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Étude comparative de la pensée symbolique chez Charles Baudelaire et Mohammad-Reza Chafiï-Kadkani
Charles Baudelaire a douloureusement chanté le tragique de la destinée humaine et a dépeint sa vision mystique de l’univers dans ses poèmes, où il expose de mystérieuses « correspondances » entre les éléments constitutifs de la nature. Nous présentons ici une étude comparative de ses poèmes symboliques et mystiques avec ceux du poète iranien Mohammad-Rezâ Chafiï-Kadkani, dont l’œuvre est le fruit d’années de réflexion et de méditations philosophiques qui viennent enfin à l’état d’œuvre frapper, étonner, éblouir ou déconcerter l’esprit du lecteur.
Notre étude se déploie en partant des questionnements suivants : est-ce que ces deux poètes, par leurs talents et leurs expériences intérieures, nous font sentir pareillement, au-delà de notre nature humaine, l’essence même des choses, et nous font découvrir leurs états d’âme ? Dans quelle mesure peut-on établir des rapports sinon logiques, du moins analogiques, entre les images dans les poèmes de nos deux auteurs ? Existe-t-il une certaine parenté, une certaine conformité entre les symboles qui évoquent la même réalité concevable par le commun des mortels ? À titre d’exemple, l’image du temps qui passe représentée par l’eau qui coule est-elle comprise de la même façon par les lecteurs appartenant à deux cultures différentes ?
En s’engageant sur le chemin de la modernité dans la poésie dont Mallarmé fut l’initiateur, Baudelaire prend la relève en traçant sa propre voie. Baudelaire est foncièrement romantique tout en cherchant une nouvelle façon de percevoir le monde. Il peut être qualifié de poète charnière entre différents mouvements littéraires comme le Parnasse et le romantisme, mouvements auxquels il adhère et s’oppose à la fois.
Comme Baudelaire, Mohammad-Rezâ Chafiï-Kadkani est un poète que l’on peut qualifier de « charnière » entre la poésie classique et la poésie moderne de Nimâ Yuchij. Il hérite largement de la poésie classique persane. Selon lui, le moderne et le classique proviennent de la même souche. Leur relation est loin d’être conflictuelle comme celle entre la lumière et l’ombre ; c’est plutôt une relation de parenté entre la mère et l’enfant. Mais cela ne l’empêche pas de s’engager dans une voie nouvelle tout en la parsemant de prestigieux vestiges appartenant au patrimoine classique.
Les formalistes russes croient qu’une œuvre littéraire est une forme pure, elle n’est ni l’objet ni le matériel, elle sort juste de la combinaison des matériaux. Une œuvre artistique est telle qu’elle ne peut en aucun cas être analysée. En effet, rien n’existe sous le nom de la forme à part entière ; la forme sort forcément du fond. » [1] Il nous semble que ces deux poètes ont mis en œuvre ce point de vue de Théodore de Banville, ce poète du bonheur, qui professait un amour exclusif de la beauté et la limpidité universelle de l’acte poétique, et qui croyait aussi en la pureté de la création artistique :
Sculpteur, cherche avec soin, en attendant l’extase,
Un marbre sans défaut pour en faire un beau vase ;
Cherche longtemps sa forme, et n’y retrace pas
D’amours mystérieux ni de divins combats.
[2]
Selon Proust, pour comprendre une œuvre d’art, il faut être à la recherche de la vision propre à l’artiste qui l’a créée et pour atteindre à cette vision, c’est à l’intuition qu’il faut faire appel et non à l’intelligence. [3] D’ailleurs, Proust révèle lui-même le secret de la création artistique : « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. » [4]
Les poèmes de Baudelaire et de Chafiï-Kadkani se ressemblent, et un lecteur averti ne trouve rien à redire à propos de leur esthétique ; leur prosodie reste pour une bonne part, surtout aux premières années de leur création artistique, dans le cadre de celle de la poésie classique. Dès le début de leur travail, ces deux poètes sont restés fidèles aux principes de la prosodie classique. Le sonnet, poème à forme fixe, était le mieux adapté à l’expression des idées et des sentiments baudelairiens, mais cela n’empêche pas qu’avec le temps, nos deux poètes n’apportent pas de modifications dans les règles strictes de la versification française et persane : changement dans la disposition des rimes dans le sonnet chez Baudelaire, et refus de Chafiï de se précipiter en avant, les yeux clos, sur la voie de la poésie ancienne qui, à bien des égards, a perdu de son génie, son aptitude pour acclamer la joie et extérioriser les revendications, ennuis ou déboires.
Le premier recueil de poèmes de Chafiï est d’inspiration lyrique. Au début de sa carrière poétique, il marche dans le sillage de la poésie classique à laquelle rien ne l’attache en réalité sauf une curiosité aiguisée comme Nimâ Yuchij, Akhavan-e Sales, ou Sohrâb-Sepehri. [5]
Le recueil Murmures (Zemzemeh-hâ) atteste la verve poétique, la maîtrise de la technique du vers chez Chafiï qui applique méticuleusement les règles de la mesure et du rythme de la versification classique. [6] La Sérénade (Shabkhâni) [7]contient les poèmes de l’époque du passage du poète du classique au moderne. Les poèmes de ce recueil peuvent être catégorisés en trois parties :
- Les poèmes courts, des « refrains » (tchârpâreh) d’inspiration romantique ;
-Les poèmes d’attraits nostalgiques exprimant le désir de revenir en arrière, de retrouver le passé ;
- Les poèmes qui, techniquement, sont en majorité les propres innovations de Chafiï Kadkani en ce qui concerne son langage symbolique et le regard malicieux qu’il pose sur la nature et la société.
Le premier poème moderne du poète est un refrain composé sur la mode en vogue au cours des années 1950 en Iran. [8]
هان ای بهار خسته که از راه های دور
موج صدای پای تو می آیدم به گوش !
وز پشت بیشه های بلورین صبحدم
رو کرده ای به دامن این شهر بی خروش؛
بر گرد، ای مسافر گم کرده راه خویش !
از نیمه راه، خسته ولب تشنه بازگرد !
اینجا میا...میا... تو هم افسرده می شوی
در پنجۀ ستمگر این شامگاه سرد.
Ô printemps fatigué dont des voies lointaines
S’entend la vague du son de tes pas
Toi, ô voyageur, qui as perdu ton chemin, reviens
Du mi-chemin, fatigué et assoiffé, reviens
Ici, tu seras déprimé, ne viens pas, ne viens pas
Dans les griffes violentes de cette nuit froide…
Par-delà des forêts délavées au matin
Tu es revenu vers les côtes de cette ville silencieuse
Les poèmes du deuxième volet du recueil Sérénade sont majoritairement d’inspiration à la fois épique et tragique. Leur thématique remonte aux temps les plus reculés de l’histoire ancienne iranienne. [9] Les poèmes du troisième volet de ce recueil, qui le relient au recueil De la bouche des feuilles (Az zabân-e barg) [10], retracent en toute simplicité et clarté les sentiments que le poète éprouve face au spectacle de la nature et parfois de la société. Dans quelques-uns des poèmes, le regard du poète, tourné vers la nature, s’accompagne d’une sorte de réflexion philosophique.
L’évolution des idées de Chafiï, surtout en matière d’art en général et dans le domaine de la littérature en particulier, commence lors de ses études supérieures qui l’ont amené à réfléchir sur les causes de l’avènement d’un curieux phénomène qui était l’apparition du vers libre au sein de la poésie traditionnelle de l’époque. Il s’est vite avéré que la traduction des poètes étrangers, tout particulièrement des symbolistes français, a exercé une influence considérable sur l’évolution de la poésie persane contemporaine. Étant parfaitement familiarisé avec la poésie classique, Chafii Kadkani ne s’empêche pas de recueillir tout ce que lui apporte la poésie moderne pour pouvoir être plus créatif dans son propre domaine. Ses points de vue sur les origines de l’évolution de la poésie contemporaine ont été explicités dans son dernier ouvrage Avec la lanterne et le miroir (Bâ tcherâgh va Aineh).
En parcourant les poèmes de nos deux poètes, on se rend immanquablement compte d’une affinité mystérieuse entre leurs œuvres : un amalgame du classique et du moderne dans la forme, et des similitudes tirées des choses sensibles pour les transposer sur un plan spirituel. Cela est particulièrement saillant dans Élévation et La Vie antérieure chez Baudelaire, et dans Bon voyage et Transhumance des violettes (Koutch-e banafsheh-hâ) chez Chafiï. [11]
Dans Élévation de Baudelaire, le titre du poème et le poème lui-même ne doivent être pris qu’au sens d’ascension de l’esprit dans les sphères supérieures, dans un monde de lumière et de pureté fluide, où on accède à l’intelligence intime des choses. On peut en donner une interprétation mystique, puisqu’on y trouve l’idée de « champs lumineux et sereins » [12] (vers 16) qui suggère que la divinité est d’essence lumineuse ; l’esprit s’élève, en passant de cercle en cercle par une gradation de niveaux d’atmosphères, pour accéder à la réalité surnaturelle.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins :
L’idée de l’ascension de l’esprit dans les sphères supérieures peut être rapprochée de l’astragale qui préfère « se livrer pieds et poings liés aux coups du soleil vaut mieux que de se vautrer dans la fange. » (« Le sermon du Crapaud »). [13]
Chafiï lui-même a exprimé l’émotion qu’il ressentait en face d’un mouvement d’ascension dans : « Treuil » [14] :
آویخته به زمزمۀ چرخ و ریسمان
از ژرف چاه، سطل به بالاست در سفر
تا می رسد به روشنی روز و آفتاب
وارونه می شود به بن چاه سرد وتر.
تاریخ سطل تجربه ای تلخ و تیره است :
تا آستان روشنی روز آمدن
پیمودن آن مسافت دشوار،با امید،
وانگه دوباره در دل ظلمت رها شدن.
(سیزیف ایرانی)
Suspendu au grincement du rouet et de la corde
Du fond du puits, le seau remonte à la surface
Dès qu’il atteint la clarté du jour et les rayons du soleil
Il se renverse vers le fond froid et humide du puits béant
L’Histoire n’est que le seau d’une dure et amère expérience :
Émerger à la clarté d’une journée éclatante
Alléché par de belles espérances, parcourir péniblement cette distance
harassante
Et puis être précipité dans le gouffre des ténèbres du néant
Baudelaire utilise le vocabulaire appartenant au monde matériel pour créer des impressions d’élan spirituel, d’ascension exaltante, d’activité libre et heureuse, pour en dégager des idées positives. Ce procédé a été appliqué par Chafiï dans maints poèmes dont l’inspiration touche de très près celle de Baudelaire. Baudelaire nous ramène à notre condition d’êtres humains, limités physiquement et intellectuellement, esclaves de nos vices et de notre société. Le sentiment d’échec est d’autant plus fort qu’on sait que jamais personne ne pourra atteindre « les champs lumineux et sereins ». De ce sentiment d’échec, on ne trouve aucune trace dans les poèmes de Chafiï qui ne cesse de stigmatiser la bassesse, la faiblesse de docilité, de soumission aveugle à toute autorité. Le poème intitulé « La mer » [15]témoigne de sa fermeté, de sa résistance à toute tentative d’intimidation, de manœuvres de pression :
حسرت نبرم به خواب آن مرداب
کآرام درون دشت شب خفته ست
دریایم و نیست باکم از طوفا ن :
دریا، همه عمر، خوابش آشفته ست.
Je n’ai jamais éprouvé de l’envie pour le sommeil du marais
Qui, dans l’étendue de la nuit, croupit indolemment
Je suis la mer, et n’ai pas peur de la tempête
La mer, durant toute sa vie, a sommeillé fiévreusement
Nos deux poètes goûtent les extases béatifiques des contemplatifs, l’inexprimable bonheur de la solitude ; ce sont des mystiques qui voient la perfection dans la communion de l’âme avec Dieu, avec la nature. Pour les Symbolistes en tout cas, l’analogie qu’ils souhaitent évoquer entre le monde sensible et l’idée trouve ici son fondement essentiel. Cet idéalisme inhérent à l’esprit de nos deux poètes apparaît comme une inclination innée dans Élévation de Baudelaire [16] et Bon voyage (Safar bekheir) de Chafiï [17] :
« به کجا چنین شتابان؟
گون از نسیم پرسید.
دل من گرفته زینجا
هوس سفر نداری
زغبار این بیابان؟
- همه آرزویم، اما
چه کنم که بسته پایم...
به کجا چنین شتابان »؟
- » به هر آن کجا که باشد به جز این سرا سرایم. »
سفرت به خیر !اما تو و دوستی، خدا را »
چو ازین کویر وحشت به سلامتی گذشتی،
به شکوفهها، به باران، برسان سلام ما را.
« Où files-tu avec tant de hâte ? »
Demande l`astragale à la brise.
-« ça m’ennuie de vivoter dans ce coin-là
Tu n’as pas envie de te sauver
De désert saturé de la poussière aveuglante ? »
« Je brûle de déguerpir au plus vite, mais
Que puis-je faire ?
Je me trouve pieds et poings liés… »
« Où files-tu avec tant de hâte ? »
-« Partout ailleurs, où je trouve un abri autre que celui-ci. »
-Bon voyage ! Mais je te fais jurer sur notre amitié, et par le ciel
Lorsque tu seras sortie saine et sauve de ce désert de terreur
Transmets mes salutations à la pluie salutaire et aux fleurs. » [18]
En dépit de ces affinités, ils s’éloignent néanmoins sur le plan du tempérament : Baudelaire est foncièrement pessimiste, il a des idées noires, de la tristesse et de l’ennui. [19] Il s’agit en effet d’un pessimisme foncier, sans merci, d’un esprit qui se veut lucide, qui voit net et ose conclure. Pourtant, sa lucidité ne l’empêche pas de broyer du noir, c’est-à-dire de s’abandonner à des réflexions tristes. Choisissons, parmi d’autres, le thème du « soir » qui évoque la tristesse et qui apparaît ça et là dans ses poèmes, bien qu’il ne soit pas un thème d’inspiration ni l’un des grands sujets qui donnent leur nom aux diverses sections du recueil Spleen et Idéal [20]. Ce thème est naturellement évoqué par des mots spécifiques qui reviennent plus ou moins souvent. On ne trouve qu’une fois les termes étoile, lampe, lune (ce qui s’allume le soir), de même qu’atmosphère obscure, lumière, couchant ou soirée. Mais certains mots reviennent plus souvent, comme ciel, soleil, et soir, accompagnés dans la plupart des cas d’une qualification. Ils sont en quelque sorte des centres d’évocations poétiques. En effet, il est relativement rare que Baudelaire se contente de mentionner simplement le soir pour situer le moment du poème qui se présente comme une méditation :
Que diras-tu, ce soir, pauvre âme solitaire…
(Spleen et Idéal des Fleurs du mal.)
Le soir est le sujet de trois des plus beaux poèmes du recueil, « Harmonie du soir », « Le crépuscule du soir » et « Recueillement ». L’évocation du soir est une vision poétique intéressante en elle-même et de plus originale par le sens que lui confère le poète. Il est toujours au service d’un autre thème pratique qui n’est que le « spleen ». Les poèmes de Baudelaire ont une nuance de tristesse, de solitude et de haine, Mais dans les poèmes de Chafiï, on peut voir de l’espoir en dépit de la souffrance qu’il endure de vivre la société. On ne doit pas oublier que la poésie persane a hérité d’une dizaine d’années de désespoir de la littérature noire des années 30, due à la mauvaise situation politique et sociale et à un mal de l’époque – l’expression est de nous.
L’enfance de Baudelaire fut douloureuse. Il vivait dans l’embarras puisque son beau-père et sa mère lui avaient imposé un conseil de tutelle. Mais l’enfance de Chafiï fut différente. Comme Baudelaire il était l’enfant unique de sa famille, il a été élevé avec beaucoup d’affection, témoignée surtout par sa mère qui était une femme férue de poésie qui a chuchoté les premiers vers de poésie persane à l’oreille de son fils unique.
On retrouve dans les Fleurs du mal, qui annoncent la modernité, les thèmes de la nature, de la mort, et de la femme comme porteuse du malheur. Les influences qui parcourent le XIXème siècle et cette volonté d’explorer d’autres espaces de création et d’expression y sont aussi présentes. Baudelaire essaie d’opérer la jonction entre le monde réel et celui des idées. Puisque l’existence échoue toujours face à certains phénomènes, il faut donc imaginer ceux-ci, c’est-à-dire les mettre en images, les inscrire dans les « pièges » du tissu poétique. C’est là que s’impose la théorie, chère à Baudelaire, des « correspondances ». L’image poétique est le seul et durable moyen d’exorciser la multiplicité dispersée et angoissante du monde. [21]
Les Symbolistes utilisent généralement des images et des analogies pour évoquer le monde, suggérer les états d’âme et les idées abstraites sans les expliciter. Les thèmes principaux de ce mouvement sont le mystère, l’incertitude, la fascination, la mélancolie, le silence, l’inconscience, l’attente, le secret et le sacré.
Baudelaire nous indique tout ce qui empêche l’homme de s’épanouir et le condamne à un « spleen » que rien ne peut faire oublier. Pour Baudelaire, ce spleen est en fait l’angoisse existentielle, la hantise du temps, de la mort, mais aussi et surtout le triomphe du mal. L’exemple du poème qui symbolise très bien le spleen Baudelairien et surtout qui ne se retrouve pas dans les poèmes choisis pour ce travail est Une martyre [22]. Baudelaire et Chafiï utilisent tous les deux des symboles qui se rapportent à la nature, à la faune - oiseau, crapaud, singe, serpent, loup -, mais aussi à la flore - violette, coquelicot, tulipe, rose, cyprès, et bourgeon. On trouve aussi des mots qui désignent la nature morte - le soleil, la lune, les étoiles, le ciel, la mer, la vague, le ruisseau, la rivière, le nuage, la pluie, la montagne, le marais et quelques mots qui appartiennent à un registre culturel, historique ou religieux spécifique. [23] Baudelaire utilise aussi ses propres symboles, comme « l’ostensoir » et « l’hostie ». On peut établir une analogie entre les symboles utilisés par les deux poètes en précisant que chez l’un ils correspondent au « sacré », et chez l’autre à la croyance populaire. La « pluie » est un leitmotiv chez Chafiï qui apparaît dans la plupart de ses poèmes, un élément purificateur et salutaire. [24] Dans la littérature des siècles passés, la pluie est le symbole des larmes, de la grâce et du bienfait, et on croyait aussi que la culture de la perle est due aux gouttes de la pluie qui tombent au fond du coquillage.
Le petit poème « Journal du voyage de la pluie » (Safarnâmeh-ye bârân) [25] est l’un des plus célèbres poèmes qui témoigne de cette façon de voir :
آخرین برگ سفرنامۀ باران،
این است :
که زمین چرکین است.
La dernière page du journal de voyage de la pluie
Porte cette mention :
La terre est un tas d’ordures.
En revanche, dans le poème « L’Ennemi » de Baudelaire, la pluie, qui agit de concert avec le tonnerre, est dévastatrice [26] :
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Un autre mot symbolique chez Baudelaire est la « beauté » qui a une signification différente pour chaque poète. Chafiï trouve la beauté dans la nature, elle participe de l’essence divine, alors que Baudelaire utilise ce mot avec un sens négatif. Par exemple, dans le poème Harmonie du soir, le mot « reposoir » nous fait penser à la chambre du malade.
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. [27]
Baudelaire compare la beauté avec le vin dont l’effet, comme celui de la vertu, est la délivrance. Celle-ci n’est plus la statue froide et austère du sonnet La beauté [28] définie progressivement par l’accumulation d’antithèses qui traduisent le plus souvent la lancinante sensation d’écartèlement de l’âme du poète entre deux pôles opposés. Elle est présentée comme un être incertain, paradoxal, ambigu et même contradictoire, mystérieux, inquiétant, dangereux, mais un être fascinant, qui ouvre la voie vers l’infini.
Dans son effort pour s’arracher à ce qu’il appelait le « spleen », et se purifier dans l’air supérieur de l’idéal, Baudelaire représente ici, par une statue impassible, symbole de pureté et de noblesse, la perfection de la beauté idéale, transfiguration du réel et du tourment de l’artiste.
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière. »
« J›unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ; »
« Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études... » [29]
Pour fixer sa conception de la beauté, Baudelaire choisit la forme fixe du sonnet, qui veut que soit ménagée une opposition entre les quatrains et les tercets qu’on peut essayer de déterminer. Harmonie du soir confirme cet aspect par cette indication précise d’un crépuscule : le soleil est montré dans son état au moment du couchant, alors que sa lumière est devenue rouge car elle se diffuse et se réfracte à travers l’atmosphère. [30]
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige
Mais il est personnifié, il est considéré comme un être blessé mortellement, dont le corps serait vidé d’un sang qui, déjà coagulé, saisi par le froid du « néant vaste et noir », n’est plus qu’une sorte de caillot gelé. Et, à travers le pittoresque de ce tableau surprenant, dérangeant, perce une telle émotion que certains crurent pouvoir y voir le symbole d’une immolation. Le caractère tragique de la scène est appuyé par une allitération en « s » qui crée un sifflement sinistre. La rime permet d’établir un parallèle entre un cœur qu’on afflige et le soleil noyé dans son sang qui se fige.
L’une des dissemblances évidentes entre Baudelaire et Chafiï est que la plupart des poèmes de Chafiï sont des dialogues entre les différents éléments tandis que les poèmes de Baudelaire sont en général des monologues. Néanmoins, L’étranger [31], ce premier poème du recueil « Le Spleen de Paris », se présente sous la forme d’un dialogue. Ce dialogue se déroule entre deux inconnus dont l’un, appelons-le le questionneur, cherche à percer le mystère de l’identité de l’autre qui est qualifié d’ « homme énigmatique ». Les deux utilisent très bien l’apostrophe :
Ô Beauté ! Monstre énorme, effrayant, ingénu !
Baudelaire
هان ای بهار خسته که از راه های دور
موج صدای پای تو می آیدم به گوش !
Ô printemps fatigué dont des voies lointaines
S’entend la vague du son de tes pas
Chafiï-Kadkani
Chez Baudelaire le nuage a une signification propre « Les nuages sont d’une grande légèreté ; et cette voûte d’azur, profonde et lumineuse, fuit à une prodigieuse hauteur. »
L’étranger
- Eh ! qui aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !
Ce petit poème revêt une forme prosaïque en apparence, mais il est en réalité très structuré et vivant, un exemple réussi du poème en prose. Il contient un langage d’une extrême simplicité, mais riche de sens ; une définition du poète et de son sentiment moderne d’étrangeté face aux autres et au monde. Le poème se présente sous la forme d’un interrogatoire visant à percer le mystère d’une identité, consciente de sa différence. En contrepartie des cinq questions auxquelles le poète a répondu négativement, la dernière interrogation entraîne enfin une réponse positive rendue par le verbe aimer, l’adjectif merveilleux, la répétition ternaire du terme « nuage ». Ce poème n’est que l’expression de la revendication de l’immatériel, du mouvant, de l’évasion et du rêve. Charles Baudelaire y énonce la plupart des thèmes importants qui constituent la condition difficile du poète :
-la solitude face aux autres,
- le mépris du matérialisme de la réalité, du vil intérêt,
- la quête difficile, vaine, de la beauté,
- le goût, la passion vitale, pour l’évasion, le voyage, les nuages.
Ce dernier parle des nuages qui sont insaisissables, multiformes, légers, aériens, célestes. Non seulement cela évoque l’aspiration à l’ascension dans les espaces éthérés [Élévation], mais plutôt l’évasion de ce monde plein d’immondices et de saletés qui étouffe la passion vitale. On peut reconnaître Chafiï en le poète de pluie et de pigeon, car ce sont les éléments qu’il a beaucoup utilisés dans ses poèmes. Dans le ciel de Chafiï, une multitude d’oiseaux de tous les ramages volent, avec lesquels Chafiï entre furtivement en communication, mais le pigeon a une place spéciale dans sa poésie à tel point qu’il a consacré tout un recueil à l’« Apologie des pigeons. » [32] Et dans le Journal de la pluie, il chante dans « Pinsons » [33] :
گفتم چه سود ازپرزدن، درتنگنایی این چنین بسته
که بال هاتان می شود خسته؟
گفتند (و با فریاد شاداشاد) :
« زان می پریم، اینجا، که می ترسیم
پروازمان روزی رود از یاد. »
J’ai dit à quoi ça sert de s’envoler dans une cage si étroite
vos ailes s’y éreintent à voltiger ?
Ils ont répondu en criant de joie :
On s’ébat ici,
De peur d’oublier un jour notre vol.
Baudelaire utilise aussi le symbole de l’oiseau comme l’alouette et l’albatros. Dans Élévation, les oiseaux qui sont la source de la liberté volent sur la vie et comprennent le langage des fleurs. Dans l’Albatros, il parle d’un oiseau qui n’est pas le symbole de la liberté. Dans ce poème, Baudelaire reprend l’idée chère aux romantiques du génie méprisé, du poète incompris et solitaire. [34] Pour Baudelaire, le poète, qui est foncièrement différent des autres êtres humains parce qu’il aspire à l’idéal, n’est pas fait pour vivre sur Terre, pour se mêler à une société vouée à l’utilité et qui ne voit dans la poésie qu’enfantillages. Il symbolise le poète malheureux, cet incompris qui est fait pour un autre monde que celui dans lequel il évolue. Il paraît ridicule et inadapté face aux êtres humains. Il choisit un oiseau qui n’était ni l’aigle royal des Romantiques, ni le condor à la solitude orgueilleuse décrit par Leconte de Lisle, mais l’Albatros dont le destin est tout à fait comparable à celui du poète. [35]
Selon Baudelaire, la poésie est le meilleur témoignage de la dignité humaine, l’instrument le plus précieux de l’ascension vers l’idéal. Chez Chafiï, la poésie est le moyen de s’épancher, de communiquer librement et avec abandon ses sentiments, ses opinions ce que l’on a d’inexprimable dans le tréfonds de son être.
Beaucoup d’images ont, dans la poésie de Baudelaire, une originalité, une ampleur, une densité extraordinaire. Il décrit avec un grand pouvoir d’évocation des paysages lointains. Baudelaire est un rigoureux technicien du vers : la richesse de la rime, la plénitude des accents, la valeur des effets sonores, concourent à créer une impression générale d’intensité poétique.
Baudelaire et Chafiï, chacun à sa propre façon, ont contribué à renouveler non seulement les sujets poétiques, mais aussi la façon même de percevoir le monde contemporain. Cette modernité est en effet liée à la vie dans les grandes villes, lesquelles pervertissent tous les rapports traditionnels qui tendaient à « unir » l’homme et le monde. Le caractère artificiel de la vie moderne tend à « une diminution progressive de l’âme, une domination progressive de la matière » et installe un sentiment de « dépersonnalisation » et d’angoisse. Cependant, le poète moderne a pour mission d’intégrer cette terrible modernité à l’expérience humaine, il s’agit pour Baudelaire d’extraire la beauté de la malédiction, et pour Chafiï de la platitude et de bassesse. Si l’on constate un certain nombre de perceptions nouvelles et de sentiments nouveaux qui élargissent le cadre de la poétique, il convient cependant de voir en quoi les nouvelles formes poétiques ont été en Iran si prégnantes de nos jours.
On peut dire que la puissance de la forme dans le domaine de la poésie est liée à ses rapports avec le langage d’une société qui est en évolution constante, parce que les mots s’usent, leurs sens s’altèrent ou se multiplient. Il est donc nécessaire que certains textes permettent la garantie d’une permanence du sens, pour éviter que la confusion ne s’installe dans le langage.
Dès lors, la poésie sert à mettre en rapport les croyances diverses des hommes auxquelles vient s’ajouter la mythologie populaire ou paysanne en relation avec leurs traditions et leur façon de vivre. Il importe alors d’élaborer des formes qui puissent contenir cette multiplicité de voix fondatrices reliée aux différents aspects du langage. Les œuvres de ces poètes introduisent à l’intérieur de la société un éclairage impossible auparavant, ce qui va lui permettre de se transformer autrement. Les deux poètes, par leurs talents et leurs expériences intérieures, nous font sentir pareillement, au-delà de notre nature humaine, l’essence même des choses, en nous faisant découvrir leurs états d’âme. Il paraît que le poète iranien s’est inspiré du poète français dans la forme et dans une certaine mesure dans le fond, mais il est resté indépendant dans les images courantes. Cela dit, il faut signaler que le formalisme russe avait un certain impact sur la conception poétique de nos deux poètes, puisqu’ils ont attaché une importance capitale aux formes poétiques, à la spécificité de la littérature, et à la littérarité.
Jamileh Jahandideh-Kazempour (Master, Université Azad Islamique de Téhéran, Département des Sciences et Recherches. Les traductions des poèmes de Kadkani sont les nôtres, sauf Bon voyage qui a déjà été traduit par Gholâm-Rezâ Zataliân & Saïd Chahrtache. (Zatalian, Florilège de la poésie de l’Iran, 2005, p. 159).)
[1] Chafiï-Kadkani, Rk, 2012, p.70.
[2] Poèmes de Théodore de Banville - Toute La Poésie www.toutelapoesie.com)
[3] Kahnamouipour, 2009, p. 89.
[4] Proust, 1954, pp. 136-137.
[5] Abbâssi, 1ère édition 2009, p. 233.
[6] Chafiï-Kadkani, ABS, 7ème édition, 2012, pp. 15-87.
[7] Abbâssi, op. cit., p. 234.
[8] Chafiï- Kadkani,ABS, Op. cit., pp. 93-151.
[9] Abbâssi, 2009, p. 235.
[10] Chafiï-Kadkani, ABS, Op. cit. pp. 157-234.
[11] Abbâssi, 2009, p. 235.
[12] Durand, André, les Fleurs du mal, www.Comptoire littéraire.com. p. 164.
[13] Chafiï-Kadkani, AK, 6ème édition, 2011, p. 306.
[14] Ibid., p. 37.
[15] in Abbassi, Ibid., p. 358.
[16] Baudelaire, Les Fleurs du mal, www.Publie.net, 1929, p.17
[17] Abbassi, Ibid., p. 352.
[18] Trad. Zatalian, 2005, pp. 159-160.
[19] Spleen, poèmes des Fleurs du mal (Spleen et idéal) ; le Spleen de Paris, poèmes en prose de Baudelaire.
[20] Baudelaire, les Fleurs du mal, www.Publie.net, 1929, p. 11.
[21] Baudelaire, les Fleurs du mal, www.Publie.net, 1929, p. 18.
[22] Ibid. p.181.
[23] Yousefinekoo, "Nâmeh-ye pârsi », 1384, pp. 144-145 ; 154-155.
[24] Ahmadi, « De la poésie de l’astragale à la Transhumance des vio-lettes », Revue mensuelle Hâfez, N°24, Bahman 2003, pp. 86-88.
[25] Abbasi, Ibid., p.336.
[26] Baudelaire, Les Fleurs du mal, www.Publie.net, 1929, p. 26.
[27] Baudelaire, les Fleurs du mal, www.Publie.net, 1929, p. 77.
[28] Durand, André, op.cit., p. 194.
[29] Baudelaire, les Fleurs du mal, www.Publie.net, 1929, p. 34.
[30] Durand, André, les Fleurs du mal, www.Comptoire littéraire.com, pp. 169-186.
[31] Ibid., p. 224.
[32] Madjidi-Kadkani, La pensée sur le lexique du Pigeon, Hasti, journal semestriel dépendance d’Irânsarâ-ye Ferdosi, Automne 2001, pp. 108-117.
[33] Abbassi, Op. cit., p. 409.
[34] Baudelaire, les Fleurs du mal, www.Publie.net, 1929, p. 16.
[35] Durand, André, Op. cit. p. 204