N° 152, juillet 2018

Nymphéas
L’abstraction américaine et le dernier Monet
13 avril – 20 août 2018 Musée de l’Orangerie, Paris
La peinture en tant que milieu, jusqu’à l’aveuglement


Jean-Pierre Brigaudiot


Œuvre de Claude Monet

Revoir Monet, c’est un peu comme relire un roman, revoir une pièce de théâtre, réécouter un oratorio, relire un poète ou revoir un film qui nous aurait enthousiasmés. A chaque fois nous découvrons une œuvre différente, attachante, émouvante, profonde et riche. Il en va de même avec la peinture et certains peintres : Georges de la Tour ou Rembrandt, Turner ou Monet. Ainsi, certaines œuvres sont atemporelles et restent toujours d’actualité, insensibles à l’usure du temps, des modes et des styles ; il en va ainsi des Nymphéas de Monet, ceux qui trônent depuis maintenant plusieurs décennies à l’Orangerie des Tuileries, à côté même du Palais du Louvre. Ces Nymphéas aux dimensions monumentales sont indéniablement le chef-d’œuvre de Claude Monet, chef d’œuvre qui outrepasse le dicible, l’émotion esthétique, les catégories de la peinture ; chef-d’œuvre qui traverse les moments de la peinture, résiste à la succession des avant-gardes qui ont jalonné la fin du dix-neuvième siècle et l’essentiel du vingtième siècle. L’actuelle exposition se donne pour but de montrer comment les Nymphéas ont pu jouer un rôle déterminant sur la peinture expressionniste abstraite américaine des années cinquante, elle montre ainsi un ensemble d’œuvres de peintres américains dans ce temple du chef-d’œuvre de Monet.

 

Musée de l’Orangerie, Paris

Les Nymphéas

 

Claude Monet, 1840-1926. Il fut le chef de file du mouvement impressionniste ; ce mouvement fut celui d’un art indépendant, notamment du Salon, c’est à dire de l’Académie des Beaux Arts qui chaque année y présentait un nombre conséquent d’artistes dont la carrière était ainsi assurée, artistes représentatifs d’un art académique de qualité mais néanmoins soumis à un ensemble de règles, ceci au détriment de la créativité. Monet, comme la majorité des peintres impressionnistes, produira une œuvre peinte en extérieur, œuvre au cœur de laquelle se place la lumière du jour, une œuvre en principe non sous-tendue de théorie et avant tout fondée sur la perception sensible du visible, sur son ressenti, sur l’émotion. L’Impressionnisme fut une révolution artistique qui mettra fin à l’emprise de l’Académie et ouvrira les portes à une succession d’avant-gardes dont la raison d’être fut durant des décennies la réinvention de l’art. L’une des œuvres phares de Monet est « Impression, soleil levant », de 1872 qui généra le sobriquet d’impressionniste. Cette œuvre est à rapprocher de l’œuvre de Turner, ce peintre anglais de la lumière, lumière dont il fit son vrai sujet, lumière dissolvant les formes et la ligne, cette dernière fondant peu ou prou la pensée picturale rationnelle, celle qui donne à voir un monde dont l’image repose sur la ligne de perspective. Monet fut longtemps un artiste pauvre, aidé par ses confrères ; en effet la peinture impressionniste ne jouissait pas de reconnaissance institutionnelle et de ce fait ne se vendait guère. La série des Nymphéas s’étend sur les trente dernières années de Monet et comporte également beaucoup de toiles de petits formats ; les Nymphéas de l’Orangerie des Tuileries étant un ensemble de huit œuvres conçues spécifiquement pour ce lieu, œuvres de format exceptionnel, allant de 2,50 m en hauteur à une longueur de 6 à 17 mètres.

Œuvre de Claude Monet

 

Baigner dans la peinture

 

Ces Nymphéas provoquent immanquablement un choc esthétique dû tant à leur indicible beauté qu’à leurs formats ; ici la peinture se joue à une tout autre échelle que la plupart des toiles de Monet qui sont avant tout des petits formats, comme il en fut de la plupart des œuvres peintes en extérieur. Le format des Nymphéas fait que le visiteur est immergé, immersion dans la peinture, immersion dans l’immense, dans le bleu - puisque les Nymphéas sont d’abord bleus, du bleu du ciel se reflétant dans les plans d’eau de la propriété de Monet à Giverny - et ainsi immergé, le visiteur baigne en un milieu à la fois végétal et aquatique, ne sachant point si ce qu’il voit, peint sur la toile, est le reflet du réel ou la représentation d’un reflet du réel, ou les deux à la fois. La peinture est ainsi figurative et abstraite ; le format fait que la touche picturale, dans le cas des Nymphéas, est agrandie au point d’être forme peinte en elle-même, pour elle-même, se figurant elle-même. Tout comme chez les expressionnistes abstraits, la touche, la ligne, la tache ne renvoient plus à une quelconque forme présente dans le monde réel, visible, mais à ce qu’elles sont, touche, tache ou ligne, simples signes qui ne renvoient à aucun répertoire autre que celui qui s’élabore cependant que se peint le tableau. L’enchantement produit par les Nymphéas est celui de cette immersion dans une peinture encore figurative qui peut se vivre comme peinture autonome de son sujet. Mais il faut également prendre en considération l’aveuglement progressif de Monet : la cataracte le gagne peu à peu, à partir de 1912, sa vue baisse et sans doute que cette maladie sera déterminante quant à la nature de ces œuvres que sont les Nymphéas. Ce monde aquatique et végétal sans horizon, immersif et brumeux ne serait-il pas celui que perçoit et ressent Monet à la fin de sa vie ? un enchantement autant abstrait que figuratif où les formes se dissolvent dans le bleu et dans le vert ?

Musée de l’Orangerie, Paris

Certes, il n’en va pas de même avec les petits formats qu’avec les immenses Nymphéas de l’Orangerie, et quel qu’en soit l’intérêt et le niveau qualitatif, ils ne peuvent rivaliser sur le terrain de l’immersion esthétique proposé par les Nymphéas ; ils peuvent même paraître relativement ordinaires par rapport à d’autres petits formats d’autres peintres impressionnistes parmi les meilleurs, tel Renoir, tel Pissarro. Donc ces Nymphéas de l’Orangerie sont des œuvres totalement exceptionnelles, des chefs-d’œuvre du patrimoine mondial de la peinture. La genèse des Nymphéas, au-delà de leur inscription au cœur même de la peinture impressionniste, est celle de la propriété de Monet à Giverny, à la limite de l’Ile de France et de la Normandie. C’est là que Monet œuvra longuement à transformer vergers et potagers en une propriété très japonisante où règne une conception spécifique du rapport de l’homme et du jardin ; c’est là qu’il détourna une rivière pour alimenter ces petits étangs où semblent flotter les nénuphars, ces plantes composées chacune d’une seule vaste feuille presque ronde, couchée sur l’eau et ornée d’une seule magnifique grande fleur, c’est également là qu’il fit construire ce pont typiquement japonais qu’on trouve dans beaucoup de tableaux de la série des Nymphéas. A cette époque, à la fin du dix-neuvième siècle, le Japon devint très à la mode en France, avec des objets, laques, céramiques, meubles, rouleaux peints, dessins et avec surtout une représentation du monde bien différente, tant philosophiquement que picturalement. Les peintres impressionnistes ont largement témoigné de cet engouement pour le japonisme dans leurs œuvres. Donc les Nymphéas de l’orangerie sont l’apothéose de toute une démarche du peintre avec et dans la « nature », celle de Giverny, une nature non point sauvage mais domestiquée.

C’est en 1927 que le Musée de l’Orangerie avec ses Nymphéas, ceux que l’on voit aujourd’hui, est inauguré ; l’accueil de la critique parisienne est plutôt négatif et ne pressent nullement la portée de ces œuvres, leur influence à venir. Sans doute l’attente à l’égard de la peinture est autre que ce que proposent ces Nymphéas, c’est-à-dire un autrement de la peinture, peinture qui n’est plus image mais immersion ressentie, émotion, vécu immédiat.

 

Œuvre de Helen Frakenthaler

Les Nymphéas et l’abstraction américaine

 

L’exposition L’abstraction américaine et le dernier Monet, censée marquer le centenaire des Nymphéas, se veut peu ou prou pédagogique et démonstrative. Le premier grand tableau de Monet de la série des Nymphéas est acquis par le MoMA de New York en 1955, c’est le moment de la consécration de l’Expressionnisme abstrait américain, et la critique new-yorkaise fait alors un parallèle entre le naturalisme de l’Impressionnisme et les abstractions américaines qui marquent indéniablement une autonomisation de la peinture américaine par rapport à celle du continent européen. Jusqu’alors, les artistes américains œuvraient pour une bonne partie d’entre eux sous l’influence des différents mouvements et avant-gardes qui s’étaient développés en Europe depuis l’Impressionnisme, influence encore accrue durant la Seconde Guerre mondiale par la présence active, sur la terre américaine, d’artistes européens réfugiés, et non des moindres. C’est de cette période dont il est globalement question avec cette exposition, celle de l’émergence et affirmation de la peinture abstraite américaine, nommée Expressionnisme abstrait ou Impressionnisme abstrait. Cette peinture abstraite, certes redevable de la peinture européenne par certaines de ses modalités, s’est peu à peu inventée elle-même dans un dialogue décalé avec une critique d’art omniprésente et habitée par quelques noms prestigieux de cette critique, dialogue en allers et retours entre le peintre, sa peinture et le critique qui la décrit et la théorise, permettant ainsi au peintre de mieux saisir les enjeux de son art. Clément Greenberg, William Seitz, Louis Finkelstein sont de ces fameux critiques et commissaires.

Œuvre de Joan Mitchell

Quant aux peintres américains présentés à l’Orangerie, ils sont peu nombreux mais sont néanmoins les plus représentatifs de cet Expressionnisme abstrait américain et de sa diversité : Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko, Clyfford Still, Helen Frakenthaler, Morris Louis, Philip Guston, Joan Mitchell, Mark Tobey, Sam Francis et Jean-Paul Riopelle. Un certain nombre de projections de films complètent judicieusement l’accrochage des toiles.

C’est sans doute Barnett Newman qui le premier va témoigner de l’importance de l’Impressionnisme et plus précisément de l’œuvre de Monet. Il est évident, et le critique d’art Clément Greenberg en témoignera, que pour Newman, l’œuvre de Monet est fondamentale : « le color field » des très grands formats de Newman n’est-il point, peu ou prou très proche de cette immense peinture immersive de Monet ? Mais au-delà des formes il y a, chez Newman comme chez Monet, une manière de concevoir la peinture que va théoriser Greenberg, ce qui va définir le tableau des expressionnistes abstraits autrement que comme un objet figuratif ou non. Ainsi le grand tableau, pour l’artiste expressionniste américain, et c’est l’une des caractéristiques de cette peinture, va permettre un autre rapport au champ pictural, va permettre cette immersion évoquée avec les Nymphéas. Le champ pictural d’un Newman ou d’un Pollock n’est certes plus celui de la figuration du visible mais celui d’une action rendue visible, d’un combat où le peintre s’investit lui-même, corps et âme, où il construit un monde, où le temps est autre, non plus suspendu et décrit-représenté mais élément direct de l’action. Ainsi l’Expressionnisme abstrait américain va aboutir, davantage encore que chez Monet, à un tableau au-delà de la composition, tableau appelé « all over », en quelque sorte un échantillon du monde, témoin d’une quête infinie de la peinture et de soi. Et s’ensuit chez Rothko la « Color field painting », ce champ coloré et brumeux flottant en un espace indéterminé qui par ses dimensions enrobe le spectateur. D’autres artistes encore seront plus ou moins à proximité des modalités et effets de la peinture de Monet, Ellsworth Kelly par exemple, présent en cette exposition de l’Orangerie avec notamment un petit tableau « Tableau vert, 1952 » où, comparé à l’un des Nymphéas de Monet, les formes très vaguement figurées se sont dissoutes en la pure couleur. Ici la peinture, en toute logique se dirige vers le monochrome, une étape de la peinture encore à venir où celle-ci va atteindre une dimension d’absolu et d’infini où la peinture abolit les formes. Philip Guston reste également souvent proche de l’esprit des Nymphéas avec des univers formels indécis et flottants et un espace dès plus incertain, quelquefois d’ailleurs renvoyant, en deçà de Monet, à Turner. Et puis il y a Joan Mitchell, cette artiste si spirituellement et physiquement proche de Monet puisqu’elle s’installa à proximité de Giverny, dont l’œuvre majeure témoigne d’une gestualité violente pratiquée bien souvent en polyptyques, gestualité dont les couleurs reflètent indéniablement celles des Nymphéas. D’autres artistes de l’abstraction américaine s’éloigneront davantage de Monet par les procédures picturales qu’ils affecteront, comme par exemple Helen Frankenthaler avec ses voiles de peinture transparente.

 

Œuvre de Clyfford Still

Des rapprochements un peu forcés

 

Si l’exposition et la présentation simultanée des expressionnistes abstraits américains et des grands Nymphéas ne donnent pas de clés ni d’accès à une suite logique allant de cette peinture de Monet à celle des peintres américains ici choisis, c’est qu’il n’y a point de continuité ni d’évolution allant de Monet à cette peinture affirmée comme abstraite. Il ne s’agit pas de montrer un passage de la peinture de l’un à d’autres, ceux-ci appartenant à une nouvelle génération, raisonnant la notion de peinture tout autrement que ne put le faire Monet ; raisonnement induit par l’histoire même de la peinture moderne, par cette succession pressante d’avant-gardes porteuses d’une multiplicité d’influences tant au plan des manières de peindre, figuratives ou non, mais également porteuses de postures sinon de théories. Ainsi, si l’on veut aller au-delà de la présentation-confrontation des Nymphéas et de la peinture expressionniste abstraite américaine faut-il prendre en compte l’ensemble des mouvements dominant la fin du dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième siècle, avec certes l’Impressionnisme mais également le Cubisme, le Surréalisme, les abstractions non géométriques et cette posture de l’artiste à l’écoute de lui-même et rendant compte de ses sentiments et réactions au monde. Si l’on peut émettre quelques réserves sur cette exposition, ce serait d’avoir un peu trop privilégié des rapprochements formels de l’un à l’autre, de Monet à chacun des artistes américains. Peut-être une analyse des enjeux des formes mises à l’œuvre eut-elle été bienvenue pour accompagner cette exposition d’une dimension plus théorique, celle énoncée par la critique américaine des années cinquante, par exemple.

 

Œuvre de Claude Monet

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