N° 172, été 2020

Au-delà de ce point nul ne sait le secret* « Les papillons » dans le Cantique des oiseaux de ‘Attâr


Sonia El Amri


Poète mystique des XIIe et XIII siècles, Farid od-Din ‘Attâr est l’auteur d’une œuvre tournée, dans son intégralité, vers la quête spirituelle. Auteur prolixe dont le dessein n’est autre que de parvenir au divin et d’atteindre Sa satisfaction, ‘Attâr n’aura de cesse, au fil des vers, de témoigner de la douleur et des souffrances que sa quête d’Amour exige. Aussi conclut-il l’un de ses ghazals par une adresse sans équivoque à la dard1 ‘attârienne : Il n’y a pas de remède à la maladie de ‘Attâr / Je ne sais pas ce qui peut soulager sa souffrance.

Conférence des oiseaux de Attar (Mantiq al-Tayr), 1493, Bodleian Library

Cette quête fulgurante a laissé des traces jusqu’à nos jours. Rûmi en fut l’un des premiers relais. En effet, l’auteur du Masnavi Ma’navi, dont les vers sont parvenus aux quatre coins du globe, admirait profondément ‘Attâr : il encourageait ainsi ses disciples à lire cet homme de savoir profond, ce mystique (‘âref), car ‘Attâr, lui, avait réussi à parcourir les sept cités de l’Amour. Il aurait dit ceci à son propos : Je suis le maître de Rûm dont la parole apporte la suavité, / Mais dans tout ce que je dis, je ne suis que le serviteur de ‘Attâr [1]. Par ailleurs, le professeur Mohammad Rezâ Shafi’i Kadkani souligne à quel point ‘Attâr suscitait l’admiration de ses pairs : « La particularité la plus importante de ‘Attâr est que toute son œuvre se réalise dans le sens de la mystique. Il a consacré toute son existence littéraire à la mystique […] Ce qui est certain est que Rûmî étudiait constamment les ouvrages de ‘Attâr. Comme le dit Aflâki, « il étudiait les dits de Farid ed-Din, Dieu lui accorde sa miséricorde […] Dans tous les cas, Rûmî avait un respect considérable pour Sanâï et ‘Attâr. Mais son admiration pour ‘Attâr était encore plus grande. [2]

Parmi ses nombreuses œuvres mystiques, il en est une, Manteq ot-Teyr [3], dans laquelle est évoqué, par voie allégorique, un voyage : celui d’âmes-oiseaux qui parcourent la Voie des sept vallées-étapes de l’initiation. Ces dernières sont soutenues et accompagnées par la huppe, oiseau de la guidance [4] et voix du sage-poète ‘Attâr. Cette voie, nous dit le poème, permet d’accéder au Vrai à condition de tout délaisser, mots et maux [5] ; de se dépouiller et de s’abandonner entre les mains de la huppe-guide car elle connaît les sacrifices et les difficultés qui jalonnent les sept vallées-étapes.

Nous nous intéresserons ici aux célèbres vers contant l’histoire des Papillons. Ce court passage dit l’immensité du poème allégorique et fonctionne comme une allégorie dans l’allégorie. Il résume à lui seul le périple des oiseaux du Manteq ot-Teyr dans lequel le lecteur trouvera, ça et là, des bribes ou des pans entiers des réflexions qu’il a pu mener sur sa propre existence.

Le passage Les papillons se situe entre la fin de la septième (et dernière) vallée, celle du Dénuement et de l’Anéantissement et la rencontre avec Sîmorgh. C’est la troisième histoire illustrant la septième vallée. Elle agit tel un miroir reflétant l’expérience des âmes-oiseaux et en son sein leur parcours est relaté. L’histoire offre un condensé du poème. Elle occupe donc une place centrale au sein de la septième vallée et dans le poème. Elle assure aussi une transition et permet de faire le lien entre le cheminement des âmes-oiseaux et le dernier voyage menant à Sîmorgh.

Les Papillons évoquent le parcours de tous les oiseaux, ceux qui n’osèrent pas le voyage, les âmes-oiseaux qui abandonnèrent le cheminement dans le parcours des sept vallées, et enfin les oiseaux pèlerins. Il y est aussi question du Sage papillon qui reflète la figure de la huppe-guide et celle de ‘Attâr, sage poète et guide à la fois, invitant le cheminant à tout délaisser, même les mots, pour pouvoir accéder au vrai. De ce conseil naît une réflexion sur les mots et ce qu’ils peuvent face à l’indicible.

Cette histoire est donc, dans le poème, à la jonction entre le cheminement des âmes-oiseaux et la fin du voyage menant à Sîmorgh. Elle opère ainsi une transition essentielle dans le parcours des âmes-oiseaux. Sa localisation dans le poème, associée à la forme, crée du sens et sert le sens contenu dans l’histoire des Papillons.

À travers ce passage, c’est en filigrane le Manteq ot-Teyr dans son ensemble qui s’y dévoile. Les papillons comme les oiseaux ressentent le besoin de se réunir (v. 682 / v. 4014) pour trouver [Leur] majesté (v. 685), [leur] chandelle (v. 4015).

À ce stade, il serait intéressant de s’interroger sur le choix du terme papillon de cette histoire. Pourquoi ‘Attâr choisit-il d’établir un lien entre les âmes-oiseaux et les papillons ? Cette métaphore est ô combien porteuse de sens. Si l’on considère l’évolution du papillon à la lumière du cheminement des âmes-oiseaux, il semble que ces deux éléments révèlent une transformation graduelle commune. Différentes étapes jonchent, en effet, le parcours de l’insecte. Il n’est d’abord qu’un œuf qui devient une larve puis, au prix d’une première mue, se fait nymphe. Cette dernière se transforme et arrive au stade final. Quant à l’extrait du poème, ce n’est qu’une fois ses ailes déployées que le papillon de ‘Attar embrasse le feu, s’y perd avec joie (v. 4024) et saisit le secret dans l’union. Dans la géographie du poème, l’extrait Les Papillons apparaît alors que les âmes-oiseaux ont franchi les sept vallées, vallées qui les ont transformées du désir au dénuement et à l’anéantissement. Ainsi elles, aussi, ont déployé leurs ailes par les monts et par les vaux, une vie tout entière, (v. 4063) ce qui leur permit l’ascension au Seuil des sept vallées. les âmes-oiseaux jusqu’ici arrivées ont mué, se sont transformées comme le fait tout papillon.

Conférence des oiseaux de Attar (Mantiq al-Tayr), 1493, Bodleian Library

Les papillons cités sont des papillons de nuit, ils se réunissent pour trouver leur chandelle, celle qui éclaire puis éclipse la nuit quand le papillon s’est uni à elle. Concernant les oiseaux, ils sont les ombres de la lumière de Sîmorgh. Ainsi, quand le papillon embrasse la chandelle, il a délaissé la nuit dans laquelle il se trouvait comme les oiseaux qui ont pu se voir en Sîmorgh parce qu’ils avaient renoncé à leurs ombres qui empêchaient de le voir.

Le choix de la place de cette histoire agit subtilement sur le lecteur qui a accompagné les oiseaux dans chacune des vallées-étapes. En effet, l’extrait des Papillons apparaît à la fin du voyage des oiseaux, il tient ainsi en haleine le lecteur aussi pris par le désir de les voir trouver enfin leur majesté. La lente maturation des âmes-oiseaux est ainsi mise en lumière d’une part, grâce au choix du terme papillon, mot qui sonne juste et donc dit juste, et d’autre part, grâce au choix judicieux de sa situation dans le poème.

Les papillons, les âmes-oiseaux sont mués et agissent au son de la poésie dont on sent ici le dessein d’émouvoir l’âme-lectrice.

 

Figures et caractéristiques des papillons

 

Revenons-en à nos papillons pour y mieux voir nos oiseaux. Le premier papillon n’est pas nommé papillon, il n’est que l’un d’entre eux (v. 4016). Il en sera de même pour le deuxième papillon qui n’est
qu’ « un autre » (v. 4019). S’ils ne sont pas désignés comme papillon, c’est probablement parce qu’ils n’ont pas atteint la mue finale leur permettant de déployer leurs ailes et d’atteindre la chandelle.

Le premier papillon qui n’avait comme description de la chandelle qu’une perception (v. 4017) reflète les oiseaux qui n’entreprirent pas le voyage trouvant mille et une excuses ne pouvant se dessaisir ni de soi ni de [la] vie (v. 1064). Ils désiraient le Sîmorgh sans pour autant être capable de déployer leurs ailes pour aller à sa rencontre.

Le deuxième papillon quant à lui présente le reflet des âmes-oiseaux ayant décidé d’entreprendre le cheminement des sept vallées après que la huppe ait répondu à leurs questions. Ce deuxième papillon n’est pas nommé (il ne s’agit que d’ « un autre  »), tout comme les oiseaux s’aventurant dans les vallées. Il est intéressant d’observer ces appellations car elles révèlent une symétrie et disent l’élitisme du cheminement. Une foule y prétend, mais personne, tant qu’il est lui, ne pourrait y trouver sa place (v. 4031) cependant.

Le troisième papillon symbolise les âmes-oiseaux ayant traversé́ les sept vallées. Il est, dans cet extrait, le seul à être appelé papillon, car lui seul a relevé le défi de toutes ses mues tout comme les oiseaux maintenant devenus pèlerins (v. 4159) ont parcouru les sept vallées et seuls ces trente oiseaux sont appelés Sî Morgh (trente oiseaux) prêts à se trouver en Sîmorgh. Les oiseaux n’ont plus de nom spécifique désignant une espèce. Seuls les oiseaux opposant des excuses pour ne pas entreprendre le voyage portaient des noms spécifiques. Ces noms, qui rattachent à une identité, affichent une distinction les séparant ainsi de l’Union. Ces noms d’espèce exacerbent la dualité les séparant de leur nature originelle.

Ce troisième papillon va en dansant (v.4023) : il est un topos récurrent dans le poème de ‘Attâr, celui de la folie chez les amoureux enivrés et pris dans les filets de l’Amour. Ils sont souvent considérés comme insensés car ils se sont détachés des codes sociaux et font fi de ce que l’on dira d’eux ; ils ne souhaitent que l’Union. Le papillon va, enivré et rappelle, entre autres, le Sheikh San’ân, qui délaissa tout prestige pour sa bien-aimée.

L’histoire des papillons ne se contente pas d’établir un lien entre les papillons et les âmes-oiseaux, elle tisse des liens avec le poème dans son ensemble. Elle est, nous l’avons vu, une allégorie dans l’allégorie. Les mots de ce passage se font écho, tel un jeu de miroir reflétant les différentes étapes du cheminement des oiseaux mais révélant aussi les figures de l’auteur, tantôt huppe guidant les âmes-oiseaux, tantôt poète guidant l’âme- lectrice attentive à ses mots.

La figure du guide est nommée sage chez Les Papillons. Il n’est, dans les deux premières étapes, qu’un sage sans attribut (v.4018/v.4021) puis à la troisième et dernière étape, on apprend que ce sage est aussi papillon (v.4026). Cela n’est pas sans rappeler la figure de la huppe, oiseau de guidance pour ses congénères, qui finit par s’éclipser pour laisser apparaître le poète ‘Attâr qui se dévoile dans la vallée de l’Unicité (v.3757), là où il n’est plus de place pour deux. Il se nomme, s’adresse à lui mais pour s’éclipser et laisser apparaître, à travers lui, la fin de la dualité. Il n’est de place que pour Un, qui se manifeste quand la dualité s’éclipse. Si le poète fait disparaître la huppe (elle ne sera plus nommée) et se dévoile, c’est aussi pour disparaître (v. 3778) car on ne peut rien être à deux alors que l’on peut tout être dans l’Un. Ainsi la huppe est éclipsée et ‘Attâr se demande jusqu’à quand [...] parler pour ne rien dire (v. 3757). Il se fait muet (3759). Il n’est autre que le guide prêtant sa voix à la huppe chargée d’accompagner les oiseaux sur la Voie. Il n’est autre que le guide de celles et ceux qui, parmi les lecteurs, se reconnaissent chez les papillons et les oiseaux. Cette apparition visible du poète pour dire la disparition est apparente dans l’histoire des papillons car pour accéder au vrai, nous dit le passage, il ne faut aucune trace laisser et personne, tant qu’il est lui, ne pourrait trouver place. Dans son jeu de miroir, ‘Attâr associe ainsi l’Union au silence et les mots à la séparation. Les mots ne suffisent pas pour dire l’indicible. Les deux premiers papillons ayant décrit la chandelle ou trouvé quelques mots ne savent rien, d’après le sage. Quant au papillon qui alla enivré, embrassa le feu et s’y perdit (v. 4024) lui seul put accéder au vrai (4028), il ne peut cependant rien dire de cette expérience. Ce dernier, nous dit le sage papillon, ne laisse aucune trace. ‘Attâr, par sa voix et par celle du sage papillon, ne cessera de répéter jusqu’à la fin du poème que face à tant de beauté, la parole perd la face (4052). Le sage papillon souligne encore la difficulté de ce voyage que tous ne pourront pleinement vivre (vers 4028 miroir du vers 3518). ‘Attâr, ici le sage papillon, dit l’importance de l’expérience du cheminement, sa difficulté et rappelle que ce qui a été vécu ne peut être dit car de ce voyage, on ne revient pas.

 

Dire l’indicible

 

Si la parole face à tant de beauté perd la face, serait-ce que le poète s’efface ? A quoi servent ses mots et qu’en est-il de la fonction du langage et de la parole ?

Désormais j’aurais beau parler, c’est indicible / Car personne n’a pu ou ne pourra percer / La perle qui se trouve au tréfonds des abysses (v. 4472)

Si celui qui a saisi le secret ne laisse aucune trace, il n’en demeure pas moins que les mots de ‘Attâr peuvent laisser un parfum de l’indicible. Quand bien même les mots ne suffiraient pas pour dire ce dont on ne revient pas, ils peuvent néanmoins éveiller le désir par la senteur de l’essence, la forme du sens. Ils peuvent aussi recourir à l’allégorie, qui par une image concrète permet d’appréhender l’abstrait. Ce faisant, ‘Attâr rend hommage à la poésie car éveiller le désir, c’est inspirer et faire aspirer à une métamorphose. Le poète ‘Attâr ne dit pas l’indicible expérience du voyage intérieur, de l’exil de soi (v. 4060), il y invite par les mots. La fonction du poète, parfois critiquée pour rendre beau ce qui ne l’est pas en réalité, est ici rétablie.

En guise de conclusion, nous rappellerons les liens entre Les Papillons et l’ensemble du poème que ‘Attâr a tissés. L’extrait dit le cheminement et la transformation des oiseaux mais aussi de celui ou de celle qui boit ses vers. Cette histoire est un comme un rite de passage car elle revient sur l’expérience des âmes-oiseaux puis annonce la fin du voyage intérieur et un renouveau inconnu. Les jeux de miroir de l’extrait reflètent le poème dans son ensemble et invitent le lecteur à réfléchir son humanité. C’est à travers cet autre oiseau que le lecteur parvient à s’interroger. En parfait marionnettiste, ‘Attâr fit danser les fils des miroirs permettant de refléter, ici et là, les oiseaux, les papillons, les personnages et les lecteurs, autant d’âmes en quête de l’Un- connu.

 

Aussi, il nous semble à propos de dire que Les papillons est le Cantique des oiseaux du Cantique des Oiseaux. Tout n’y est que reflets. Les mots décrivent la séparation alors que l’Union est dite indicible. Tout rappelle l’aventure des âmes-oiseaux, des âmes lectrices et de l’âme humaine car ‘Attâr la connaît. Il sait en elle éveiller la curiosité. Ses mots opèrent même quand la parole perd la face et agissent ainsi sur le lecteur. Alors le poète se fait maître et le lecteur disciple. ‘Attâr s’est en réalité manifesté dès le début du poème en initiant la huppe, il lui dit ses qualités mais aussi les défauts pouvant la rattraper. Le poète l’a choisie car elle connaît les secrets. Elle est à son service. Puis la huppe s’éclipse en ‘Attâr, puis les oiseaux aussi s’éclipsent laissant l’espace au lecteur. Ainsi ‘Attâr honore la poésie, celle qui touche tout Homme en toute époque, celle qui ne connaît aucune date de péremption, celle qui fait aspirer au Vrai. ‘Attâr apprécierait peut-être que l’on fasse un parallèle entre Les Papillons, allégorie sur allégorie du poème, avec le « Lumière sur lumière » dans le verset-allégorie du Divin [6].

Qui suis-je moi pour dire ce qui advint alors [7].

* Le mot persan dard présent dans l’oeuvre de ‘Attâr est une douleur signifiant le tourment, le déchirement et la blessure caractéristique de la quête mystique. Elle est assimilée à un feu ardent qui consume l’aspirant avalé par son incandescente impatience à trouver le divin.

Notes

[1Djalal od-Din Rumi, Odes mystiques. Dîvân-e-Shams-e-Tabrîzî : Dîvân-e-Shams-e-Tabrîzî, Paris, Seuil, , 2003, coll. Points sagesse, p.8

[2‘Attâr, Farid ed-Dîn, Quatrains. Trad. du persan par Jalal Alavina. Condé-en-Normandie, Lettres persanes, 2019, p.12

[3Il existe en français plusieurs propositions de traduction (par ordre alphabétique) : La Conférence des Oiseaux, Le Cantique des Oiseaux ou encore le Langage des Oiseaux.

[4Vers 617

[5Les oiseaux considèrent ces maux comme une source de bienfaits. Ils y sont cependant attachés et de ce fait, prisonniers. Ces maux-bienfaits constituent un voile-obstacle les éloignant de l’union au Divin et les séparant de Sa Réalité. Ceci n’est pas sans rappeler une sagesse équivalente dans le Coran qui a certainement nourri et inspiré ‘Attâr : (II, 216).

[6Voir Coran, XXIV, 35 (sourate La Lumière)

[7v. 4476


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