N° 6, mai 2006

Branko et les médias, chronique d’une mort annoncée


Shâhin Ashkân


Je suis, par mes résultats, le meilleur sélectionneur de l’histoire du football iranien


"Il n’a laissé aucune trace écrite sur l’extraordinaire aventure de la coupe du monde 1978 en Argentine ! " s’était indigné M. Hachemitaba. Le chef de l’Organisation de l’Education sportive en 1998 remettait en cause le sélectionneur national de 1978, M. Hechmat Mohadjerani qui, selon lui, " n’a laissé dans les archives de la Fédération aucune mémoire dont nous aurions pu faire usage dans les éditions suivantes. " Si nous les Iraniens, sommes passés maîtres dans la transmission orale de notre histoire, son écriture nous fait plutôt défaut. La promesse faite par le Dr Dadkan, chef de la Fédération de football, de publier un journal de la campagne qualificative 2006 est donc de bon augure.

Lors du premier rendez-vous mondial, seul deux hebdomadaires sportifs consacraient quelques pages au football. Aujourd’hui, l’Iran est le seul pays au monde qui possède 16 quotidiens sportifs dont plus de 80% du volume de ses pages sont consacrées au foot.

L’abondance de ces quotidiens contribue-t-elle à améliorer les performances de l’équipe nationale de football ? La presse sportive est-elle capable d’être critique vis-à-vis d’elle-même dans les moments importants de l’histoire ? Avons-nous entamé une réflexion sur l’attitude des médias en 1978 en la comparant avec celle de 98 et de 2006 ?

Grâce à Ali Fouladi, nous apprenons que Mohadjerani avait subi le même traitement que ses successeurs : " Dès notre qualification à la Coupe du Monde 78, la situation et la relation des journalistes avec les cadres techniques de l’équipe nationale et la Fédération étaient exactement telles qu’on peut les observer aujourd’hui, comme si seuls les noms avaient changé ! Les reproches adressés étaient identiques." (Journal Chargh, édition spéciale Now Rouz 1385.)

Pourquoi Hechmat Mohadjerani, Tomislav Ivic et Branko Ivankovic ont-ils eu des problèmes similaires avec les médias ? A qui la faute ? A ces entraîneurs têtus, voire arrogants ou à des médias friands de sensationnel ?

De plus en plus, les sociologues se penchent sur le phénomène du football et tentent d’analyser son influence sur la société. Ils relèvent le rôle des médias qui jouent les médiateurs entre une population qui a besoin de rêves et leurs héros auxquels ils s’identifient.

A la veille d’Allemagne 2006, la Revue de Téhéran a trouvé utile de demander un entretien à M. Branko Ivankovic, sélectionneur national de l’équipe d’Iran. Le sujet de l’interview : Ses quatre années de relations avec les médias ; une relation amoureuse qui se solde aujourd’hui par un triste divorce. " Après plus d’une année, vous êtes le premier à faire une longue interview. Trouvez-vous cela normal ? "se plaint Branko, qui décidément, en a gros sur le cœur.

Q. : Miroslav Blasievic, sélectionneur de l’équipe nationale de l’Iran pour la coupe du monde 2002, vous avait surnommé M. Le Professeur. Professeur Branko, vous qui avez enseigné à l’université, pouvez-vous nous dire s’il existe une faculté qui inculque aux futurs entraîneurs comment traiter avec les médias ?

R. : Permettez-moi d’abord de vous dire qu’il n’y a pas deux entraîneurs qui ressemblent à " Chiro " (alias de Blasievic, troisième avec l’équipe de Croatie, France 98) qui maîtrisait à merveille l’art de la communication avec les médias. Chiro avait un génie naturel pour attirer leur attention ; il n’hésitait d’ailleurs pas à les provoquer. Il n’est pas exagéré de dire qu’il est capable de tenir une conférence de presse pendant 24 heures. Mais pour revenir à votre question, il existe effectivement une matière académique qui enseigne l’importance des relations entre l’entraîneur et les médias. J’ai la chance d’avoir un ami qui a publié un livre relatif à ce sujet et nous partageons l’opinion que les médias sont des partenaires indissociables à la réussite de tout projet d’intérêt commun. Mais, il faut également tenir compte de la personnalité de chaque être humain.Je suis différent de Chiro et de par mon tempérament, j’intéresse moins les médias.

Q. : Votre apparente froideur, qui se pose en symétrie avec le caractère de Chiro, a même joué un rôle positif dans votre engagement pour sa succession. Chiro, séducteur des médias et grand mégalomane, n’a pas tenu son pari. La disqualification de l’Iran a sonné le glas d’une relation houleuse avec la presse. C’est dans ce contexte que la candidature d’un homme plus discret, voire posé, a été privilégiée. Je me réfère, à ce sujet, à M. Chahrokhi, directeur technique, qui mettait votre sobriété en exergue. Vous avez réussi à ramener le calme autour de l’équipe et avez ranimé

l’espoir suite à la déception de 2002 : avec vous l’équipe nationale est devenue Championne des Jeux asiatiques de Bousan en Corée du Sud. Ne viviez-vous pas, pendant cette période, une " lune de miel " avec la presse qui avait mis la Fédération sous pression pour qu’elle renouvelle votre contrat ?

R. : Je n’appelle pas ça une " lune de miel ", mais un " calme relatif. " Après notre disqualification en 2002, j’étais le seul entraîneur-assistant dans le monde choisi comme sélectionneur pour assurer la continuité. Je m’attendais donc à ce que l’on se méfie de moi, tout le monde se demandait si j’étais vraiment capable ! Un bilan de 20 années d’expériences comme entraîneur parlait pourtant de soi. (Voir encadré.) Je n’ai jamais bénéficié des cartes blanches dont ont joui mes prédécesseurs, comme Blasievic qui a pu organiser quatre mois de camp d’entraînement pour le mondial 2002. Je n’ai pu réunir mes sept légionnaires qu’une fois tous les deux mois et encore, seulement un jour avant les matchs. En dépit de tout cela, nous sommes devenus Champion des Jeux asiatiques. Battre la Corée du Sud, avec ses sept joueurs demi-finalistes du mondial 2002, devant son public, était en soi extraordinaire. Les médias se sont rendu compte qu’un bon travail avait été réalisé. Les écrits d’une presse qui visaient à alimenter la polémique ont cédé la place à des propos plus corrects. Nous avons alors pu savourer, pendant un laps de temps, un calme relatif.

Photos : M. Ghardashpour

Q. : La situation s’est dégradée dès le premier match de la campagne qualificative 2006 à Bahreïn, n’est-ce pas ?

R. : Non, bien avant ! Nous avons été troisièmes au championnat d’Asie des Nations. S’il n’y avait pas eu, lors de notre demi-finale contre le pays d’accueil, des erreurs d’arbitrage, nous aurions pu devenir les champions. Dès notre retour de Chine, j’ai senti que le vent avait tourné.

Q. : Pour quelles raisons dites-vous cela ? Les médias ont salué positivement la performance de l’équipe nationale et la qualité de son jeu a été appréciée par l’ensemble de la presse.

R. : Voyez-vous, à ce moment-là, tout le monde s’est mis à croire que l’équipe avait les moyens d’avoir de grandes ambitions. Et il ne faisait aucun doute, dans l’esprit des gens que l’Iran gagnerait sa place pour la coupe du monde 2006. Du coup, l’enjeu devenait beaucoup plus important et les intérêts de certains aussi. En quatre ans, nous n’avons perdu que trois matchs officiels ; contre les seniors de la Syrie avec notre équipe espoir, la Jordanie et le Japon à Tokyo sans six de nos légionnaires, alors que nous étions déjà qualifiés. Nous avons gagné 80% de nos rencontres. Cependant, le premier match contre Bahreïn était tout juste terminé qu’on a commencé à nous attaquer de toutes parts ; d’abord, c’était le chef de la Fédération qui était visé, après moi et mes joueurs. A Manomeh, nous avons tout de même fait match nul contre le demi-finaliste de la coupe d’Asie des Nations. Mais, pour les médias, c’était comme si nous nous retrouvions en face de l’équipe de Bahreïn d’il y a 30 ans, où il fallait au moins marquer 5 buts. Notre gardien Mirzapour s’est vu attribuer dans un journal une mention 4 alors qu’il n’avait pris aucun but, cette mention n’est normalement attribuée qu’à un gardien qui prend un carton. Il n’y avait pas un seul article positif !

Q. : Pourtant, j’en ai lu des articles positifs. M. Laroudi, par exemple, dans un éditorial, a défendu la qualité de votre jeu pendant la deuxième mi-temps du match perdu contre le Japon et a formulé le souhait que vous poursuiviez votre progression.

R. : Oui, il y en avait, mais combien, 5 % ? 95 % attaquaient injustement mes joueurs. Selon eux, Daei ne devait pas jouer, Golmohammadi est trop vieux, Nosrati avait commis une erreur impardonnable, etc. Nous avons battu la Corée du Nord dans des conditions chaotiques à Pyongyang et certains de nos joueurs méritaient vraiment des éloges, comme par exemple Hachemian. Le lendemain, les journaux consacraient trois pages à Mob’ali et Kazemian qui n’étaient même pas sur la feuille de match ; les performances des joueurs sur le terrain n’occupaient qu’une modeste place. Cette équipe n’est pas la mienne, elle est à nous tous ! Il faut encourager nos joueurs et rendre hommage à ceux qui se donnent corps et âme dans les camps d’entraînements. Tous ces journalistes sont pour la plupart des jeunes, mettez-vous à ma place, que répondriez-vous à un jeune de 19 ans qui essaie de me vendre sa philosophie, à moi qui ai passé 40 ans dans le football ? Je suis, par mes résultats, le meilleur sélectionneur de l’histoire du football iranien !

Q. : Je ne suis pas d’accord avec ces 95 % d’analyses négatives auxquelles vous faites référence lors de la campagne qualificative, mais je conviens que, bien après notre qualification et suite à une interview que vous avez accordée à un journal croate, vous avez perdu le soutien de beaucoup de journaux qui vous étaient pourtant favorables. Je pense notamment à Jahan Football, Khabar Varzechi, Iran et d’autres. Lorsque vous avez déclaré : " les journalistes sportifs en Iran n’ont pas une bonne vision du foot ", vous auriez du vous attendre à la réaction outragée de M. Zaedi, rédacteur en chef sportif du journal Iran. Là, il ne s’agit plus des jeunes journalistes auxquels vous avez fait allusion, il s’agit des vétérans reconnus du paysage de la presse sportive. N’y avait-il pas un brin d’arrogance de votre part ?

R. : Je n’ai jamais dit une chose pareille. On enseigne à tous les entraîneurs de faire attention à tout ce qu’ils disent devant les médias et croyez-moi, là je suis très exigeant vis-à-vis de moi-même, je mesure mes paroles et m’abstiens même de plaisanter pour ne créer aucun malentendu. C’était un des mensonges qui ont été écrits à mon sujet. On m’a attribué les adjectifs d’arrogant, têtu, peureux, conservateur. On m’a même traité de commissionnaire de transfert ; ils ont mis en jeu ma crédibilité. Malheureusement, ces attributs ont fait le tour du monde, de la Croatie jusqu’aux Etats-Unis et ont entaché ma réputation. Vous souvenez-vous du premier titre de Jahan Football me traitant de schizophrène ? Ce n’est pas mon travail qui est critiqué, c’est ma personne. En quatre ans, nous avons pourtant réussi à créer une équipe qui a acquis un statut de moyenne-supérieure. Mais une courte défaite à Tokyo, sans nos légionnaires, est un tel péché qu’à peine franchie la douane de l’aéroport, la première question du reporter du "club des jeunes journalistes" était :

"Etes-vous au courant que tout le monde demande votre limogeage ? " Ce qui aurait du se parachever par une ambiance de fête après notre qualification a été gâché en quelques mois. Il n’y avait que 5000 personnes au stade pour notre 1er match amical mettant fin à six mois d’absence de nos légionnaires. Cette situation ne profite ni au public, qui ne vient pas voir ses stars qui brillent dans les grands clubs du championnat européen, ni à l’équipe nationale et finalement ni même à la presse. S’il y avait eu 50 000 personnes dans les gradins, il y en aurait peut-être eu 30 000 qui auraient acheté les journaux le lendemain. Mais 5000 spectateurs n’augmentent pas leur tirage, c’est pourquoi, je le répète, cette situation ne profite à personne.

Q. : Votre relation avec la presse me rappelle celle d’Arthur Jorge, l’entraîneur portugais du Paris St-Germain, dans les années 1990. Une fois champion de l’UEFA avec son équipe, il avait passé une longue période pendant laquelle il avait été attaqué par les médias à qui il avait bien rendu la monnaie de leur pièce. Le directeur du club ne trouvait pas ces attaques justifiées, mais il avait cependant déclaré : "Dans chaque critique, aussi injustifiée qu’elle puisse sembler, il y a toujours une petite part de vérité." Il avait ainsi appelé son coatch à plus de retenue. Professeur Branko, vous n’avez pas hésité à répéter dans vos conférences de presse que "Je n’ai lu aucune critique constructive au sujet de notre jeu." N’y a-t-il pas là une sorte d’absolutisme qui dérange ?

R. : Je ne parle pas des médias en général, mais de la presse en particulier. Je confirme, non seulement la presse n’a pas bien joué son rôle, mais plus grave encore, des dommages irrémédiables ont été causés. Je ne parle pas de moi-même, mais de cette équipe qui appartient à toute une nation. Je me suis toujours mis au service des médias et j’ai exigé de mes joueurs qu’ils en fassent de même. Durant toutes ces années, il n’y a pas un journaliste qui puisse prétendre que je lui ai refusé une interview et j’ai toujours respecté les opinions différentes. Vous savez, le football est aussi un terrain de confrontations d’opinions, si on élimine cela, il n’y aura pas d’évolution. Je n’ai jamais téléphoné à un rédacteur en chef pour lui demander pourquoi il a écrit telle ou telle chose. J’accepte parfaitement que l’autre pense avoir raison, mais mon vis-à-vis doit lui aussi respecter mes opinions, parce que moi aussi je suis en droit de croire que j’ai raison. Ils me disent qu’ils sont persuadés qu’Enayati est meilleur qu’Ali Daei, je respecte cette opinion, mais est-ce qu’ils respectent la mienne lorsque j’estime que Daei est meilleur qu’Enayati ? Chaque entraîneur à ses goûts et j’ai mis quatre ans pour assembler une équipe qui soit la plus homogène possible. Suis-je têtu quand j’invite des joueurs comme Azizi, Ansarian ou d’autres encore qui avaient la réputation d’être mes détracteurs ? A quelques semaines du mondial, je n’ai pas le temps de tester de nouveaux joueurs. Mon principal souci est de veiller à la plus grande homogénéité dans l’équipe.

Q. : Je voudrais savoir s’il arrive à Branko d’être critique vis-à-vis de Branko ?

R. : J’ai la chance d’être quelqu’un d’autocritique. Il est évident que je fais des erreurs. Le travail d’un entraîneur est justement d’analyser chaque match et de voir comment il pourrait faire mieux. Une séance d’entraînement est basée pour une grande partie sur la correction des erreurs. Donc, si un sélectionneur n’est pas autocritique, il ne pourra jamais réussir.

Q. : Pouvez-vous citer une de vos erreurs ?

R. : Je ne vais pas en citer, car je ne veux fournir aucun prétexte aux amateurs d’interprétations péjoratives. Le chemin parcouru prouve le degré de notre performance. L’Iran est placé au 19ième rang dans la cotation de la FIFA et nous sommes respectés par les plus grandes équipes du monde, comme le Mexique et le Portugal, pour ne citer que celles qui sont dans notre groupe. Vous savez, ce n’est pas pour mes beaux yeux que le chef de la Fédération a reconduit mon contrat jusqu’à présent !

Q. : Ne croyez-vous pas que cette " hostilité " entre vous et la presse puisse nuire à votre communication et vous faire perdre le lien avec la population ?

R. : Je suis l’homme le plus heureux du monde ! Je séjourne dans un pays que j’aime, dans lequel vit une population généreuse, chaleureuse et amoureuse du foot. Si j’ai tant d’énergie, c’est aussi parce que je me fais interpeller par des gens de la rue qui me disent " Branko, ne lis surtout pas les journaux… " Vous connaissez mieux que moi les sondages réalisés au niveau de la population et je vous laisse juger de l’écart incontestable qui existe entre l’opinion de la population et le courant dominant de la presse.

M. Ivankovic, je vous remercie pour le temps que vous avez bien voulu nous accorder.

Coach de grands clubs comme Wartex et Dynamo Zagreb, Branko Ivankovic a entraîné à tous les niveaux en Croatie ; juniors, espoirs et seniors. Lors du mondial 98 en France, la Fédération croate a eu la bonne idée de rassembler Tomislav Ivic, en tant que directeur technique, Miroslav Blasievic, sélectionneur national et Branko Ivankovic, premier assistant. Cette formule a bien marché, la Croatie deviendra troisième du monde en France. Curieusement, tour à tour, les trois sont devenus entraîneurs de l’équipe nationale de l’Iran. Ils ont tous deux points communs ; 1. Ils étaient croates. 2. Leur nom de famille se termine avec ic. " Ce sont les ic qui ont fait évoluer le football de ce pays. Citez-moi un entraîneur brésilien, allemand, italien, hollandais ou autre qui ait fait une belle carrière en Iran ? Seuls deux exceptions demeurent : Rijkof, qui était Croate, dont le nom ne se termine pas par ic. et Frank O’Farell qui était Anglais. " dixit Branko.
- En 2001, il est premier assistant de Miroslav Blasievic jusqu’en novembre 2002.
- En décembre 2002, il est nommé sélectionneur national de l’Iran. Le contrat court jusqu’à la fin novembre 2003.
- En octobre 2004, après une absence de presque une année, il signe un contrat avec la Fédération qui le confirme dans son poste de sélectionneur national jusqu’en septembre 2006.

Lauréat :
- Champion de la Coupe LG, en tant qu’assistant de l’équipe nationale de l’Iran, 2002.
- Champion du tournoi LG, à Casablanca, 2002.
- Champion de la Coupe Intercontinentale (Asie-Océanie), 2003.
- Champion des Jeux asiatiques de Bousan en Corée du Sud avec les espoirs, 2004.
- Troisième de la Coupe d’Asie des Nations, 2004.
- Qualification pour la Coupe du Monde d’Allemagne 2006.


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