jeune fille pour devenir reine.

D’après une coutume courante à la cour, le roi envoya des messagers dans différentes régions et divers Etats de l’Empire pour que ceux-ci appellent les familles à envoyer leurs filles nubiles à la cour, pour que le roi en choisisse une pour l’épouser. Mardochée fit de même, et décida d’envoyer sa nièce Esther au sérail. Cette dernière partit alors à la cour impériale, et fut placée sous des soins spécifiques destinés aux candidates susceptibles d’être choisies par l’empereur. A l’issue de la période de préparation, le roi se rendit dans la partie du sérail où ces jeunes filles demeuraient et choisit Esther qui devint reine de la Perse et qui, à la demande de son oncle, fit preuve de discrétion à l’égard de sa vraie identité, de sa confession, et surtout de son lien de parenté avec Mardochée. D’autre part, ce dernier, qui ne s’était pas vu récompenser par le roi pour son service et conformément aux enseignements de sa religion monothéiste, refusa de se prosterner devant le vizir du roi qui s’appelait Haman. Personnalité pernicieuse, le vizir s’en plaint auprès d’Assuérus, réclamant la mort de Mardochée et de tous les juifs de Perse.

Quand Mardochée apprit l’intention du roi qui avait été transcrite sous forme de décret royal à l’attention des satrapes des différentes régions, la première et seule voie de recours qu’il vit pour lui et son peuple fut de demander à la reine Esther d’intervenir en leur faveur. Celle-ci fut alors sollicitée par son oncle pour plaider leur cause auprès d’Assuérus. La reine Esther accepta la demande et prit le risque d’apparaître sans être appelée devant le roi (délit passible de la peine capitale). La grâce divine fit que non seulement son apparition soudaine lui fut pardonnée par le roi, mais que ce dernier se dise prêt à faire une faveur à son égard. Esther invita le roi et son vizir à venir dîner chez elle dans le palais de la reine, et lors d’une invitation réitérée, elle intercéda pour la cause de ses coreligionnaires, demandant de leur sauver la vie en annulant l’ordre qu’il avait émis. Le roi accéda à sa demande, et quand, consultant ses annales et découvrant que c’était Mardochée qui lui avait indirectement sauvé la vie quelques années auparavant en dénonçant les conspirateurs, retourna sa veste en défaveur de Haman, et ordonna son exécution.

Alors, sur la base d’une seconde demande d’Esther, le roi permit aux juifs d’exterminer à leur tour leurs ennemis jurés, parmi lesquels les proches de Haman et sa famille. Une fois le massacre terminé, les juifs organisèrent une fête qui s’appelle Pourim et qui est célébrée les 13 et 14 adar de chaque année (fin mars ou début avril).

Extérieur du mausolée attribué à Esther
et Mardochée à Hamedân

Le récit, ses origines, son influence et sa postérité

Peu de données existent pour attester l’historicité de tels événements au temps des Achéménides, non seulement sous le règne de Xerxès, mais aussi sous n’importe quel autre empereur perse de l’époque. Les chercheurs sont presque unanimes pour admettre qu’il s’agit d’une simple histoire dont même les personnalités ne sont que de purs personnages de récit. Comme la plupart des récits historiques de la Bible hébraïque, dont le Livre de Judith, l’intrigue est basée sur l’oppression du Peuple élu exilé de la soi-disant Terre promise, les efforts de ce peuple pour sortir de cette situation et, à l’instar de Jéhovah, faire preuve d’une extrême violence et d’une vengeance inédite à l’issue de cette situation terrible et menaçante. Ainsi, la population minoritaire qui allait se voir exterminer par ses adversaires, prend sa revanche sur ces derniers pour sortir vainqueur.

Les chercheurs, biblistes comme historiens et savants littéraires, évoquent le fait que le roi perse Assuérus (Xerxès 1er) avait une reine qui s’appelait Vashti et une favorite nommée Amestris, mère du prince héritier Artaxerxès 1er ou Longimanus). Cette reine perse avait sans doute des points communs avec le personnage fictif de Vashti, surtout pour ce qui est de sa désobéissance et sa mauvaise humeur. Amestris était célèbre pour avoir été particulièrement cruelle et conspiratrice.

Quoi qu’il en soit, l’existence réelle d’une personnalité historique comme Esther et Mardochée n’est pas plus avérée que celle d’une Vashti. Outre le fait qu’aucun document historique ne permet d’identifier leur vraie identité, il faut rappeler que ces deux noms ressemblent étrangement aux noms sémitiques d’Ishtar et de Mardouk, respectivement déesse et dieu des populations mésopotamiennes (Babyloniens, Assyriens et Akkadiens). Par ailleurs, le nom d’Esther n’est point sans ressemblance, sinon parenté, avec la racine persane Estareh (ou Akhtar) signifiant étoile, elle-même de la même racine que le mot astre.

Comme bon nombre de récits bibliques, les sources de l’histoire semblent être variées et multiples. Les influences persane, babylonienne, grecque (hellénistique), hébraïque et autres sont palpables et frappantes. Il est donc difficile de distinguer et reconnaître les traces de diverses cultures de l’antiquité au travers d’une telle histoire. La plupart des encyclopédies universelles l’attestent aussi [1].

Pour un chercheur comme Jalâl Sattâri, le personnage d’Esther rappelle en partie celui de Schéhérazade dans les Mille et une Nuits, les deux servant de médiatrice en faveur d’une population ou catégorie de population opprimée, sujet de tuerie ou de massacre. Le personnage de Judith dans le Livre de Judith est aussi reconnu comme jouant un rôle similaire dans sa libération ou tentative de libération du peuple juif.

Quant à la postérité de cette histoire biblique, la plus célèbre adaptation dramatique reste celle de Jean Racine, qui écrivit en 1689 sa tragédie en trois actes intitulée Esther. Cette œuvre, qui fait partie de la dernière période de son œuvre, est celle où des récits religieux prennent le dessus sur Athalie, tragédie en vers et avec le chœur en 1286 vers. Le drame reprend et retrace le récit raconté dans la Bible, en rajoutant un ou deux personnages marginaux, comme dans beaucoup de ses pièces de théâtre.

Le mausolée attribué à Esther et Mardochée à Hamedân

L’une des villes de Perse où les juifs ont trouvé refuge au moment de l’exil de Babylone fut certainement la vieille ville de Hamedân. Les juifs y vivaient en grand nombre jusqu’à ces dernières décennies, avant de prendre le chemin de la capitale ou d’autres pays. Non seulement les juifs avaient leur synagogue et leur école dans cette ville, mais un de leurs célèbres lieux de culte se trouve là encore aujourd’hui : le double mausolée attribué à Esther et Mardochée. Petit monument à l’ambiance calme et agréable, le tombeau est accessible par une porte basse. A l’intérieur il y a, outre les tombes attribuées aux deux héros de l’antiquité juive, des écritures sur les murs, ainsi que deux châsses en bois finement travaillé. Le monument a été classé patrimoine national du pays en décembre 1937.

Le mausolée dit d’Esther et Mardochée est loin d’être le seul monument sacré des juifs situé en Iran. Sur le sol de Perse se trouvent aussi le mausolée de Daniel à Suse (où se passent les évènements évoqués plus haut), et celui de quatre prophètes d’Israël à Qazvin (lieu-dit Peyghambarieh). Les supposés mausolées de Jérémie (à Semnân) et celui d’Isaïe (à Ispahan) sont également situés en Iran. Nous constatons que non seulement la Perse a été un refuge pour les juifs au cours de son histoire ancienne, mais qu’elle accueillait aussi leurs prophètes et personnalités marquantes. Aujourd’hui encore, il existe plus d’une vingtaine de synagogues dans la seule ville de Téhéran, dont trois ou quatre sont de grandes synagogues.

Sources :
- Racine, Jean, Théâtre complet II, édition de Jean-Pierre Collinet (coll. folio classique), Paris, Gallimard, 1983.
- Sattâri, Jalâl, Afsoun-e Shahrzâd (Le charme de Schéhérazade), Téhéran, éditions Tous, 1989.
- Sayyâr, Pirouz (traducteur), Ketâb-hâye Ghânouni-e Sâni (Les Livres deutérocanoniques), nouvelle traduction persane, Téhéran, éditions Ney, 2005.
- Articles afférents sur Wikipédia en persan et en français.

Notes

[1La plupart des indices formels sont persans plutôt que juifs, comme les nombres qui sont souvent sept (sacré dans la culture indo-iranienne) au lieu de six (sacré dans la culture juive). Ainsi, au septième et dernier jour d’une série de festins, Assuérus expédie sept de ses eunuques pour appeler la reine Vashti. Quand celle-ci refuse l’appel du roi, le roi consulte sept mages. Et ainsi de suite…


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