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e calendrier de chaque nation constitue une mémoire des jours les plus importants de son histoire, qu’ils constituent de bons ou de mauvais souvenirs. Connaître la mémoire historique liée à ces jours permet de mieux saisir les spécificités de l’histoire et de la culture d’un pays. Cet article vise à présenter l’un des jours importants du calendrier iranien, le 29 esfand, qui est celui de la nationalisation du pétrole iranien. Nous nous interrogerons sur les raisons ayant conduit les Iraniens à nationaliser cette industrie, la façon dont cela s’est réalisé, et la finalité d’un tel projet.
L’Iran fait l’expérience d’une ambiance politique complexe après cette guerre, avec une importante censure de la presse et des activités politiques réprimées
[1] ; l’Armée rouge refuse de quitter l’Iran, le parti démocratique du Kurdistan est fondé ; Mossadegh et Kâshâni, exilés, reviennent et reprennent leurs combats politiques [2]. Une tentative d’attentat déjouée contre le roi Rezâ Shâh provoque une nouvelle vague de répressions politiques et de censure [3].
De surcroît, après l’occupation de l’Iran, l’intervention abusive des Alliés dans les affaires intérieures iraniennes et leur exploitation abusive des ressources naturelles contribuent à rendre difficile la situation économique et politique des Iraniens. Au nord de l’Iran, l’État soviétique tente d’exploiter les réserves pétrolières iraniennes [4]. Mossadegh ainsi que d’autres députés s’opposent vigoureusement à la concession d’avantages aux étrangers [5]. L’État soviétique, mécontent de cette réaction des députés iraniens, menace l’Iran d’agitations internes. C’est ainsi que l’activisme des mouvements indépendantistes au sein des deux provinces iraniennes du Kurdistan et d’Azerbaïdjan s’accroit [6], sous l’impulsion du parti communiste [7]. Ce dernier se faisant ainsi leur porte-voix en demandant l’autonomie, voire la sécession du Kurdistan et de l’Azerbaïdjan, provoquant de nombreuses tensions et affrontements parfois sanglants.
Mais ce qui devint le point de départ de la nationalisation du pétrole fut la négociation avec l’AIOC, société pétrolière anglaise, et la constitution d’un Comité des questions pétrolières en 1950, dont le directeur était Mossadegh, afin de décider de l’accord Gass-Golshayan [8]. Après la démission du Premier ministre de l’époque, Mansour, Razmârâ fut nommé à sa place. Il se mit à renégocier avec l’AIOC [9]. L’accord issu de cette renégociation fut refusé par les membres du Comité, car selon eux, non bénéfique à l’Iran [10]. En dépit de toutes les critiques et de l’opposition des députés, Razmârâ continua clandestinement à négocier avec l’AIOC [11] et à s’opposer explicitement à la nationalisation du pétrole
[12]. La politique de l’ État iranien à l’égard des étrangers, en particulier des Anglais, et l’exploitation pétrolière par les étrangers poussèrent Mossadegh et les autres députés à prononcer de véhéments discours contre cette exploitation et à proposer un projet de loi en vue de la nationalisation du pétrole, tout en demandant à Razmârâ d’examiner la faisabilité d’un tel projet [13].
Après les affaires d’Azerbaïdjan et du Kurdistan ayant menacé la souveraineté territoriale de l’Iran [14], la question de la souveraineté sur les ressources naturelles acquiert une importance croissante au début des années 1950. [15] Plusieurs gouvernements se succèdent alors, mais tous leurs efforts pour lancer un programme de développement économique se soldent par des échecs, tandis que les difficultés financières du pays s’aggravent de plus en plus [16]. Il faut y ajouter la diminution de la rente pétrolière à cause de la dévaluation de la livre sterling [17]. Les redevances que l’AIOC devait payer à l’Iran pour l’achat du pétrole diminuent considérablement, ce qui renforce le sentiment d’être exploités par les Anglais [18]. Ainsi, l’importance de préserver les ressources naturelles devient une question fondamentale et d’ordre national en Iran. Chaque accord ou négociation avec l’AIOC est désormais perçu comme une nouvelle exploitation abusive.
Mohammad Mossadegh forme alors une alliance dans le but de nationaliser l’industrie pétrolière en vue de préserver cette ressource naturelle de l’exploitation abusive des étrangers. Parallèlement, un sentiment national et antibritannique parvient à fédérer des associations, des individus aux opinions opposées, étudiants, journalistes et chefs religieux tels que l’ayatollah Abol-Ghâssem Kâshâni (1882-1962) [19]. Ce fait provoque l’apparition d’un nouveau parti nommé « Front national » (jebheh-ye melli) en 1949 [20], qui combat pour la nationalisation du pétrole. Le rôle des chefs religieux dans ce combat, en particulier le rôle de Kâshâni, est à la fois indéniable et paradoxal. Ce dernier joue un rôle important non seulement dans l’affaire de la nationalisation du pétrole, mais aussi dans la chute du gouvernement Mossadegh. [21]
Après l’assassinat de Razmârâ par les Fadâyân-e Eslâm, le parlement accepte la recommandation de la commission qui propose la nationalisation du pétrole, sous l’influence de l’opinion publique et aussi d’un groupe de députés dont le chef est Mohammad Mossadegh [22]. Après cette victoire, Mossadegh propose aussi d’établir une monarchie constitutionnelle pour limiter le pouvoir du Shâh [23] et conduire progressivement le pays vers la démocratie. Il continue à défendre cette idée après être devenu Premier ministre. Mohammad-Rezâ Shâh approuve enfin la loi sur la nationalisation du pétrole le 1er mai 1951, après la nomination de Mossadegh au poste de Premier ministre le 28 avril [24]. Cette décision rencontre l’opposition radicale des Anglais et aboutit à des résultats inattendus.
En outre, ce qui a suscité la nomination de Mossadegh en tant que Premier ministre fut la courte durée du gouvernement de ‘Ala après l’assassinat de Razmârâ, d’une part, et les discussions et les oppositions au Parlement autour de la question du pétrole, d’autre part [25]. C’est dans ces circonstances compliquées que Djamâl Emâmi proposa la nomination de Mossadegh en tant que Premier ministre [26]. Cette proposition visant à permettre la résolution de la question du pétrole par Mossadegh, bien placé en raison des pressions qu’il avait déjà exercées sur le Shâh à ce sujet [27]. Ainsi, Mossadegh, s’appuyant sur une population largement acquise à cette idée, proclama officiellement la nationalisation du pétrole le 15 mars 1951, décision ratifiée par le Sénat le 20 mars 1951. Le 20 mars, qui équivaut au 29 esfand du calendrier iranien, devint donc la journée de la nationalisation de l’industrie de pétrole de l’Iran. Lorsque la nouvelle de la nationalisation arriva aux Iraniens, notamment aux employés de cette industrie, ils mirent fin aux grèves et célébrèrent ce triomphe.
Suite à cet événement, l’ambassade britannique envoya un message à l’État iranien en déclarant que la nationalisation était illégale [28]. Les Américains jugèrent une telle décision contraire au droit international, alors que l’État iranien proclama la dissolution de l’entreprise pétrolière irano-britannique le 12 mai 1951 [29]. Le gouvernement britannique porta donc plainte contre l’Iran au Conseil de sécurité des Nations Unies et à La Haye [30]. Mais Mossadegh et les Iraniens gagnèrent ce litige [31]. Néanmoins, cette période d’euphorie fut de courte durée.
Les Iraniens pensaient que la ratification d’une telle loi empêcherait désormais les compagnies étrangères d’exploiter les ressources naturelles de leur pays, et qu’elle favoriserait une relance de la croissance économique. Mais les États-Unis et l’Europe décidèrent de sanctionner l’industrie pétrolière iranienne [32]. Et les événements qui succédèrent à ces sanctions aggravèrent davantage la situation : la crise économique, les dissensions entre les figures centrales du Front national, notamment entre Mossadegh et Kâshâni, l’intervention des États-Unis et de l’Angleterre dans les affaires internes iraniennes, et les décisions peu judicieuses prises par Mossadegh.
Par conséquent, bien que Mohammad-Rezâ Shâh, désespéré de perdre son pouvoir du fait des limites que lui avait imposées le gouvernement, ait voulu quitter l’Iran définitivement en hiver 1952 [33], un coup d’État anglo-américain via l’opération Ajax le remit sur son trône [34]. Le Shâh quitta Téhéran le 11 août 1953 pour séjourner apparemment quelques jours à Kelârdasht [35]. Pendant son séjour là-bas, selon un accord entre les autorités américaines et le général Zâhedi, le Shâh signa deux décrets selon lesquels Mossadegh était destitué de son poste et Zâhedi, nommé Premier ministre, devait le remplacer [36]. Ces deux décrets constituèrent le commencement du coup d’État anglo-américain contre le gouvernement iranien coupable d’avoir voulu nationaliser cette ressource stratégique. Le coup d’État parvint donc à son but : Mossadegh fut contraint de partir, tandis que Zâhedi et ses successeurs détruisirent tous les acquis de la nationalisation du pétrole en signant plusieurs contrats avec des entreprises pétrolières étrangères au cours des années suivantes.
Après la Révolution iranienne de 1979, l’Assemblée nationale iranienne approuva de nouveau la nationalisation du pétrole. C’est ainsi que le 29 esfand est également inscrit dans le calendrier iranien pour rappeler la résistance, le sacrifice, l’union et la fraternité des Iraniens qui ont combattu pour un but commun.
Bibliographie
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Afrasiyabi, Bahrâm, (2001), Hamsarân-e Shâh (Les épouses du Roi), Téhéran, Mahtâb.
Behnoud, Mas’oud, (1999), Koshtegân bar sar-e qodrat (Assassinés pour que l’Autre arrive au pouvoir), Téhéran, ‘Elm.
Behzadi, Ali, (2001), Shabah-e khaterân 1 (Comme les mémoires I), Téhéran, Zarrin.
Pahlavi, Ashraf, (2002), Tchehreh-hâ dar Aineh – khâterât-e Ashraf Pahlavi (Les visages dans le miroir - mémoires d’Ashraf Pahlavi), Téhéran, édition d’Amir Mosta’ân.
Sharif Emâmi, Dj’afar, (2001), Khâterât-e Ja’far Sharif Emâmi (Les mémoires de Ja’far Sharif Emâmi), Téhéran, Sokhan.
Mollaei Tavani, Ali-Réza, « Razmârâ et les Anglais », Deuxième colloque de l’Iran et la Colonisation de l’Anglais, Institut Des Études et des Recherche Politiques, (En ligne), (http://bcir.pchi.ir/show.php?page=contents&id=9809, page consultée le 24 juin 2019).
[1] Behnoud, Mas’oud, (1999), Assassinés pour que l’Autre arrive au pouvoir, Téhéran, ‘Elm, pp. 625-626.
[2] Ibid., p. 628.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 621.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 623.
[7] Ibid., p. 624.
[8] Ali Behzadi, op, cit., p. 628.
[9] Mollaei Tavani, Ali-Réza, « Razmara et les Anglais », Deuxième colloque de l’Iran et la Colonisation de l’Anglais, Institut Des Études Politiques, (En ligne), (http://bcir.pchi.ir/show.php?page=contents&id=9809, page consultée le 24 juin 2019).
[10] Ibid.
[11] Ali Behzadi, op, cit., p. 635.
[12] Ali-Réza Mollaei Tavani, op, cit.
[13] Ibid.
[14] Djalili, Mohammad-Reza, Kellner, Thierry, (2010), Histoire de l’Iran contemporain, Paris, La Découverte, pp. 56-58.
[15] Ibid., p. 58.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Ibid., p. 63.
[20] Ali Behzadi, op, cit., p. 631.
[21] Djalili & Kellner, op, cit., p. 55.
[22] Ibid., p. 59.
[23] Afrasiyabi, Bahrâm, (2001), Les épouses du Roi, Téhéran, Mahtâb, p. 164.
[24] Djalili & Kellner, op., cit., p. 59.
[25] Sharif Emâmi, Dj’afar, (2001), Les mémoires de Ja’far Sharif Emâmi, Téhéran, Sokhan, p. 143.
[26] Ibid.
[27] Ibid., p. 142.
[28] Ali Behzadi, op, cit., p. 636.
[29] Ibid., p. 641.
[30] Ibid., p. 642.
[31] Ibid., 642-645.
[32] Pahlavi, Ashraf, (2002), Les visages dans le miroir les mémoires d’Ashraf Pahlavi, Téhéran, édition d’Amirmosta’an, p. 176.
[33] Ibid., p. 179.
[34] Ibid., p. 180-191.
[35] Ali Behzadi, op, cit., p. 654.
[36] Ibid.