N° 128, juillet 2016

La ville*


Traduit par :
Nikou Ghâssemi
Ebrâhim Salimi Kouchi

Ali Khoddâmi


 Ebrâhim Salimi Kouchi

Le soleil brûlant du sud avait réchauffé la terre. A perte de vue, il y avait le désert. Ni village, ni arbre, ni verdure.

Une vapeur chaude s’élevait de la terre. La chaleur du soleil étouffait l’homme. Djâber jeta un coup d’œil au ciel. La lumière du soleil brûla ses yeux irrités par la sueur qui s’y glissait. Il baissa la tête.

Frottant ses yeux de ses doigts noirs et calleux, il cria une nouvelle fois à son âne avec fureur et indignation :

- Bon sang ! C’est encore le matin, mais on brûle…

Hamdân, perché sur le sac de blé, scrutait la plaine et le chemin étroit et poussiéreux.

Parfois, un villageois, sur son âne ou à pied, les croisait. Des troupeaux de moutons parsemaient la plaine chaude et les flancs des collines ; peut-être mordaient-ils des chardons. La plaine, stérile, avait malgré tout de quoi nourrir quelques troupeaux.

Ce jour-là, Hamdân, pleurant et gémissant, avait réussi à convaincre son père de l’emmener en ville. Normalement, quand Djâber allait en ville, l’enfant s’asseyait à l’ombre d’une cabane et scrutait la plaine vide et immense. Parfois, il se pelotonnait pendant des heures derrière le mur et attendait son père avec un regard fatigué mais impatient. Quand il le voyait de loin, il se levait précipitamment et l’accueillait en courant au-devant de lui. Ce dernier lui apportait toujours un gâteau et parfois un peu de chocolat.

Les enfants qui étaient allés à la ville avaient tellement parlé de grands magasins, des voitures colorées et de mille merveilles que Hamdân s’était entiché de la ville. Il désirait y aller, ne fût-ce qu’une fois. Quand il était seul, il pensait toujours à la ville, s’absorbant dans des rêveries sans fin. Le jour où son père voulut s’y rendre pour se procurer de la farine, l’enfant le supplia tellement que Djâber capitula. Emmener l’enfant de six ans était difficile pour Djâber. La route était longue entre leur village et la ville.

Hamdân, avec son corps décharné, maigre et noirâtre, était juché sur le sac de blé, si absorbé par sa douce imagination et ses rêves enfantins qu’il était insensible à la chaleur. Son cœur battait impatiemment et il délibérait en lui-même en se disant : « Si mon père m’achète une paire de ces chaussures-là, je ne lui demanderai rien dorénavant. Même, je ne demanderai plus de gâteaux ni de chocolat. Je le lui avais dit plusieurs fois, mais il a prétexté avoir oublié. Aujourd’hui, je le lui rappellerai et, sûrement, il me les achètera ».

Il regarda ses pieds noirs et sales et s’émut en imaginant qu’il aurait des chaussures dans quelques minutes ; un sourire apparut sur ses lèvres gercées par la soif…

Djâber, épuisé et souffrant dans la chaleur, vociféra encore contre son âne qui avançait avec peine, lourdement chargé par le sac de blé. Il regarda derrière lui. On ne voyait rien. Le soleil brillait avec cruauté et constance, comme s’il absorbait la vitalité de la terre. Djâber se lécha les lèvres et cracha. Fatigué et transpirant, il suivait l’âne. Comme si le chemin n’avait pas de fin. Le désert était sec et assoiffé. La plante de ses pieds brûlait de chaleur. Il marmonna : « J’ai tellement envie d’une goutte d’eau, ce chemin est sans fin, mes pieds sont en train de griller dans cette chaleur… »

Hamdân ne sentait pas la chaleur. Il contemplait la vaste plaine étendue avec enthousiasme. Il n’était ni épuisé, ni assoiffé. Il ne sentait et ne voyait rien sauf la ville, ses jolis grands magasins, ses voitures et aussi les chaussures rouges d’un homme portant un sac, que Hamdân avait vu pour la première fois, lorsqu’il était venu au village pour y apporter des comprimés et des médicaments. Il parlait avec son père sans tourner la tête :

-Papa, tu m’achèteras des chaussures ? Les mêmes chaussures rouges que tu m’as promises ?

Djâber ne dit rien. Il fixa les yeux sur l’horizon et inspira profondément…

Enfin, la ville se profila au loin. Le cœur de Hamdân trembla. Comme s’il voulait voler. Il sauta pour bondir de l’âne. Il se sentait une nouvelle force. Courant devant Djâber, il gambadait.

Djâber alla d’abord à l’usine de farine. Il déchargea le grand sac de l’âne et après l’avoir attaché dans un coin, il attendit son tour, tout en mettant de côté un peu de blé qu’il rapporta à un vieux marchand qui avait étalé son éventaire à côté de la rue, près de l’usine. Le vieillard prit le blé qu’il rajouta à l’amas qu’il avait et lui donna un billet de cinq tomans et quelques pièces. Pendant ce temps, Hamdân, assis dans un coin, attendait. Il y avait une grande clameur dans son cœur. Djâber retourna de nouveau à l’usine. Quand son tour arriva, il fit moudre le blé. Et puis après avoir payé l’ouvrier meunier, il glissa le reste de l’argent dans sa poche. Prenant la main de Hamdân, il alla ensuite vers le bazar…

 

Il y avait foule. Hamdân, ébahi par tant de bruits, par le brouhaha des gens et le chant des colporteurs, suivait Djâber. Tout était neuf et attirant pour lui. Il ne pensait pas que la ville était si grande et bruyante. Il voulait s’y perdre pendant des heures.

Il aurait aimé tout acheter : les belles chaussures, les vêtements neufs et multicolores, les grands cerfs-volants, les pâtisseries, le chocolat, et il voulait monter dans l’une de ces grandes voitures.

Djâber, ignorant le tumulte intérieur de Hamdân, avait pris sa petite main et cherchait la droguerie. 

- Pardon… Savez-vous où est la droguerie de Mashhadi [1] Safar Ali ? Je veux acheter un médicament pour les bronches…

Enfin, il la trouva :

- Mashhadi, je veux un médicament pour les bronches, ma femme ne peut plus dormir de douleur…

Mashhadi Safarali enveloppa les médicaments dans un papier et les lui donna. Djâber le paya et s’en alla. S’arrêtant devant une boulangerie, il acheta quelques pains chauds, puis il continua vers l’épicerie, où il acheta du halvâ [2].

Dans le brouhaha du bazar, il s’assit dans un coin et étala sa grande serviette sale sur la terre. Déposant le pain et le halvâ au centre de la serviette, il fit signe à Hamdân de s’asseoir. L’odeur appétissante du pain chaud fit trembler le cœur de ce dernier. Il s’assit à côté de son père et commença à manger avec avidité. Tout en mâchant, il regardait autour de lui. La foule était nombreuse. Personne ne faisait attention à eux. Le brouhaha du bazar l’intéressait et l’effrayait à la fois. Après s’être rassasiés, ils se levèrent. Djâber secoua la serviette vide et la remit dans sa poche, puis il reprit la main de Hamdân et ils recommencèrent à marcher. Ils passèrent devant un kebâb. Ils venaient de manger, mais l’odeur du kabâb était si appétissante ! Hamdân tremblait d’excitation et d’enthousiasme. Il pensait que son père irait vers le magasin de chaussures, mais quand il comprit que son père passait devant les magasins sans y prêter attention, il pensa qu’il avait encore oublié de lui acheter des chaussures. Il tira la main de Djâber :

-Papa, où vas-tu ? Tu ne m’avais pas promis de m’acheter les chaussures rouges ? Est-ce que tu as oublié dès qu’on est arrivé ?

Djâber se tourna vers lui avec un regard anxieux, honteux :

-Pourquoi veux-tu des chaussures ? Tu as mangé du pain et du halvâ, et je t’achèterai aussi des crêpes…

- Tu m’avais dit toi-même que tu m’achèterais des chaussures. Je ne veux qu’une paire de celles qui sont rouges. Je ne viendrais plus à la ville ; seulement, achète-moi les chaussures. Je ne t’accompagnerai plus…

Djâber, désemparé, essaya de retirer sa main. La chaleur et la fatigue l’avaient épuisé :

- Je n’ai pas assez d’argent aujourd’hui. Je te les achèterai une autre fois, allons-y... Ta mère est malade, il faut qu’on rentre à la maison.

Hamdân connaissait bien le tempérament de son père, il savait qu’il était bourru et colérique, mais la perspective de posséder enfin des chaussures lui donnait de l’audace. Il se mit à pleurer. Djâber le traînait avec impatience. Le doux monde imaginaire de Hamdân s’était effondré. Il ne s’attendait pas à ce manquement de la part de son père. Il avait attendu des jours et des jours cet instant, mais cette attente n’avait débouché que sur son père passant avec indifférence devant les magasins. L’enfant suffoquait de sanglots, et pleurer à chaudes larmes ne le calmait pas. Ils arrivèrent devant un grand magasin rempli de jolies chaussures multicolores.

Hamdân ne pouvait plus attendre, et s’étendant par terre devant le magasin, il força son père à s’arrêter en tirant sur sa chemise. Ce dernier essaya de le convaincre, en lui faisant mille fausses promesses, mais Hamdân ne pouvait pas accepter que son père n’eût pas d’argent. Comme tous les enfants, il croyait vraiment en son père. Djâber, en colère et soupirant, regarda autour de lui. Dans le bruit et l’agitation de la foule, personne ne les voyait. Son cœur se serra soudainement. Il sentait un lourd fardeau sur ses épaules. Sa poitrine brûlait. Il ne savait pas comment faire comprendre sa pauvreté et le manque d’argent à Hamdân. Il chuchota en gémissant :

- Ô si j’avais de l’argent, juste pour un instant…

Il était perdu et désespéré, et il se maudissait d’avoir emmené Hamdân. Il ne pensait pas que les choses prendraient cette tournure. Il se sentait humilié. Tout son corps brûlait de honte et de mépris. A petits pas hésitants, il alla vers le magasin. Il savait qu’il n’avait pas d’argent. Il savait bien qu’en ville, on ne le connaissait pas et qu’on ne lui ferait pas crédit, mais la tendresse et l’amour paternel le poussaient. Une paire de petites chaussures rouges attira son attention. Timidement, il demanda leur prix. Un sourire bienheureux éclaira le visage de Hamdân, brûlé de chaleur. C’étaient exactement les mêmes chaussures qu’il avait portées plusieurs fois dans son imagination. Il les toucha avec enthousiasme et gaieté. Il ne se fatiguait pas de les contempler. Djâber regardait les chaussures, confus, étourdi.

- Pardon monsieur, combien coûte cette paire ?

Le cordonnier sourit et le dévisagea :

-Il n’y a pas de quoi, elle est à 40 tomans…

Djâber trembla. Il lui restait seulement deux tomans. Il balbutia d’abord mais se reprenant, il mit toute sa fierté dans sa supplique :

-Monsieur je n’ai pas d’argent avec moi, et mon enfant insiste pour que je lui achète ces chaussures ; c’est la première fois qu’il vient en ville. Vendez-moi cette paire et je vous promets de vous payer très bientôt.

Etonné d’abord, en colère ensuite, le vendeur ricana de mépris et reprit les chaussures que Hamdân tenait à la main :

-Va-t’en, espèce de fou, et éloigne ton enfant d’ici. Tu n’es pas correct.

Stupéfait, Hamdân regarda les chaussures avec regret et incrédulité. Son enthousiasme et les images colorées que son imagination avait faites disparurent à l’instant. Il fixa le vendeur d’un regard enflammé, un regard qui aurait pu faire fondre l’acier.

Djâber, profondément humilié, prit la main de l’enfant et le tira hors du magasin. Il voulait que la terre s’entrouvrît et l’engloutît. Il savait que le vendeur n’accepterait pas sa parole et qu’il ne servait à rien de discuter, mais il avait promis tant de choses à Hamdân et maintenant…

Hamdân recommençait à se lamenter. Il avait vu les chaussures de ses propres yeux et résistait à son père de toutes ses forces. Pour lui, le manque d’argent n’avait aucun sens. Djâber enragea. Il oublia tout : la tendresse et l’amour paternel, la pitié, la compassion et même sa patience innée…

Sa main forte et calleuse se leva et gifla la joue brûlée de Hamdân, suivit une flopée de coups et d’insultes contre le monde entier.

Comme s’il voulait se libérer de tous ses problèmes sur un être faible et impuissant qui n’en savait rien. Djâber n’acceptait pas l’humiliation, mais ici il ne voulait pas se bagarrer avec le vendeur. La pauvreté était quelque chose d’ordinaire et de prédestiné pour lui.

Hamdân se tordait de douleur et gémissait. Des badauds firent cercle autour d’eux :

- Ce paysan fou est en train de tuer son enfant…

- C’est dément, ces péquenots aiment leurs clebs plus que leurs enfants.

- Quel animal, faire ça à son enfant…

Djâber n’entendait rien. Il tira Hamdân par la main et se libéra de l’infernal cercle…

Le soleil était encore torride et ardent et brûlait tout.

La plaine brûlée de chaleur était encore vide et morne. Djâber suivait l’âne.

Il ne sentait pas la chaleur du soleil. Les gouttes de sueur se mêlaient aux larmes et trempaient son visage.

Silencieux et assoiffé, Hamdân, juché sur le sac de farine de blé, contemplait la plaine… le désert et le soleil n’avaient plus de beauté à ses yeux.

Les cabanons rustiques semblaient, de loin, des points noirs tatoués sur le sein de la plaine. La plaine triste et honteuse…

Hamdân détestait la ville et les citadins…

 

* Khoddâmi, Ali, Ghesseh-hâye Jonoubi (Les contes du sud). Téhéran, Negâh, 1391 (2012).

    Notes

    [1Titre donné à celui qui a fait un pèlerinage à la ville de Mashhad, lieu où repose l’Imâm Rezâ, le huitième Imâm des chiites.

    [2Pâtisserie à base de farine, de beurre fondu, et de sucre ou de miel.


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