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Au mois de décembre, le département de français de l’Université Shahid Béhéshti a accueilli Charles Dantzig, poète, romancier, essayiste et éditeur français, auteur entre autres, d’un Dictionnaire égoïste de la littérature française, (Prix Décembre 2005).
Passionné de littérature et inconditionnel de la lecture, ce dernier a évoqué, lors d’un séminaire organisé par et sur le site de l’université, les raisons qui ont motivé sa venue en Iran. Il a également évoqué son parcours d’écrivain, sa conception de la littérature qu’il considère comme un art "inutile" qui cependant "sauve le monde". Puis, devant les étudiants assis bien sagement sous le regard magistral et exigeant de leurs professeurs, l’auteur a fait l’éloge de cet "esprit de contradiction" si prompte à s’opposer constamment aux "stéréotypes" (ceux parfois distillés par l’esprit universitaire) ; il explique comment, pour éviter l’érudition stéréotypée de l’Ecole Normale, où il fut jadis reçu, et pour être en mesure de consacrer plus de temps à la lecture, il a choisi de faire des études de droit. "On ne fait pas grand-chose en droit" a-t-il ironiquement précisé.
"Découvrir le vrai visage du pays" ; c’est la principale raison qui a conduit Dantzig à prendre le chemin de l’Iran : "je tenais particulièrement à venir, parce que c’est l’Iran et que c’est un pays où je ne suis jamais venu. En Europe, et en particulier en France nous nous faisons souvent des idées, autrement dit, nous fantasmons, et c’est intéressant de venir sur place pour rencontrer les gens, pour voir qu’au-delà des considérations politiques, il y a des êtres humains dont les questionnements vont au-delà des catégories. Et donc pour moi, c’est très important d’être venu."
Il se passionne pour la vie estudiantine, ce qui explique sa présence devant ce parterre d’étudiants, sensibles au récit de la vie bien différente menée, selon les propos de Dantzig, par les étudiants européens : "je ne sais pas comment ça se passe en Iran, mais en France et en Europe, les étudiants n’ont pas très bonne réputation. On dit d’eux qu’ils perdent leur temps, qu’ils ne font grand-chose, qu’ils passent leur temps à discuter dans les cafés, tandis que d’autres travaillent, font des choses, et se rendent utiles à la société. Or, moi, j’ai tendance à défendre des gens qui sont inutiles à la société, et je trouve que d’être étudiant, c’est très bien, parce que précisément (c’est ce qui vous rapproche de la littérature) d’une certaine façon, vous êtes inutiles, vous êtes inutiles au sens où vous êtes là pour ornementer votre esprit, pour apprendre des choses qui nourrissent votre esprit, et qui ne suivent pas d’objectifs immédiats. En plus on vous enseigne des matières inutiles à la société. C’est ça qui est particulièrement important chez les étudiants. Voilà les deux raisons pour lesquels je suis content d’être ici."
Dantzig souligne pourtant l’importance de l’étude et de l’apprentissage et refuse l’idée de l’existence d’un "talent brut", mais il précise ensuite que les études "ne sont pas absolument nécessaires" : "moi, j’ai suivi un cursus habituel, j’ai d’ailleurs un bac scientifique. Mais j’avais aussi de très bonnes notes en littérature et j’avais la possibilité de préparer un cursus de lettres supérieures pour intégrer ensuite l’école normale, qui vous savez, reste en France la grande formation littéraire. Et d’ailleurs, à l’abri de mon idée que les écrivains qui sont sorti de l’école normale sont en général un peu stéréotypés, disons, l’école est tellement encadrée et a des idées tellement précises sur ce qu’ est la littérature, qu’ils écrivent tous de la même façon. C’est une littérature érudite, qui fait sentir qu’elle est érudite. (…) Et bien pour éviter ce type de stéréotype, j’ai refusé d’entrer à l’école normale et j’ai fait des études de droit. (…) Je veux vous dévoiler un secret, et je demande aux professeurs de se boucher les oreilles : les études de droit en France, ce sont des études pour fainéants. Pendant les premières années, on peut très bien ne rien faire et se tourner les pouces. J’ai passé mes premières années d’études, à lire, justement parce qu’on ne faisait pas grand-chose en droit ; ça m’a donné l’occasion de lire entre autres, pour la première fois "A la recherche du temps perdu". Si j’avais été à l’école normale, avec 40 heures de cours par semaine, du latin, du grec, et de la pensée médiévale, je n’aurais jamais eu le temps de lire l’oeuvre de Proust. Donc voilà…les études de droit m’ont permis de lire. C’est comme ça que petit à petit, on devient écrivain (…)."
Il insiste encore une fois sur l’"inutilité " de la littérature : "la beauté de la littérature, c’est précisément qu’elle n’a pas d’utilité pratique et morale immédiate." Pour lui, la littérature est un objet comme la sculpture de David ou de Michel-Ange : "voilà, c’est fini, c’est un objet, on le regarde. Et bien la littérature, c’est pareille, un poème d’Alfred de Musset, un poème de Charles Baudelaire, c’est un objet fini qui est beau et qu’on regarde, qu’on commente, mais c’est tout. Ça n’a pas d’utilité pratique."
Cependant, si elle n’a pas d’utilité pratique, elle n’est pas pour autant inerte et indifférente : "la littérature, au fond, est asociale. Elle défend des valeurs qui contredisent les valeurs de la société. Le miracle est d’ailleurs que la littérature parvienne à survivre malgré cette position contradictoire."
Selon Dantzig, la littérature s’opposerait aux barbares. "Les barbares, j’entend par là évidemment la brutalité générale du monde, parce que le monde est brutal, depuis toujours et pas seulement à notre époque. La littérature c’est un petit bijou précieux, très lourd d’ailleurs, c’est tout petit mais c’est un très solide et très dure bijou, qu’on peut opposer à la brutalité du monde." C’est pourquoi la littérature "fait les sociétés civilisées" : "et c’est cette chose qui maintient et qui, à mon avis, sauve le monde. Le monde est sauvé par la littérature ; grâce à l’ entêtement de la littérature."
Dantzig rappelle l’importance du rôle tenu par le dictionnaire dans la société française, avant de parler de son propre Dictionnaire, qui n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, un simple recueil de définitions à visée instrumentale : "En France depuis la révolution, nous avons remplacé la Bible par un dictionnaire, le Petit Larousse. C’est un dictionnaire dont il se vend chaque année 700,000 exemplaires, ce qui est un nombre très important, parce qu’un dictionnaire on en change pas tous les ans. Eh bien, j’ai comparé et j’ai trouvé que 700,000 c’était le nombre exact de naissance en France. Donc, ça prouve bien que chaque bébé né en France avec un dictionnaire."
Mais le Dictionnaire égoïste de la littérature française nous fait parcourir le monde des lettres de A (comme "action") à Z (comme "zoo"). Les entrées portent à la fois sur des auteurs (Apollinaire, Jarry, Malherbe, Sachs, Stendhal…), sur des œuvres (A la recherche du temps perdu, Don quichotte, Un barbare en Asie…), sur des notions littéraires et esthétiques (allégorie, apologue, déclamation, idiosyncrasies), et sur des objets du monde réel (télévision…) : "je crois que si ce livre a plu, nous dit Dantzig, c’est que, comme tous les livres de littérature en quelque sorte, c’est un livre écrit pour personne. Or, la littérature est écrite pour personne, c’est-à-dire qu’elle est écrite pour moi, tout au plus, pour faire le point sur mes lectures, parce que depuis le temps que je lis, je sais bien que je n’aime pas, par exemple, Paul Claudel, que Baudelaire m’agace, que j’ai une passion pour Marcel Proust, mais je ne savais pas pourquoi j’aimais ou pourquoi je détestais ces auteurs. Et bien, j’ai décidé de faire ce livre pour me rappeler pourquoi, ou pour trouver les réponses à ce genre de questions."
Pour finir, Dantzig prend le temps de répondre à quelques questions formulées par les étudiants. En réponse à l’un des étudiant qui considérait que l’écrivain " se positionne toujours et de toutes les façon contre la société ", l’auteur précise : "je ne pense pas que les écrivains pensent contre la société. Ils se positionnent un peu en marge, à coté, parce que "penser contre", au fond c’est "penser avec". Pour ma part, j’estime que cela revient au même. Les gens qui adoptent une posture réactionnaire face à un quelconque sujet, ne se rendent pas toujours compte qu’au fond, ils se mettent en situation d’infériorité vis-à-vis de ce sujet, et qu’en définitive, c’est comme s’ils admettaient la force supérieure de cette chose ou de ce sujet. Donc finalement la contradiction nourri la chose. C’est pour ça que je ne pense pas que les écrivains s’opposent véritablement à la société. Ils sont plutôt à côté, ils font des choses à côté, en gardant une certaine distance vis-à-vis des valeurs de la société, sans être nécessairement contre".