N° 172, été 2020

La pérennité des interrogations morales


Mohammad-Javad Mohammadi


Ses concepts moraux qui se forment autour des couples d’opposition du bien et du mal, du juste et de l’injuste ou du faisable et de l’infaisable, placent toujours l’homme devant des interrogations dont les réponses dépendent, dans une large mesure, de ses convictions et de sa vision du monde. Non seulement ces questions ne nous laissent pas la conscience tranquille tout au long de notre existence, mais ils ne laissent en paix ni l’Histoire ni la société humaine. Contrairement à ceux des domaines scientifiques, ces problèmes sont aussi vieux que l’âge de la pensée et de l’intellect humains, et s’étendent - du point de vue géographique et historique - à l’ensemble de l’univers accessible à l’homme. La durabilité et la longévité des interrogations éthiques s’appliquent à trois niveaux individuel, social et historique. Sur le plan individuel, nous nous interrogeons sans cesse quant au caractère positif ou négatif de nos comportements, à propos des aspects bons ou mauvais de telle action, au sujet de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. A posteriori, nous avons la conscience tourmentée, tranquille ou simplement plongée dans la confusion et l’embarras. Sur le plan social, les choses prennent naturellement une tournure plus complexe. Là, notre action morale s’attribue une dimension partiale. Cette fois-ci, il s’agit de l’autre, de ses droits, son contentement ou mécontentement, même de son bonheur ou malheur. Le sentiment moral nous contraint à prendre en considération son sort, à réfléchir sur l’impact de notre comportement, et à nous préoccuper des interactions et réactions. Que nous le voulions ou non, ces soucis s’accompagnent toujours de jugements et d’évaluations. Nous portons constamment des évaluations morales sur l’attitude d’autrui et allons parfois jusqu’à porter un jugement général sur l’ensemble de sa personnalité.

Montesquieu

À une échelle plus large, la politique, l’économie, l’éducation, les médias, le commerce, la santé, les services publics… entrent dans le champ d’action de nos évaluations morales. Nous approuvons ou désapprouvons tel ou tel mode de gouvernance ou conduite politique. Nous considérons les approches économiques comme équitables ou arbitraires. Il nous arrive parfois de nous permettre l’audace de juger d’un coup l’ensemble de la population d’un pays ou des habitants d’une ville en leur attribuant, sans exception, un trait commun de caractère. Sans entrer dans les détails des fondements de ces jugements d’ordre moral, on constate qu’ils font partie intégrante de la vie individuelle et sociale de l’homme à tel point que même les Anciens se trouvent dans la ligne de mire de notre arsenal de valorisation. Les personnalités historiques (qu’elles soient prince, paysan, ministre, militaire, réformateur, maître de pensée…), mais aussi les événements, les guerres et les paix qui ont eu lieu il y a des centaines, voire des milliers d’années, nous les divisons en deux catégories de « bons » et de « mauvais » selon la conception actuelle de l’éthique. Récemment, dans une émission de radio, un chercheur parlait du livre saint d’une religion et soulignait que ce texte sacré n’avait malheureusement pas aboli l’esclavagisme. N’est-il pas légitime de voir derrière ce terme « malheureusement » l’anachronisme d’un jugement moral contemporain sur une question datant de centaines d’années dans des sociétés profondément différentes en système de valeurs ?

Pour autant, ces jugements, qu’ils soient conçus ou préconçus, ne se limitent pas simplement à une évaluation du bien et du mal. En effet, cet intéressant mécanisme mental a une fonctionnalité extraordinaire dans la vie de l’homme en lui fournissant un instrument efficace pour résoudre ses problèmes tout comme un juge qui, doté de plusieurs codes de loi, porte sa sentence finale pour clôturer un procès. Ce mécanisme est fort utile pour les problèmes ordinaires de la vie de sorte que si nous n’avons pas un esprit philosophique trop exigeant, la moindre réflexion valorisante nous permet d’en trouver immédiatement la solution. Néanmoins, les problèmes complexes ne sont pas si faciles et rapides à résoudre. Toujours comme un juge qui renvoie le dossier aux instances supérieures de Justice, l’homme, intrinsèquement moral, soumet la question à des étapes successives de révision. Pour trancher ou du moins se conforter, il nous arrive souvent d’avoir recours à l’assistance. Je n’oublierai pas qu’un jour, un collègue m’a prié de le faire sortir d’un embarras : il ne savait plus s’il devait se conformer aux règlements universitaires qui exigeaient l’expulsion d’un étudiant faible et désordonné ou écouter sa conscience qui demandait le pardon et la clémence.

Nombreux sont ces dilemmes et ces situations contradictoires qui s’étendent des sujets les plus banals de la vie aux affaires décisives tant à l’échelle nationale que mondiale. Il serait donc naïf de croire que la seule dépendance aux croyances religieuses ou philosophiques pourrait résoudre tous les doutes et ambiguïtés normatives. Il est évident que les principes moraux et les codes de valeurs peuvent procurer des avantages considérables. Personne ne peut nier l’importance de ce don divin consistant à avoir une instruction morale basée sur le discernement inné et la conscience morale de l’homme. Néanmoins, il faut admettre que la possession de ce cadre moral ne résoudra qu’une partie des problèmes, car l’ambiguïté surgit quand il faut identifier précisément le principe qui correspond à tel ou tel autre cas pratique, autrement dit, adapter les généralités aux questions précises et résoudre les contradictions. La difficulté est due à une situation paradoxale entre deux ou plusieurs normes ou prescriptions morales qui semblent à première vue incompatibles : le choix entre la discipline et l’altruisme, entre la générosité et l’excès, entre la mesure et l’assistance, entre le respect de la loi et le sens de la tolérance, entre la sincérité et le risque de porter préjudice, entre la franchise et la probabilité de vexer, entre la politesse et l’hypocrisie, entre le sérieux et la douceur, entre le contingent et la vérité… Devant ces dilemmes, l’esprit moralisateur de l’homme essaie de trouver une issue pour sortir de l’impasse et faire marcher la vie.

Ce type de complications ne se limite pas à la vie ordinaire. Comme nous l’avons déjà souligné, les interrogations morales ont deux aspects différents : les convictions et les comportements, et cela rend les doutes encore plus compliqués. Si l’un de ces deux aspects était négligé, de manière positive ou négative, la vie individuelle et sociale de l’homme pourrait en subir de lourdes conséquences. La croyance en un principe moral ainsi que le degré de l’engagement détermineront la nature et l’étendue des conséquences. Nous savons que les différents aspects de l’existence humaine, sur le plan actionnel, intellectuel ou émotionnel, sont indissociables les uns des autres. Sentiments, émotions, motivations, actions et inactions, jugements, croyances, et même la santé physique et psychique sont tous étroitement liés entre eux. Il n’est donc pas exagéré de dire que les questions éthiques comptent parmi les éléments les plus décisifs dans le sentiment de bonheur (ou de malheur) et le degré de notre satisfaction de la vie. « Tu as de la chance d’être croyant », m’a dit un jour une personne non croyante avec une apparence de regret, ce qui cachait sa souffrance ou sa confusion due à un vide sur le plan des convictions. 

Il faut souligner que ces deux aspects, intérieur et extérieur, de l’éthique, ne sont pas nécessairement en bonne entente. Malgré un attachement intellectuel et émotif envers une vision du monde, une religion ou un système éthique, il arrive que l’individu ait du mal à comprendre ou à digérer la consigne ou la recommandation de la foi à laquelle il adhère. Cela nous rappelle l’écart entre la vérité et la réalité. En effet, malgré les convictions communes, le degré de l’engagement et de la soumission des individus peut être inégal et fluctuant. Dans de telles circonstances, l’individu cherche subtilement des échappatoires en se fabriquant un mélange d’ingrédients moraux éparpillés et contradictoires. Nous avons affaire ici à un phénomène constructiviste, hétéroclite et monté de toutes pièces, dont on peut trouver l’exemple un peu partout. Je me souviens qu’un étudiant de confession sunnite m’a confié qu’il se référait parfois aux préceptes chiites quand il trouvait inapplicables ceux de ses coreligionnaires. Bref, les interrogations morales à toutes les trois phases précitées (convictions, engagement, coordination) sont marquées par des complications et des ambiguïtés si profondes qu’il nous semble parfois impossible d’y trouver a priori des solutions définitives et permanentes.

Densité et synergie :

Parmi le triple niveau d’action morale auquel nous avons fait référence, nous nous intéressons maintenant au domaine du social. La vie dans la société pousse les hommes à coexister et à en subir les conséquences, dont la divergence et l’incompatibilité tant sur le plan des valeurs qu’au niveau de la pratique. Ils ont des comportements contradictoires, des intérêts divers, des volontés opposées, des goûts et des désirs hétérogènes, des idées et des pensées variées. Il est donc normal que leurs discordes et antagonismes s’étendent dans le domaine de la morale. En réalité dans cette sphère, le désaccord se manifeste encore plus que dans de nombreux autres domaines de l’activité humaine. Ce que nous blâmons comme « non convenable » peut paraître « admirable » aux yeux de beaucoup, et ce que nous qualifions de bon et de juste peut être rejeté par ceux qui le jugent mauvais et injuste. En outre, même si une chose est communément acceptée, on verra qu’il n’y a pas un engagement égal à son égard. Autrement dit, à la phase de la réalisation sociale, la morale fait l’objet d’une grande diversité. Par conséquent, même pour un principe communément accepté, chaque individu s’attache à sa propre manière d’agir. Sans vouloir nullement adhérer au relativisme auquel les valeurs humaines fondamentales, quoique minimales, mais communément admises de tous, porte une réponse écrasante, nous voulons simplement insister sur la pluralité des mœurs pour montrer la complexité de l’issue finale. En d’autres termes, malgré le partage des préceptes de base (comme le respect de la vie et des biens d’autrui) entre le genre humain, ce qui appuie la position de l’absolutisme moral, les points de heurts axiomatiques ou pratiques ne sont pas négligeables. Il suffirait de jeter un coup d’œil à l’histoire de nos ancêtres ou voir de plus près les mœurs et les mentalités de nos voisins pour déceler, même à l’intérieur d’une culture dominante ou d’une sous-culture, les écarts et parfois les gouffres sous-jacents de la société. Pire encore, dans les cercles restreints des amis et des proches ou même parmi les membres d’une même famille, des divergences abondent quant aux questions morales. Nos conversations quotidiennes nous en disent long : « Qu’y a-t-il de mal si… », « Une graine d’humanité vaut mieux que… », « Il est maudit de tous, mais en réalité il vaut mieux que des milliers de gens comme vous et moi… », « À mon avis, tu as eu parfaitement raison de… », « Peu importe ce qu’on en dit… », etc. Voilà autant d’exemples qui nous prouvent que la morale est un véritable terrain de tension et de défi aussi bien dans les affaires les plus banales de la vie quotidienne qu’au plus haut niveau de la société. Jusqu’ici, nous nous sommes contentés d’exemples de la vie quotidienne, mais lorsqu’il s’agit des aspects théoriques et philosophiques, les questions deviennent plus profondes et le champ théorique beaucoup plus vaste.

Des embarras philosophiques :

Outre leurs aspects pratiques (aux trois niveaux individuel, social et historique), le système moral suscite également de nombreuses questions du point de vue théorique dont les réponses forment le corpus scientifique de l’éthique. Ces questions se posent à deux niveaux normatif et philosophique. Jusqu’ici, nous n’avons évoqué que les aspects normatifs des questions morales portant, entre autres, sur les devoirs moraux envers l’autrui et envers soi-même, l’identification des exemples du bien et du mal. De ce point de vue, la morale se résumerait en la connaissance du contenu des principes, du comment de leur déroulement, sans s’intéresser au pourquoi. En d’autres termes, nous nous intéressons à ce stade plutôt aux feuillages et aux fruits de la morale sans tenir compte des racines de la pensée éthique. Grâce à une connaissance intérieure des critères moraux, nous avons heureusement une conception claire et nette du bien et du mal, et continuons notre chemin sans nous demander d’où vient cette connaissance, comment fonctionnent ses critères et qu’elle est la signification exacte des concepts moraux. Mais les choses ne vont pas bon train pour toujours. Il suffirait de se heurter à un cas compliqué ou à une crise morale pour perdre confiance. L’une des réactions serait d’adopter une approche philosophique. Il est nécessaire de répéter que les préceptes moraux sont souvent aptes à trancher et donc assez efficaces tant que nous n’avons pas rencontré de sérieux problèmes multi-dimensionnnels. En sont épargnés également ceux qui ont un esprit moins sensible et moins philosophique. En dehors de ces deux cas, nos interrogations morales se limitent souvent à savoir à quel type de consigne morale correspondrait tel ou tel comportement ou parole : cette parole est-elle à classer comme médisance et calomnie ou comme sincérité et franchise ? Ce comportement est-il un cas de punition trop sévère et démesurée ou un exemple de bonne éducation ? Cet argent est-il gagné de manière illégitime ou est-il acquis de droit ? Cette réaction était-elle impolie ou courageuse et spontanée ? Le clonage humain est-il une intervention dans la création, qu’il faut absolument interdire ou une étape supérieure du progrès scientifique qu’il faut encourager ? Mais aux esprits philosophiques les interrogations morales peuvent se poser à un niveau différent que celui de la correspondance aux normes.

À cette phase, il ne s’agit plus de cas, mais de critères. Aux casuistiques se supplée le critère des valeurs et des non-valeurs, le pourquoi des obligations, la genèse des concepts moraux, la source des consignes morales, la nature concrète ou abstraite des concepts, le caractère absolu ou relatif de la morale, la valeur essentielle ou conventionnelle des faits et des actions, la nature intrinsèque ou intentionnelle des principes, le libre arbitre ou le déterminisme de l’action morale, le sens ou le non-sens des énoncés moraux, etc.

Dieu merci, la majorité des gens ne se préoccupent pas de ces questions embarrassantes et peu utiles, mais il arrive parfois que des gens, sans qu’ils aient nécessairement un esprit philosophique très développé ou actif, se voient confrontés malgré eux à de tels embarras. Par exemple, un déplacement professionnel, une réflexion sur l’histoire ou la culture, un voyage touristique ou de pèlerinage peuvent être l’occasion de rencontrer des individus qui ont des valeurs morales très différentes des nôtres. Au XVIIIe siècle, « Les Lettres persanes » de Montesquieu présentaient un très bon exemple de l’inversion des mœurs et des cultures. Aux yeux d’un voyageur persan, les mœurs des Français deviennent si étranges. Les questions se posent naturellement sur le mécanisme de l’établissement des préceptes qui occasionnent ces divergences. Quels sont les matériaux d’un monument moral ? D’où viennent les éléments fondamentaux de l’éthique ? Quelle est la source des critères de l’identification du bien et du mal ? Selon quels plans un système de valeur humain évolue-t-il ? Quelles sont les significations exactes du bien et du mal ? Sont-ils des qualificatifs comme les autres ? À quoi correspondent-ils exactement en dehors de notre esprit ? Les règles morales correspondent-elles aux réalités extérieures ou sont-elles des données complètement mentales ? Comme nous l’avons souligné, cette série de questionnements n’est pas aussi répandue que les interrogations du premier type. Cependant, il ne faut pas les négliger étant donné la place qu’elles occupent dans le vécu intellectuel de l’homme et l’histoire de la pensée humaine. En tout état de cause, que ces interrogations soient simples (première série) ou philosophiques (deuxième série), elles ont toujours une conséquence que personne ne peut fuir : les jugements.

Jugements :

Actions ou inactions, paroles ou silences, humains et animaux, événements et courants, démons et héros, même les pensées qui nous traversent l’esprit, font tous l’objet d’évaluations et de jugements moraux. L’homme se caractérise en quelque sorte par ses innombrables jugements et préjugés. Tout peut en faire l’objet, même ceux dépourvus de volonté humaine. Il arrive qu’un phénomène naturel soit qualifié, dans un cadre moral, de bon ou de mauvais. Prenons l’exemple de Voltaire qui, dans l’un de ses célèbres poèmes, portait un jugement moral sur le séisme de Lisbonne. [1] Rien ne semble échapper à nos jugements. En effet, nous sommes constamment en train d’examiner et de réexaminer les faits et les caractères en dépréciant les uns en raison de leurs qualités et appréciant les autres plus ou moins pour les mêmes raisons.

Par ailleurs, l’être humain est doué de conscience de soi, possède la capacité mentale de se réviser et de se construire une image de lui-même. En fonction du résultat de cet examen intérieur, l’individu peut avoir une conscience tourmentée ou apaisée, être fier de lui ou en avoir honte. Néanmoins, comme l’avons déjà souligné, les jugements viennent souvent des autres. Y a-t-il une sphère de la vie humaine qui échapperait à nos appréciations morales ? La morale a-t-elle laissé pour compte un seul domaine de l’existence ? Nous n’épargnons même pas les animaux de nos évaluations morales. Nous en qualifions un comme « gentil » par son calme, « bon » parce que « fidèle », en considérons un autre comme « mauvais » et « ingrat » et estimons que le mâle d’une espèce est particulièrement « jaloux » envers ses femelles. Le corbeau est « cupide », le cheval est « noble », le lion est « courageux », la fourmi symbolise l’« ardeur au travail » et le « sens de responsabilité »… Nous allons d’ailleurs plus loin, jusqu’à les admirer ou blâmer pour ces caractéristiques fictives qui ne sont en réalité que leurs propriétés instinctives. Autrefois, dans certains pays, la justice pouvait même condamner et exécuter des animaux pour le « crime » qu’ils auraient commis !

Gravure montrant le séisme de Lisbonne en 1755.

Si d’autres aspects (notamment ceux qui sont religieux et idéologiques) sont pris en compte, les jugements deviennent plus complexes. Il est clair que les modes de vie adoptés par un croyant et non croyant, une personne respectueuse ou non respectueuse envers un système de pensée, diffèrent radicalement. Sur le plan individuel, le code vestimentaire, le type d’apparence, l’alimentation, les loisirs, les études, le sommeil et l’éveil, les idéaux et les priorités, bref, tout peut changer. Idem pour les relations sociales. Sans prendre en compte le degré de l’engagement de chacun aux consignes, il faut admettre qu’à elles seules, les croyances définissent dans une large mesure le mode et la qualité de nos relations avec les autres. Elles influent sur notre méfiance ou notre confiance envers les autres. Ceux qui n’adhèrent pas à nos valeurs seront vite évalués de manière négative. Par contre, ceux qui s’y soumettent seront jugés positivement même s’ils ne les pratiquent pas très brillamment. Du point de vue social, ces évaluations positives ou négatives créent parfois des écarts profonds, comme si nous vivions sur différentes planètes. Un étudiant m’a confié un jour qu’il avait décidé de rompre avec sa fiancée, car elle était si différente qu’elle n’avait même pas entendu parler du vénéré Abbas, frère de l’Imam Hossein. Elle avait fini un jour par lui demander qui il était ! Cet exemple ne renvoie pas directement à la morale, mais indique bien à quel point des écarts parmi les croyances et les systèmes de valeurs peuvent harceler les esprits et définir les amitiés et inimitiés, et créer les amours et les haines.

Ainsi les rapprochements et les éloignements ou « la distanciation sociale » - pour emprunter le vocabulaire de l’ère du coronavirus - en dépendent largement. Y a-t-il dans le domaine des sciences naturelles et des sciences exactes, dans les théories de l’art et de la littérature tant de points de convergence ou de divergences capables d’influer positivement ou négativement sur nos sentiments et nos émotions ? Il est évident que des convergences ou divergences de vue peuvent également se produire dans d’autres domaines comme ceux des questions politiques, culturelles ou raciales pour inciter ensuite à la haine et au harcèlement. Cependant, si nous y regardons de près, à l’origine de ce type d’agressivité sociale se trouvent souvent des jugements d’ordre moral. En d’autres termes, il est rare et peu probable que l’atteinte à autrui se fonde uniquement sur des divergences ordinaires sans qu’il y ait des préconsidérations d’ordre éthique. En général, une évaluation morale est la condition sine qua non d’une action agressive. Cela dit, dans la plupart des cas, les divergences se règlent à frais minimes, voire sans frais du tout. Il faut admettre que la majorité des atrocités de l’histoire n’étaient pas du tout le résultat de divergences sur les fondements moraux. Par contre, elles se sont souvent produites à cause du non-respect total des principes communs et omniprésents de la morale humaine. Ce caractère omniprésent forme une conscience collective qui implique tout le monde parce qu’il n’est pas besoin d’être un expert pour discerner. La communauté de la conscience morale accroît l’efficacité de sa garantie. Personne ne peut vivre en dehors du champ du contrôle moral de son milieu. Que cela nous plaise ou non, nous sommes directement concernés par le contrôle des autres. D’ailleurs, nous devons en remercier mille fois Dieu, car en réalité malgré toutes les contraintes et les ennuis que cela pourrait créer, c’est le garant le plus sûr et le plus présent de l’attitude humaine de l’homme ! En effet, le regard de l’autre est la police la plus efficace de la société.

Outre le contrôle des excès, ce système de contrôle social a d’autres propriétés miraculeuses. Il peut former en nous différents niveaux d’attitude sociale et réguler dans une large mesure nos relations extérieures. L’omniprésence du regard d’autrui risque pourtant de créer une atmosphère lourde dans laquelle il serait difficile de rester soi-même et garder son indépendance de caractère. Beaucoup d’entre nous ne vivent pas simplement avec les autres, mais plutôt pour les autres. L’amertume de leur dépréciation et la douceur de leur appréciation peuvent déterminer dans une large mesure notre mode de vie et notre manière d’être. L’ambiance morale d’une société (ville, quartier, milieu familial ou professionnel) influe, sans que les individus en prennent conscience, sur leurs comportements et leur donne un aspect réactif. L’accumulation et la synergie de ces réactions pourraient rendre de plus en plus dense cette atmosphère morale jusqu’à ce qu’elle devienne asphyxiante. Parfois ces réactions se manifestent de manière négative sous forme de révolte, mais dans de très nombreux cas, ces réactions donnent aux individus une mentalité conservatrice et conformiste pour éviter toute perturbation de son calme et tranquillité. Dans ce cas, l’individu s’adapte à son milieu, s’épargne toute critique. Le regard de l’autre forme ainsi l’un des souverains les plus puissants et les plus cruels de la communauté humaine. Sans vouloir donner la primauté au déterminisme social ni entrer dans les autres fondements des théoriques éthiques, nous voulons simplement constater le fait que la morale crée un large spectre d’interrogations, tant sur le plan individuel qu’au niveau social, et qu’à l’instar de toutes autres questions métaphysiques, elles resteront présentes dans la vie intellectuelle et ordinaire de l’homme tant qu’il vivra sur cette terre.

Notes

[1Le séisme de 1755 à Lisbonne (Portugal) eut lieu le 1er novembre 1755 et laissa entre 50 000 et 70 000 victimes parmi les 275 000 habitants de la ville. La secousse fut suivie par un tsunami et des incendies, qui détruisirent la ville de Lisbonne dans sa quasi-totalité.


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