N° 149, avril 2018

« MALICK SIDIBE, MALIK TWIST »
un photographe témoin de la joie de vivre à l’africaine
Fondation Cartier, Paris, 20 octobre 2017-20 février 2018


Jean-Pierre Brigaudiot


Un artiste malien exposé à Paris, de plus à la Fondation Cartier : un événement

 

La Fondation Cartier pour l’art contemporain est une entreprise de mécénat qui présente périodiquement, et ce depuis plusieurs décennies, certains artistes contemporains à la réputation internationale bien établie ; pour autant, cela ne veut pas dire qu’ils ont une notoriété auprès des publics non informés de l’évolution de cet art contemporain. Ainsi, l’exposition Bruce Nauman, en 2015, à laquelle j’avais consacré un article, n’avait pas attiré des foules de visiteurs. Installée initialement, dès 1984, à Jouy-en-Josas, dans une banlieue proche de Paris, cette Fondation Cartier a migré en 1993 vers le centre de Paris, à deux pas de Montparnasse. C’est un quartier fort connu pour la vie artistique internationale et festive qui s’y ancra de manière inoubliable durant l’entre-deux-guerres avec les deux Ecoles de Paris et la figure mythique de l’artiste misérable, génial et grand buveur vivant dans une mansarde. Avec sa migration, la Fondation Cartier a perdu le charme du vaste parc et globalement du lieu où elle était implantée, au profit d’un bâtiment moderne conçu par l’architecte officiel, Jean Nouvel. Bâtiment de béton, de verre et d’acier, bâtiment relevant aujourd’hui d’une banalité certaine et d’une très relative capacité d’accueil de l’art contemporain. L’exposition présentée s’intitule Mali Twist (le twist est le nom d’une danse qui fut en vogue chez les jeunes gens, dans les années soixante), et est un hommage rendu au photographe Malick Sibidé, un Malien de Bamako, capitale du Mali. Or, ce n’est pas une première pour la Fondation puisque c’est il y a 22 ans qu’elle accueillit pour la première fois cet artiste. L’Afrique, surtout celle de l’ouest et celle du nord, est pour partie francophone, héritage d’une colonisation qui prit fin au cours des années soixante avec l’action conduite par le Président et Général de Gaulle. Après la décolonisation, l’économie africaine

Exposition « Malick Sidibe, Malik Twist »,
fondation Cartier

a longtemps piétiné ou même régressé avec des gouvernements souvent instables, fragiles et corrompus. C’est cette raison économique, davantage que la raison politique, qui poussa de nombreux Africains francophones à émigrer en France. Quant à l’art contemporain africain, il a émergé en France, comme il l’a fait au niveau international dans les pays occidentaux, en alternative à l’art dit primitif appelé aujourd’hui art premier, une forme d’art qui avait suscité un fort engouement dès le début du vingtième siècle, tant chez certains collectionneurs que chez certains artistes (dont Picasso) séduits par l’esthétique simple et brute des objets rituels. Globalement, l’intérêt de la France pour un art africain contemporain, c’est-à-dire, le plus souvent, un art syncrétiste qui associe modernité et traditions, s’est fortement manifesté à partir du courant des années quatre-vingt. Dès lors, ce sont des institutions muséales comme le Centre Pompidou ou le Palais de Tokyo et les grandes manifestations internationales comme la Dokumenta de Kassel, en Allemagne, qui ont décidé de montrer certains aspects de l’art contemporain africain, avec pour relais éventuels les foires d’art et quelques galeries soucieuses d’offrir de nouveaux produits commerciaux déjà fortement médiatisés par ces grandes institutions culturelles. Pour mémoire, on peut citer les expositions Africa Remix, l’art contemporain d’un continent, au Centre Pompidou en 2005 et celle, en 2004, Magiciens de la terre, également au

Centre Pompidou et à La Villette. Cette dernière exposition témoignait d’une ouverture élargie sur des pays jusqu’alors absents de la scène artistique contemporaine internationale. En amont, les pays africains libérés de l’emprise coloniale s’étaient peu à peu construits et structurés à l’image de leurs homologues européens, et l’enseignement de l’art s’était plus ou moins calqué sur le modèle des écoles des Beaux Arts. Cet enseignement venait en alternative à un art longtemps resté un artisanat tribal et culturel, ceci en raison de la forte demande du marché européen. D’autre part, le politiquement correct imposé par les Etats-Unis à l’égard et par respect des différentes minorités avait peu à peu pris pied dans le monde des arts et faisait école dans l’aire artistique occidentale. Cette ouverture sur des artistes venus d’horizons lointains s’était également mise en place pour des raisons commerciales relayées par les médias : années quatre-vingt avec des artistes soviétiques d’avant la chute du mur de Berlin, années quatre-vingt-dix avec des artistes chinois, puis, peu à peu, avec des artistes de nombreux pays dont l’art d’aujourd’hui était parfaitement ignoré au-delà de leurs propres frontières. La Dokumenta et la Biennale de Venise, ces deux manifestations essentielles en matière d’arts contemporains, ont joué un rôle important dans ces découvertes, rôle qui échappe en ce cas en grande partie à la seule raison commerciale.

 

Malick Sibidé : un objectif témoin de la jeunesse et de sa joie de vivre

 

Malick Sibidé (1935-2016) est un photographe malien qui va œuvrer sa vie durant en noir et blanc avec des tirages sur papier à partir d’appareils bon marché. Il arrive à la photo sans formation préalable en ce domaine, commence par produire des portraits puis effectue des reportages photo et ouvre son premier studio en 1962. L’œuvre présentée par la fondation Cartier est celle d’une époque de la photographie, qui est alors encore un art modeste qui n’a pas vraiment gagné ses lettres de noblesse ni atteint le niveau de reconnaissance qu’il connait aujourd’hui. La photographie a longtemps été considérée comme un art mécanique, une technique et non un art. Ainsi, en France, dans les années soixante, la photo, en tant qu’art vivant, n’a pas encore investi l’espace de l’art contemporain ni l’espace muséal et moins encore l’espace commercial des galeries d’art, sauf la photo historique à valeur documentaire. Sibidé va, durant une longue période, focaliser son regard sur la joyeuse vie de ses jeunes concitoyens, pris sur le vif.

De l’exposition, ressortent et résonnent avant tout cette joie de vivre, ces immenses éclats de rire, cette convivialité, cette musique si rythmée et entraînante, ces mouvements des corps dansants et tellement omniprésents chez beaucoup d’Africains. Ce bonheur, cet optimisme sincères et spontanés exprimés au quotidien sont ceux que l’on perçoit - et que l’on partage - lorsque l’on côtoie ces Africains du centre ouest du continent africain. C’est donc surtout cette joie de vivre de la jeunesse des années soixante à Bamako que l’exposition montre à travers les photos de Sibidé. Avec ce travail qui témoigne de la vie festive des « yéyés », appellation qui désignait les jeunes, garçons et filles, amateurs des diverses musiques alors en vogue, allant du rock aux musiques afro-cubaines, mais aussi de pop’music et de danses comme le twist, Sibidé va les accompagner et les photographier dans leurs nombreuses fêtes tonitruantes. A cela, il faut pour se mieux représenter le contexte, ajouter la création locale du chanteur-guitariste Boubakar Traoré - l’exposition comporte une bande-son qui diffuse une série de morceaux des musiques en vogue à Bamako dans ces années soixante. En retour de cet intérêt que lui porte le photographe, la jeunesse va faire de Sidibé une star, sa star, qui jouira rapidement d’une reconnaissance internationale : dès 1963, il sera présenté par le magazine américain Time avec Nuit de Noël, exposition qui fait partie d’un ensemble des Cent photos les plus influentes de l’histoire. Cette période du photographe consacrée à la jeunesse, à sa musique et à sa danse est bien documentée dans l’exposition, ce sont des photos en noir et blanc de petit format car Sibidé est avant tout portraitiste et photographe-reporter, disposant de peu de moyens techniques comme de moyens financiers. On est donc bien loin, en ce cas, des photographes des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix qui vont investir le marché de la photo avec leurs tirages immenses et techniquement extrêmement sophistiqués. Ces photos des jeunes de Bamako ne sont pas posées, ni mises en scène, elles captent la vie telle qu’en elle-même et c’est au laboratoire que les contrastes lumineux comme les cadrages seront savamment retravaillés. Aux photos exposées en tant qu’œuvres abouties, s’ajoute une abondante présence documentaire de tirages-témoins et de négatifs qui, en même temps qu’elle atteste de ce que Sibidé photographie et de comment il photographie, rend sa création plus vivante encore. Cette documentation explique par elle-même le choix d’un cliché parmi d’autres et la relation entre cette abondante matière première et l’œuvre finale. Compte tenu d’une société malienne dont la religion première est l’Islam, le travail photographique de Sibidé témoigne ici, autant que d’un mode de vie de la jeunesse, d’une religion pacifique et tolérante à son égard et à l’égard de ses besoins de vie sociale et d’expression. On peut sans nul doute considérer que la danse fait naturellement partie du patrimoine et de la culture africains.

 

Une carrière internationale installée

 

Avec le temps et les changements politiques vers, notamment, une dictature militaire, Sidibé délaissera le reportage sur la jeunesse de Bamako et reviendra vers le portrait de studio, toujours en noir et blanc et arrangé, c’est-à-dire que les modèles sont apprêtés, coiffés, costumés et maquillés. Il veut cependant, comme il l’a toujours voulu, que le sujet photographié soit naturel, comme si le photographe et son objectif n’étaient point présents. Sa notoriété est confortée par une invitation, à New York, au Center for African Arts dont s’ensuit l’acquisition de nombreuses photographies par the Pigozzi Collection. En 1995, après une participation aux Rencontres de la Photographie Africaine, Sibidé bénéficie de sa première exposition à la Fondation Cartier et comme pour New-York, cela est essentiel dans une carrière artistique, puisque la Fondation Cartier n’expose que des artistes à la notoriété déjà établie internationalement. Dès lors, Sibidé fait partie des artistes de grande notoriété. A Paris, la Galerie du Jour Agnès B le représente, galerie toujours curieuse de diversités culturelles en même temps que très présente sur un marché de plus en plus sous-tendu et porté par les foires d’art. La fin des années quatre-vingt-dix voit la notoriété de Sibidé se confirmer avec l’acquisition de ses photos par les institutions muséales et les grands collectionneurs. En 2007 lui est attribué un Lion d’or d’honneur par la Biennale d’art contemporain de Venise. Sa carrière prend fin en 2016 : il meurt au moment même de sa participation aux Rencontres Photographiques d’Arles, une manifestation phare en matière de photo, où, il faut peut-être le noter, en 2017, la galerie Silkroad de Téhéran, qui fait depuis une décennie et demie, un travail remarquable de promotion des meilleurs photographes iraniens, fut très officiellement invitée à présenter ses photographies.

 

Le pourquoi et le comment de cette ascension d’un photographe malien

 

Pour mieux comprendre les modalités de l’accession de Sibidé à la scène artistique mondiale, il faut revenir sur certains aspects de sa carrière comme sur les us de cette scène artistique qui est sans nul doute autant commerciale qu’artistique. Un certain nombre d’auteurs ayant publié sur l’art et ses raisons ces dernières décennies ont défendu à leur manière la théorie de l’artialisation, initiée par le philosophe français Alain Roger, théorie que soutient différemment Arthur Danto, l’un des représentants américains de la philosophie analytique anglo-saxonne.

Dans son ouvrage La transfiguration du banal, il développe une argumentation philosophique savoureuse sur la question du ready-made – c’est l’objet ordinaire présenté dans le cadre muséal, par un artiste, le déclarant objet d’art, ce que fit Marcel Duchamp avec notamment l’urinoir pour hommes. Ce dernier affirmait ainsi clairement, d’une part, que le musée fait l’art et d’autre part, que le spectateur fait l’œuvre. La carrière de Sibidé fut lancée au niveau international à la suite de la découverte de son œuvre par le monde de l’art occidental, et en matière d’art, le système est friand de découvertes. Ensuite, le cadre est celui du politiquement correct, au cœur duquel se place alors la volonté institutionnelle des musées et des organismes chargés de faire l’art, et pour cela de conduire leurs actions hors le seul contexte de l’art occidental, en étant curieux de l’art de pays dont l’art contemporain n’est pas connu au-delà de leurs frontières. Le musée ou les grandes fondations sont donc des inventeurs d’art, des faiseurs d’art, et cette invention passe par le relais des critiques, des commissaires et des marchands pour porter l’art ainsi choisi au zénith de ce monde de l’art.

Autant l’œuvre de certains artistes ainsi choisis peut être contestable car reposant sur une bulle médiatique plus que sur une œuvre véritable et pérenne, autant dans le cas de Sibidé, sa carrière peut paraître logique en même temps que légitime dans un contexte de post colonisation et d’ouverture de l’art occidental à l’autre, aux artistes des pays qu’on a appelés péjorativement sous-développés ou qui ont été rangés dans la catégorie tiers monde. L’œuvre de Malick Sibidé présentée à la Fondation Cartier mérite vraiment l’attention parce qu’elle relève à la fois d’un travail de témoignage sincère porté par un regard amoureux d’une société, à un moment donné, parce que ce témoignage est singulier et nous montre ce qu’on n’aurait guère pu voir sans lui, et parce que ce travail photographique, longtemps doté de maigres moyens, est vraiment riche en tant qu’art comme en tant que reportage : il nous dit artistiquement d’un moment donné d’une société humaine donnée. Dans l’histoire de la photo, celle du reportage, qui à priori ne se revendique pas comme art, sauf si l’histoire s’en empare, a pu, en certaines occasions le devenir, à la fois par ce qu’elle peut avoir d’exceptionnel et par le travail du musée. Ainsi, par exemple en fut-il de la photo de guerre iranienne, il s’agit de la guerre Iran-Irak, photo hissée au rang d’art, notamment au début des années 2000, par l’action du musée d’art contemporain de Téhéran qui lui consacra une grande exposition, occasion de développer les négatifs en des tirages aux formats monumentaux. Et puis ce travail photographique de Sibidé ne tombe pas davantage dans le travers de la folklorisation que dans celui de l’apitoiement ; il est, et c’est important, à l’antithèse de ce non-voir propre aux sociétés dominantes : non-voir les pauvres, non-voir ce qui n’est pas médiatisé. Malik Traoré nous montre, à la fois des bonheurs éphémères advenus dans un pays d’Afrique à peine sorti de l’emprise coloniale et d’autres bonheurs, fixés sur le papier photo, que sont la beauté rayonnante de ces personnes dont il tire le portrait, beauté étrangère, beauté différente et sincère que celle, un peu vide, véhiculée et imposée par la mode et le monde médiatique.


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