N° 152, juillet 2018

La littérature et la poésie dans la province de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad


Khadidjeh Nâderi Beni


La province de Kohkilouye va Boyer Ahmad a été depuis longtemps le berceau de plusieurs grandes figures de la littérature persane. Toutefois, et peut-être en partie en raison de sa géographie et de ses hautes montagnes, la situation littéraire et culturelle de cette région n’a fait l’objet que de peu d’études approfondies.

Dans une perspective générale, les évolutions littéraires de la région sont étudiées selon deux plans : la littérature orale et la littérature écrite. La littérature orale est plus ancienne et comprend une vaste étendue de créations dont les légendes, les berceuses, les chants de travail, etc. La littérature écrite comporte quant à elle plutôt les œuvres composées en langue persane par les poètes et écrivains de la région.

En tant que région montagneuse et isolée, Kohkilouyeh va Boyer Ahmad a été longtemps privée d’échanges culturels et littéraires importants avec d’autres régions. Autrefois, la majorité des habitants était analphabète. De ce fait, les auteurs et poètes de cette région ont souvent tenté de présenter et de préserver leurs œuvres grâce à la transmission orale. C’est ainsi que le corps principal des arts littéraires dans la région est centré sur l’oralité (littérature orale ou adabiât-e shafâhi). Cette dernière est un genre très diversifié et regroupe plusieurs éléments dont les fables, les proverbes, les chants de travail, les chants de guerre, les chants enfantins, etc. qui se transmettent oralement de génération en génération.

 

La littérature orale

 

La littérature orale de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad est divisée en deux types majeurs de thèmes épiques et lyriques.

Dans le champ épique, il existe de nombreux contes et légendes régionaux concernant l’histoire et les traditions de la région. C’est le cas de la légende de la disparition de Key Khosrow dans le mont Denâ [1], ou encore celle de Ghobâd et la montagne de Tchorâm [2]. L’une des particularités de ces légendes régionales réside dans le fait qu’elles ont été majoritairement inspirées des légendes persanes. Autrement dit, dans la plupart des cas, une teinte régionale a été conférée aux légendes nationales, notamment avec intégration de noms de lieu, ainsi que des rites et cérémonies propres à la région de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad.

La littérature orale se présente sous plusieurs formes :

1) Dey Balâl : Le dey balâl est une variante du poème lyrique oral, très populaire dans la région. L’amour, la bien-aimée, la séparation, la fidélité, la description de la beauté de l’ami, les sentiments intérieurs de l’amant sont parmi les thèmes les plus abordés dans les poèmes de ce genre. Ils sont souvent mis en musique avec des instruments musicaux locaux, et les chanteurs les récitent lors de cérémonies festives ou funéraires.

 

Allons à (l’Imâmzâdeh de) Shâghâssem

Pour se promettre l’un à l’autre

Que celui d’entre nous qui n’est pas fidèle à sa promesse

Soit écrasé

2) Serou (abréviation de Soroud qui signifie « chant ») : Ce type de poésie constitue une autre variante de poésie lyrique orale qui est mise en musique et chantée lors des cérémonies festives, en particulier les danses collectives régionales au cours desquelles les danseurs/danseuses revêtent des habits locaux et dansent en cercle ou en ligne. Dans le dialecte local, ces poèmes sont plutôt connus sous le nom de shirâdoumâ ou vassounak. En voici un exemple :

 

C’est la fête des nobles,

Comme un jardin verdoyant au printemps

La tribu s’en va doucement vers le platane

Et le village tout entier est heureux

 

3) Sharveh : Le sharveh est un ensemble de distiques rythmiques chantés en particulier par les femmes lors des cérémonies funéraires. Nommé également kourgo ou sarkelli, le sharveh comporte une description dithyrambique et panégyrique du défunt, dans laquelle l’accent est mis sur sa bravoure, sa bonté, sa puissance sa sagesse, etc.

 

Décorez ma tombe de tuile émaillée, bleu outremer

Je suis mort si jeune

 

La littérature écrite

 

L’histoire de la littérature écrite de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad remonte à l’époque safavide, où l’on voit l’apparition de plusieurs recueils poétiques composés par les artistes de la région. Un chercheur littéraire, Mohsen Nasrâbâdi, a publié dans les années 1990 une anthologie biographique qui recense la majorité des poètes de la région, de l’ère safavide à l’époque qâdjâre [3]. Voici quelques-unes de ces figures :

 

Hossein Panâhi

1) Nedjât Kohkilouyi : Ami et compagnon du poète Hazin Lâhidji [4], organisateur actif de réunions poétiques, Nedjât est surtout connu pour ses poèmes lyriques. Son recueil poétique nommé Kollyât comprend plus de 1000 distiques au format de ghassideh :

 

Les monts et les champs sont remplis de ton nom

Puisqu’on crie sans cesse ton nom

On a tous une pensée pour toi

Alors que tu ne penses jamais à tes amants

 

2) Ghodsi Dehdashti : D’après les chercheurs, Ghodsi est un poète lor de l’époque qâdjâre. A l’époque où les villageois de Dehdasht étaient en conflit avec les tribus de Boyer Ahmad, Ghodsi aurait quitté son village pour s’installer définitivement à Behbahân, dans la province du Khouzestân. Sa poésie est influencée par l’œuvre et la pensée de Hâtef Esfahâni [5], et comporte en particulier des thèmes religieux et mystiques. Dans les distiques suivants, le poète reprend des vers de Hâtef :

 

Ô toi qui jouis de l’obéissance du ciel et des anges

Ô toi ! La raison pour laquelle ont été créés la Terre et le Temps

Je déclare ce fait franchement ou secrètement

« Puissé-je t’être sacrifié !

Je sacrifie mon âme pour toi qui es mon âme »

 

3) Mirzâ Ebrâhim Moltadji Boyer Ahmadi : Membre de la tribu Boyer Ahmadi, Mirzâ Ebrâhim était un activiste politique au sein du mouvement constitutionnel et il a participé à la Révolution constitutionnelle qui a suivi. Son recueil poétique comprend près de 1700 distiques aux formes variées. Le thème principal de ses poèmes est l’amour, et il apprécie les poètes mystiques, en particulier Hâfez. D’après lui, la raison n’est pas un outil efficace de résolution des problèmes :

Là où l’amour est présent

La raison n’est point apte à le remplacer.

Puisqu’en présence de l’amour,

La raison devient nulle

 

4) Mirzâ Shoghi : Membre de la tribu de Korâyi, Mirzâ Shoghi est un poète lor de l’époque qâdjâre. Selon les documents historiques, il a vécu toute sa vie à Behbahân. Derviche encyclopédiste, il vivait dans une retraite marquée par l’austérité et passa toute sa vie à lire et à écrire.

Les savants et les érudits du monde entier

Comme Shoghi, se sacrifient pour la connaissance

Ils se donnent beaucoup de mal pendant la vie

Mais ils n’ont même pas de linceul au moment de la mort

 

La littérature contemporaine

 

A partir du milieu du XXe siècle, suite au développement de la communication et des échanges culturels avec d’autres régions, le champ culturel et littéraire de la région de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad s’élargit. On voit ainsi l’apparition d’un grand nombre de jeunes poètes et écrivains qui publient leurs œuvres en lori ou en persan. Parmi ces figures, citons les noms de Hossein Panânhi, Hassan Bahrâmi, Fereydoun Dâvari, Ahmad Ansâri, Soroush Moghaddam, Shâhrokh Moussavi et A’zam Malakouti.

 

Hossein Panâhi : un représentant majeur de la poésie contemporaine

 

En guise de conclusion, citons une personnalité marquante de la région dont le nom brille dans le domaine de la poésie contemporaine persane : Hossein Panâhi.

Né en 1956 à Dejkouh de Sough dans la province de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad, Panâhi fait ses études primaires dans son village. Adolescent, il s’installe à Qom pour étudier la théologie. Mais il abandonne ses études quelques mois plus tard pour aller à Téhéran. Habitant désormais la capitale, il suit des formations artistiques, avant d’être engagé par la télévision iranienne. Il réalise alors des jeux télévisés ainsi que quelques films. Il est déjà alors un bon connaisseur de la Nouvelle Poésie persane (she’r-e now). Comme Shâmlou, il est touché par l’évolution et la modernisation de la littérature contemporaine persane, et plus particulièrement de la poésie. D’après lui, le poète doit avant tout avoir une bonne connaissance générale des sciences et techniques de son temps. En tant qu’intellectuel, il est de son devoir de connaître la société et de se soucier de la santé sociale du peuple. Il doit également être prêt à s’engager directement, notamment en politique. Il doit ainsi savoir intervenir dans les affaires publiques. Panâhi est un philosophe dont la pensée est basée sur trois éléments : la raison, l’amour et l’amitié enfantine envers la mère. Son premier recueil poétique nommé Nâzi va man (Nâzi et moi) a été publié en 1995. Le livre a été réédité régulièrement et traduit en six langues. Sa poésie rappelle le style et les traits caractéristiques de la poésie romantique française. Elle repose sur trois thématiques principales : 1) l’amour de la nature ; 2) l’intérêt pour le passé et surtout pour l’enfance ; 3) l’exploration de l’univers intérieur et l’expression de soi avec force et émotion.

Hossein Panâhi est décédé en 2004 d’une crise cardiaque et a été inhumé dans sa ville natale, Sough.

 

Ô cœur naïf

Retournes-y (à l’ère enfantine)

Et en échange d’un morceau de kashk
 [6] noir et sale

Ecarte les moineaux

De l’entourage des grains de riz non décortiqués

Voilà ! Le sucre de la ville n’est qu’un mensonge

Notes

[1Le deuxième plus haut sommet des monts de Zagros à l’ouest de l’Iran. Son altitude est de 4 359 mètres.

[2Situé au centre de la province

[3Nasrâbâdi, Mohsen, Tazkereh-ye Nasrâbâdi (Anthologie de Nasrâbâdi), Téhéran, éd. Assâtir, 1998.

[4Poète et mystique originaire d’Ispahan (1692-1766).

[5Poète de l’époque afshâride, mort en 1783.

[6Crème acide obtenue à partir de petit lait.


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