N° 145, décembre 2017

Mohammad-Rezâ Bâyrâmi :
écrivain de la guerre et de la nature


Arefeh Hedjazi


Mohammad-Rezâ Bâyrâmi est sans conteste l’un des auteurs iraniens les plus prolifiques de la génération actuelle. Il est connu autant pour son œuvre du terroir et son écriture de la vie paysanne, dont il réinvente le traitement littéraire et le genre en Iran, que pour son traitement de la guerre, basé notamment sur ses propres souvenirs. Il est également l’auteur de plusieurs biographies romancées des martyrs de la guerre Iran-Irak, dans des œuvres qui dépassent l’hagiographie pour dessiner un portrait complexe du chemin qui ont poussé ces personnes vers le martyre.

M-R Bâyrâmi est né en 1965 dans le village de Lâtarân sur les pentes du mont Sabalân dans la province d’Ardebil après cinq autres enfants. Il s’intéresse tôt à la littérature, avec une prédilection pour les auteurs Samad Behrangi et Ali-Ashraf Darvishiân. Au début de son adolescence, sa famille décide d’émigrer vers la capitale et s’installe à Karaj, tout près de Téhéran. Il est lycéen quand il se lance dans l’écriture. Alors qu’il est en seconde, il envoie une nouvelle à une émission radiophonique éducative sur la littérature. Sa nouvelle est lue et critiquée durant l’émission, ce qui le motive à s’inscrire à un atelier d’écriture du Kânoun, auquel il ne pourra finalement assister, en raison de difficultés financières.

Bâyrâmi a connu la vie paysanne durant son enfance et la guerre durant sa jeunesse. Appelé sous les drapeaux en 1987, il passe tout son service militaire dans la région de Dehlorân, ce qui lui permet de connaître la guerre à son paroxysme final, de même que le processus de paix dans la complexité de sa mise en œuvre.

Bâyrâmi a collaboré avec diverses revues littéraires, en particulier dédiées à la littérature de jeunesse, notamment Keyhân Batchehâ et Bârân. Il est actuellement directeur de la Maison de la Littérature d’enfance et de jeunesse.

Il a également été membre de jury de plusieurs festivals littéraires. Ses trente romans et recueils de nouvelles, ainsi que des dizaines d’articles témoignent de sa présence infatigable sur la scène littéraire.

Parmi ses ouvrages pour jeunesse, citons Dar yeylâgh (En villégiature), Doud posht-e tappeh (La fumée derrière la colline), Sâye-ye malakh (L’ombre du criquet), Sepidâr-e boland Madresse-ye mâ (Le haut peuplier de notre école), Be donbâl-e sedâ-ye ou (A la recherche de sa voix) [1].
Pour son travail en littérature de jeunesse, Bâyrâmi a réussi à obtenir les récompenses littéraires de l’Ours d’Or et du Cobra bleu, ainsi que le prix littéraire du Livre de l’année en Suisse en 1999 et 2000.

Parmi ses romans de guerre, citons Pol-e moallagh (Le pont flottant), Atash be ekhtiâr (Feu à volonté), Lam yazra’ (Il n’a pas planté) ou Mordeghân bâgh-e sabz (Les morts du parc vert).

Bâyrâmi est présenté comme un écrivain plutôt réaliste, bien que ses œuvres de la dernière décennie montrent de plus en plus un travail d’expérimentation.

Couverture de Lam yazra’ (Il n’a pas planté)

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Les débuts littéraires

Le parcours littéraire de Bâyrâmi pourrait être divisé en deux parties, intrinsèquement mêlées cependant : la terre et la guerre. Dans ses entretiens, Bâyrâmi revient sur son passé littéraire et sa rencontre avec la littérature, en particulier de la littérature réaliste soviétique, dont il dit qu’elle lui permit d’avoir une différente opinion de la pauvreté, alors qu’il était encore un jeune enfant villageois : “Mon premier cadeau de la littérature soviétique était un livre titré “Les hommes et les animaux”. Malgré la lourdeur du titre, cet ouvrage, à mi-chemin entre un mémoire et une fiction pour jeunesse, me ravissait […]. C’était quelque chose comme un hymne à la nature, qui attirait naturellement le petit paysan que j’étais.” [2]

Dans le milieu rural et proche de la frontière soviétique de la province d’Azerbaïdjân, ce sont alors en particulier les romans russes qui tombent sous la main du futur écrivain et lui offrent ses premiers émois littéraires.

Dans un entretien, il parle de Gorki dont les œuvres le poussent à écrire, de Dostoïevski et sa magistrale peinture de l’humain, qu’il trouve inatteignable, mais aussi de Cholokhov : “Le plus important ouvrage de littérature soviétique que j’ai lu est Le Don paisible de Cholokhov. J’ai lu ce roman à seize ans. Un jour pluvieux, j’ai emprunté le premier volume de ce roman à un ami et je l’ai lu, sur les berges d’une rivière qui traversait notre quartier. Quelle majesté ! Quelles descriptions de la nature ![…]” [3]

Il découvre ainsi les géants russes, mais aussi des auteurs moins connus, comme l’écrivain kirghize Tchinguiz Aïtmatov, écrivain soviétique réaliste critique qui a eu une influence importante sur sa pensée littéraire. Effectivement, on peut notamment voir cet héritage d’Aïtmatov à travers l’importance de la mémoire et de son ancrage dans un territoire vécu, bien que “le temps ait bien sûr érodé l’optimisme à la Aïtmatov”.

La Révolution et la Guerre

Durant son adolescence, alors que sa famille a émigré à Karaj depuis quelques années déjà, il vit la Révolution islamique, qu’il décrit comme une période joyeuse où les gens humbles voyaient le futur avec optimisme. Et très vite, la guerre, qui aura un impact considérable sur sa vie.

En 1981, lycéen, dans le cadre d’un voyage de soutien aux combattants, il est envoyé avec sa classe à la célèbre caserne Dokouheh, quartier général de l’organisation militaire de la résistance iranienne. Il raconte à quel point lui et les autres rêvaient alors du martyre comme d’une consécration : “Nous étions fascinés par les combattants. […] Après les opérations, la zone était calme mais nous brûlions de tomber en martyrs, nous espérions ne pas rentrer à la maison […]. Nous voulions tant retourner avec au moins un éclat d’obus comme souvenir ![…] Nous pouvions voir la réalité, mais peut-être pas la vérité. La réalité nous menait vers l’annihilation. La réalité, c’était des jeunes qui n’avaient non seulement pas peur de mourir mais qui l’espéraient même. La réalité, c’était une ambiance tellement spirituelle sur le front qu’il y avait comme une invitation à une disparition qui menait à la vie éternelle, et c’était comme ça que nous rêvions de mourir […].”

Couverture de Pol-e moallagh (Le pont flottant)

Mais quelques années plus tard, en 1987, appelé sous les drapeaux pour son service militaire et envoyé sur le front ouest, à Dehlorân, il a l’occasion de découvrir la guerre de près dans des conditions particulièrement pénibles. Armurier, il doit vérifier un problème de numéros de série sur des armes. Il doit donc aller, avec un groupe, dans un village reculé perdu dans la montagne pour procéder à la vérification. Lors de ce déplacement, alors que le groupe est dans le village, les Irakiens lancent plusieurs offensives qui brisent les lignes iraniennes. Le groupe auquel il appartient est désormais contraint de choisir entre se rendre aux Irakiens ou essayer de retrouver les lignes iraniennes. S’ensuit un véritable périple de survivant dans les montagnes, où le groupe grossit d’autres combattants perdus, périple cauchemardesque qui coûtera la vie à de nombreux soldats. En parlant de ce périple, Bâyrâmi se décrit comme l’un des rares survivants de cette marche dans des conditions extrêmes, qui l’a fortement marqué. Il en parlera dans Haft rouz-e akhâr (Les sept derniers jours), un récit autobiographique sur les derniers jours de la guerre. Et des années plus tard, il en fera également le sujet de son roman Atash be ekhtiâr (Feu à volonté).

Bâyrâmi et la littérature

Bâyrâmi s’est consacré de longues années durant à la littérature de jeunesse. Cette littérature à laquelle il retourne encore régulièrement avec tendresse a été le tremplin qui lui a permis d’aborder les grandes thématiques de son œuvre : la terre et la guerre. Bien souvent, dans son œuvre, ces deux thèmes s’entrelacent et les motifs reviennent d’un roman à l’autre. Qu’il s’agisse de romans de guerre ou de romans de terroir, d’ouvrages pour jeunesse ou pour un public adulte, on assiste souvent à la reprise des mêmes motifs qui, s’ancrant dans le monde matériel et physique d’une vie souvent difficile, permettent de traiter contextuellement le grand thème de toute littérature : la condition humaine.

Du fait de ses inspirations littéraires originelles, généralement groupées sans distinction dans la catégorie de l’écriture réaliste russe, il a souvent été classé comme écrivain réaliste. Cependant, au fil de son œuvre, il s’est présenté comme un écrivain novateur et parfois polémique.

Sur quelques romans de Bâyrâmi

Pour son dernier roman, Lam Yazra’ (Il n’a pas planté), dont le titre est inspiré d’un verset coranique et qui a été couronné par plusieurs prix littéraires, notamment le Prix du Livre de l’Année de la République islamique d’Iran, il a choisi l’Irak et ses fractures confessionnelles pour mettre en scène une histoire d’amour qui culmine avec un père assassinant son fils qui aime une fille d’une autre confession.

Son avant-dernier roman, Sang-e Salâm (La pierre de Salâm) a été salué par la critique comme le premier roman paysan iranien qui n’est pas de gauche. Effectivement, avec ce roman, Bâyrâmi brise l’emprise de la traditionnelle peinture réaliste ou naturaliste, héritage d’une littérature de gauche à thèse, pour présenter la vie villageoise contemporaine au-delà des clichés qui la dépeignent depuis plus de cinquante ans. Le traitement de la vie paysanne est d’ailleurs de biais, presque comme un thème secondaire. Puisque ce roman revient sur un voyage, durant lequel une bande d’amis voulant se rendre dans un emâmzâdeh reculé se perd dans la montagne et doit rester dans un village pendant quelques jours. Dans cet avant-dernier roman de Bâyrâmi, il y a un motif souvent traité par cet auteur : celui du parcours comme découverte du monde. Le contact avec la nature brute comme moyen de trouver des réponses.

Couverture de Sang-e Salâm (La pierre de Salâm)

Un autre de ses romans, Mordeghân-e Bâgh-e Sabz (Les morts du parc vert) revient sur un épisode douloureux de l’histoire contemporaine iranienne : la sécession éphémère de la province iranienne d’Azerbaïdjân au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’appui et la planification des Soviétiques, dont les troupes occupaient encore le nord de l’Iran. Dans ce roman, cet épisode historique est traité sans prise de position explicite pour ou contre cette sécession et de ce fait, dès sa publication, il a fait l’objet d’une vaste polémique, en Iran et dans le monde turcophone, au point qu’il a été saisi lors de sa première parution. Bâyrâmi déclare dans un entretien qu’à l’origine de ce roman, il y a le souvenir raconté par sa mère, d’un indépendantiste fusillé près de leur village par les troupes gouvernementales. Pourtant, le traitement de l’information historique dans ce roman, malgré certaines approximations qui lui ont été reprochées par des historiens, demeure correct. Ce qui diffère dans ce roman, c’est l’absence de prise de position explicite quant à cette sécession. A travers le personnage principal du roman, le speaker de la radio indépendantiste, c’est le point de vue d’un homme pris par des évènements qu’il a certes préparés, mais qui le dépassent, le point de vue de l’individu idéaliste face aux jeux politiciens, à la guerre civile, à la violence, à l’identité, en un mot, le point de vue individuel et perdu dans une actualité violente qui domine. Le roman est organisé en alternance de chapitres qui traitent d’une part la vie du père, le speaker, et de l’autre, son fils orphelin, qui ignore tout de ses origines mais qui veut savoir. Le roman prend fin avec plusieurs départs, abandons et parcours incessants.

Un autre de ses romans particulièrement remarqués, Atash be ekhtiâr (Feu à volonté), est un roman de guerre puissant, dans lequel la confrontation de l’homme au phénomène de la guerre moderne et la désorientation que cela provoque sont mises en scène. La composition de ce roman rappelle les procédés du Nouveau Roman français sans qu’il y ait de tentative scripturale explicite. Il n’y a pas à proprement parler d’intrigue : un groupe de soldats perdus tente de retrouver les lignes amies dans des conditions particulièrement éprouvantes. La fin du roman reprend son début et dans cette intrigue non-linéaire où les séquences se suivent sans se compléter, il est finalement impossible de savoir si les combattants retrouvent leurs lignes. Leur odyssée est celle de la confrontation de l’homme au monde et l’interrogation qui en découle. L’auteur ne remet pas en question les acquis de la guerre de la manière dont la guerre a invalidé, pour la littérature, le savoir culturel en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas d’un roman du doute et de la suspicion, mais celui d’un cheminement toujours ouvert. D’une interrogation constante. Les soldats perdus sont en quête de signification. Bien qu’ils soient perdus, leur cheminement a du sens. La tragédie de la guerre est mise en scène sans fard mais elle ne débouche pas sur le désespoir, sans qu’il y ait pour autant de réponse toute faite. Un certain procédé de mise en abyme donne de la valeur aux souffrances endurées de par la signification accordée au cheminement.

Le roman de guerre le plus connu de M.-R. Bâyrâmi demeure Pol-e moallagh (Le pont flottant). D’un point de vue littéraire, c’est un roman plutôt classique bien qu’il marque l’entrée de Bayrami dans l’expérimentation formelle qui continue dès lors à chaque nouvelle publication. Un soldat de la défense anti-aérienne souffre d’un sentiment profond de culpabilité après la mort des membres de sa famille suite à un bombardement par des avions qu’il n’a pas pu abattre. Considérant le suicide, il a demandé à être muté dans une zone montagneuse éloignée et stratégique. Cet ouvrage, dont Bâyrâmi concède qu’il est l’un de ses préférés, porte encore la marque de la relation à la nature.

Bâyrâmi le terrien

Avant d’être un auteur de guerre et d’être appelé “par la guerre qui est venue le retrouver” selon ses propres dires, à parler d’elle, Bâyrâmi est un auteur de la terre, de la vie paysanne, d’une vie en relation constante avec la nature en tant que cadre essentiel et vital. La nature a une place très prégnante dans son œuvre. C’est d’ailleurs en qualité d’écrivain “du terroir” qu’il a obtenu plusieurs prix nationaux et internationaux. Sa description de la vie paysanne ne tombe pas dans les clichés de la misère, tel qu’on le voit avec le roman iranien de la paysannerie qui a une forte dimension naturaliste. Cependant, il ne met pas non plus en scène une relation bucolique idéale. Ses paysans ne sont pas stéréotypés, coincés dans le passé, et doivent gérer les mêmes problèmes que les citadins. Dans Sang-e Salâm, les voyageurs assistent à une dispute entre habitants au sujet des subventions étatiques aux particuliers. Précisons également que ce roman, comme beaucoup d’autres de l’œuvre bayramienne, tire son matériau du souvenir d’un voyage véritable, avec d’autres écrivains notamment, dont Rezâ Amirkhâni, qui déclare lors de la publication de ce roman à quel point ce que lui, en tant que citadin depuis toujours, a remarqué dans ce village, est différent du point de Bâyrâmi.

Bâyrâmi réussit à passer outre la mise en relief de la vie paysanne comme en opposition avec un certain idéal bucolique. Son choix d’un cadre campagnard ne vise pas à mettre en scène la vie paysanne, mais la vie tout court. C’est bien plus les thèmes qu’il traite qui soulignent la relation à la nature.

Les paysages sont nombreux dans son œuvre et les personnages y réagissent. Il y a une interaction mutuelle entre le sujet et le paysage. La peinture paysagère n’est pas idyllique. La nature exige de l’attention, elle est dangereuse autant que majestueuse, mais elle offre aussi un réconfort et des réponses fondamentales à l’homme. La nature n’est pas présentée au travers de descriptions insérées dans l’intrigue qui poseraient le décor de l’action. Elle est partie prenante du récit et les personnages doivent constamment actualiser leur interaction avec la nature. Elle est souvent présentée avec sa dureté. Les montagnes, par exemple, sont souvent l’occasion de revenir sur la hantise de la chute, dont le motif traverse toute l’œuvre bayramienne. La nature est dure et belle, mais elle est aussi un maître qui enseigne l’art de vivre. Ainsi, les difficultés de la relation à la nature sont toujours significatives. Un sens émerge dans la relation de l’homme au monde qui l’entoure. Les discours, auxquels on s’accroche, auxquels on s’attache, sont souvent récupérés et mènent parfois à des doutes. La nature, dans son actualité, n’autorise pas le doute, mais exige un cheminement salvateur. Ainsi, dans Feu à volonté, l’un des personnages, écrivain en herbe, voudrait écrire un roman sur les fondateurs de son histoire. Mais les difficultés extrêmes qu’il rencontre lors de ce périple changent sa vision, la rendent plus amère certes, mais plus vraie. La nature reprend ses droits, au-delà d’une vision historicisée et socialisée du passé.

Bâyrâmi tire souvent le matériau de ses ouvrages d’événements vécus. Mais il réussit à aller au-delà d’une simple représentation romancée. Sans abandonner l’idée que la littérature doit pouvoir faire, il en fait également un objectif en soi. Peut-être est-ce ainsi que son œuvre échappe aux représentations conventionnelles. Rien n’est simple dans l’œuvre bayramienne. Les motivations sont liées, les choses interagissent. Le sens est à découvrir dans le courant de la vie.

Notes

[1Ces titres renvoient à des nouvelles qui ont été rassemblées avec d’autres en un recueil unique sous le titre
Barkhord-e nazdik (Contact), en deux tomes.

[3Ibid.


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