N° 149, avril 2018

Les Gardiens mythiques du
golfe éternellement Persique


Saeid Khânâbâdi


"Et tu ne lanças pas lorsque tu lanças, mais ce fut Dieu qui lança"

Il récite parfois ce verset coranique. Il entend une autre voix répétant les mêmes mots dans son esprit. Il sent que tous les anges du Ciel récitent avec lui ce même verset. Il voit que toutes les gouttes d’eau, dans l’immensité de la mer qui l’entoure, chantent avec lui le même hymne céleste. Tous les poissons, même dans les abysses les plus profonds, tous les oiseaux volant, tous les astres du ciel, toutes les créatures, les nuages et le vent, l’accompagnent à ce moment-là en récitant ces mots divins. Le bateau n’est pas encore stable et se balance légèrement dans les bras des vagues qui scintillent au clair de lune. Il n’a plus le temps. L’hélicoptère américain s’immobilise pour le viser. Nâder lance la roquette. Les pilotes et les soldats de l’ennemi se moquent de lui. Son lance-roquette n’est pas adapté à une telle cible. Une simple barque de pêche face à trois hélicoptères Super Cobra de 10 millions de dollars décollés du navire-destroyer USS Chandler, un bâtiment naval géant de 170 mètres et de 10 000 tonnes. Les militaires américains présents n’ont jamais été préparés à une telle confrontation dans les cours de leurs universités militaires, ni dans les programmes de leurs camps d’entrainement. Une nouvelle page dans l’histoire des guerres navales s’écrit. Un jeune Iranien seul face à une armée ultra-équipée. Mais les sourires moqueurs s’éteignent vite. Nâder lance la roquette. L’hélicoptère américain est touché et chute dans une explosion de lumière illuminant la nuit marine. Comme si les Américains avaient été frappés par une arme plus mortelle ; par une arme lancée du Ciel. Une arme guidée par les esprits protecteurs de cette mer ancienne, par les anges gardiens de ce Golfe éternellement Persique.

Nâder Mahdavi

Port de Bushehr, le 8 octobre 1987

 

Le navire-destroyer américain USS Chandler s’approche des frontières iraniennes. Nâder reçoit un message d’alerte. Ces derniers mois, dans leurs patrouilles quotidiennes, ils ont été confrontés, à plusieurs reprises, aux navires de la Marine militaire américaine qui attaquent les tankers pétroliers et les plates-formes off-shore de l’Iran. Les États-Unis qui, jusqu’à cette date, soutenaient le régime dictatorial de Saddam par la fourniture d’armes, d’informations et de moyens logistiques, attaquent désormais directement l’Iran. Dans l’escadron de Bushehr, Nâder et ses amis leur ont déjà infligé des pertes. Il y a quelques mois, le 24 juillet 1987, malgré la propagande médiatique des Occidentaux au sujet de la faiblesse de la flotte iranienne face à la Marine américaine, ils ont surpris, avec une mine sous-marine, le tanker pétrolier Bridgeton escorté par les navires américains. Les officiers américains connaissent déjà Nâder. Ils ont identifié son nom lors de leurs écoutes des messages radio des forces iraniennes. Depuis quelques mois déjà, ils le veulent mort.

Il s’appelle Nâder Mahdavi. Il a 24 ans. Il est le chef de la division marine du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique à Bushehr et fondateur de l’unité des escadrons des bateaux ultra-rapides, surnommés « Requins iraniens du golfe Persique ». Ils ont réussi à toucher au cœur la Marine orgueilleuse des Américains. Nâder est natif d’un minuscule village de la ville de Bushehr. Il a dans les veines le sang des anciens marins de cette province. Les braves qui, en 1622, sous le règne de Shâh Abbâs le Safavide, chassent les envahisseurs portugais de l’île de Hormoz. Les mêmes marins qui combattent depuis des siècles les pirates venant du sud. Les habitants de Bushehr sont d’habiles pêcheurs de génération en génération. Pour ces marins, le golfe Persique n’est pas seulement une surface hydrique. C’est leur vie, leur métier et leur amour. Leur joie et leur tristesse. Ils connaissent son esprit, ses colères, ses tempêtes, ses nuits douces et calmes et ses jours ensoleillés et chauds. Ils connaissent ses îles silencieuses, ses courants d’eau et ses vents, ses requins surprenants et ses perles cachées dans des profondeurs difficilement accessibles.

Nâder appelle les autres membres de la division. Ils ne sont qu’une dizaine de jeunes d’un peu plus d’une vingtaine d’années. Ils chevauchent trois bateaux ultra-rapides et s’orientent vers l’île Fârsi au cœur du golfe Persique, leur lieu de débarquement lors des patrouilles. Le soleil se couche dans le rouge de l’horizon. Avant de parvenir à l’île Fârsi, ils s’arrêtent pour prier. Mais là, ils se rendent compte qu’ils sont tombés dans un piège. Les Américains les attendent déjà. L’escadron de Nâder n’est pas équipé pour affronter une telle bataille navale. Plusieurs hélicoptères Super Cobra les entourent ; ils décollent du géant destroyer USS Chandler. Ce destroyer avait été initialement baptisé « Anushirvân », du nom d’un roi sassanide, car il avait été construit sur commande du régime Pahlavi. D’après un contrat signé par les Américains et selon les protocoles internationaux, il devait être livré au gouvernement Iranien. Mais les Américains ne tiennent pas leurs promesses, et ne respectent pas même leur propre signature.

Fâchés de leurs défaites fatales des mois derniers face à ces petits bateaux iraniens, ils sont en quête du commandant Nâder pour se venger. Les Américains croient alors que s’ils tuent Nâder, ses idéaux vont aussi mourir avec lui. Ils savent son nom et connaissent même son visage. Les hélicoptères ennemis entourent les bateaux iraniens. Les Iraniens ne reculent pas. Ils combattent jusqu’au dernier souffle. Mais leurs munitions s’épuisent. Et dans la nuit de la mer, ils peinent à localiser les hélicoptères américains qui, grâce à la technologie avancée de leur système de rotation d’hélices, font peu de bruit. L’un des bateaux est déjà touché par un missile et a pris feu. Nâder doit faire quelque chose. Pour sauver la vie de ses soldats, il s’éloigne de l’équipe. Son bateau civil est équipé seulement d’un simple moteur à gasoil. Depuis son enfance, il est habitué à monter sur ces bateaux de pêche. Il en garde de beaux souvenirs. Nâder entre dans la cabine et se lance dans l’immensité de la nuit marine. Son bateau brise le vent, les gouttes d’eau se propulsent et s’évaporent en créant un arc-en-ciel nocturne et lunaire autour du bateau. On dirait que les anges l’escortent. Nâder arrive devant l’ennemi. Une centaine de marins et de commandos américains le regardent, étonnés par cette bravoure. Équipés d’armes les plus modernes du monde, ils reculent devant la foi de ce commandant iranien. Un homme seul face à une armée. Son nom, Nâder, signifie « unique » et « rare » en persan. Un des hélicoptères américains le vise. Nâder prend son lance-roquette et murmure ce verset coranique :

Et tu ne lanças pas lorsque tu lanças, mais ce fut Dieu qui lança.

Wa ma ramayta ez ramayta wa lakennallaha rama.

¶n ¾Ø±²H ¸§² » ÒSön lH ÒSön I¶ »

L’explosion de l’aéronef américain se fait dans un déluge de lumière qui illumine les ténèbres de la nuit. A quelques centaines de mètres, les compagnons de Nâder, témoins de la scène, se mettent à crier Allah Akbar, Dieu est Grand. Mais personne ne sait ce qui s’est passé après la chute de l’hélicoptère américain. Six jours plus tard, par l’intermédiaire de l’Etat d’Oman, le corps de Nâder est rapatrié à Téhéran où le peuple iranien lui rend hommage. Les Iraniens l’accueillent comme un héros national. Mais son corps témoigne d’une histoire douloureuse. Sa poitrine et ses jambes ont été percées par des marteaux piqueurs. Ses blessures et ses plaies prouvent qu’avant de l’assassiner d’une balle dans la tête, les marins américains l’ont violemment torturé.

Contrairement à ce que pensaient les Américains, le martyre de Nâder n’a pas mis un terme aux échecs de sa Marine face à la première génération des unités navales des Gardiens du golfe Persique. Quelques mois plus tard, en janvier 1988, l’USS Roberts, un vaisseau américain d’un milliard de dollars, fut touché par des mines iraniennes et faillit couler.

Shahid Nâder Mahdavi est ainsi le fondateur de cette unité de bateaux ultra-rapides qui infligèrent des pertes historiques à la Navy américaine durant les années 1980. Ces défaites furent si lourdes et décisives, que les Américains, incapables d’une riposte honorable, agirent encore une fois d’une manière honteuse, lâche et criminelle en abattant, le 3 juillet 1988, un avion civil d’Iran Air, tuant 290 passagers civils.

Aujourd’hui, la stratégie mise au point par Nâder Mahdavi organise la présence des forces iraniennes dans le golfe Persique. D’après des estimations non-officielles, le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique d’Iran disposerait de cinq mille bateaux ultra-rapides de différentes catégories. Bateaux renforcés par divers équipements militaires, lance-roquettes, torpilles, canons, missiles et mitrailleuses de gros calibre. En plus de leur mobilité versatile et de leurs capacités militaires croissantes, et en considérant la surface relativement limitée du golfe Persique (300 kilomètres de long et 900 kilomètres de large), aucun navire étranger, même les plus puissants porte-avions, ne peut plus menacer le territoire iranien sans prendre en compte la capacité de riposte de l’escadron des Requins Iraniens du golfe Persique. L’impact de ces bateaux des Forces iraniennes a été si remarquable qu’au cours de leurs manœuvres réelles ou simulées de ces dernières années, les Américains ont spécifiquement travaillé sur des tactiques leur permettant d’y faire face. La capitulation de deux unités navales américaines en 2016, près de l’île Fârsi, est un exemple récent du succès de cette méthode de guerre asymétrique inventée par Nâder Mahdavi.

Et aujourd’hui, 30 ans plus tard, nous sommes là, dans son village natal, face au monument qui abrite son tombeau. Arash, 24 ans, étudiant en génie mécanique, est en train de laver la pierre tombale avec de l’eau de rose. Envisageant une adhésion au Corps des Gardiens, il coopère déjà avec certains programmes afin d’accroître les performances des bateaux ultra-rapides. Hâmed, notre jeune poète et chanteur de 18 ans, dont la douce barbe d’adolescent couvre une partie du beau visage, met la main droite sur la tombe du martyr et réfléchit peut-être à sa nouvelle chanson révolutionnaire. Ebrâhim, 22 ans, étudiant en sciences politiques, s’agenouille devant la tombe. Il récite quelques versets coraniques, et quelques larmes tombent sur la tombe. Ali, dont j’admire toujours le visage déterminé et sérieux, est trop fier pour pleurer, au moins en public. Il change le drapeau iranien dressé près du tombeau de Nâder. Âgé de 25 ans, il est ingénieur en génie civil et vient de terminer ses études à l’étranger. Très motivé, il est rentré en vue de reconstruire son pays menacé par les agressions extérieures et par les trahisons intérieures. Le drapeau tricolore de l’Iran flotte dans le vent doux provenant du côté du golfe Persique. On dirait que ce vieux vent caresse le tombeau de Nâder et lui dit :

"Ô Nâder ! O héros martyr ! Ne t’inquiète plus. Les navires américains n’osent plus franchir les frontières iraniennes. Ils ont encore peur de toi, de ton petit bateau de pêche. Tes enfants sont là, à ta place. Ils sont tous là, nouvelle génération héritière de l’héroïsme des marins de cette mer perse, des Anciens de l’antiquité jusqu’à Shahid Nâder Mahdavi. Ils se sont rassemblés ici autour du drapeau de ta tombe. Tu n’es plus seul. Ils sont tous à tes côtés et suivent ton chemin. Ils sont tous les protecteurs de l’Iran islamique, les défenseurs de la patrie, les Gardiens de cette mer toujours iranienne, de ce légendaire Sinus Persicus, de ce golfe éternellement Persique."


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