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Quand j’ai été informé du sujet de ce numéro de la Revue concernant la médecine traditionnelle iranienne, la première image impressionnante venue ou revenue à ma tête, a été une scène qui se passait chaque année dans la cour de notre vieille maison au cœur de Téhéran !
Quelle était ma joie interminable et indomptable quand je voyais ma grand-mère, poète et romancière décédée il y a quatre ans et demi, couper et nettoyer des légumes, puis, après avoir préparé et lavé les alambics et autres moyens nécessaires à la distillation, commencer à faire distiller la menthe et quelques autres légumes faisant partie de la pharmacopée traditionnelle iranienne, plus précisément de la pharmacognosie orientale (la millefeuille, l’anis, le saule d’Egypte).
Loin d’être un spectateur passif de la scène qui se déroulait, j’avais la belle et brillante opportunité de prendre une part active, au moins à partir de l’adolescence, au processus de raffinerie de ces eaux-de-vie traditionnelles. Il résidait là, sans aucun doute, des jouissances relevant de la conception bachelardienne des choses, dont la liaison immédiate entre au moins trois éléments essentiels de la nature, à énumérer l’eau, le feu et la terre (d’où sont tirés les légumes emboués).
Sans vouloir adopter un ardent ton bachelardien ou richardien à propos de la perception matérielle des éléments naturels par les sens humains - à la grande différence d’une vision matérialiste qui analyserait les phénomènes en donnant une priorité dynamique aux procédés cérébraux, qui d’ailleurs s’enracinent eux-mêmes dans les nœuds nerveux -, nous voulons signaler à quel point de tels phénomènes sont susceptibles d’être dégagés de cette activité de distillation à l’orientale.
Il n’y a presque aucun doute que les probables fondements théoriques de ces araqi’yat sont en rapport inséparable avec les thèses médicales médiévales des savants iraniens, dont Avicenne et Râzi (Rhazès), surtout avec des notions comme le chaud et le froid, le sec et l’humide, et les quatre humeurs ou tempéraments (bile, bile noir, flegme, et sang), lesquelles ont été expliquées également par la médecine grecque (Hippocrate).
Faut-il chercher des liens historiques réels entre les conceptions de l’Antiquité grecque et du Moyen-âge persan ? Est-il possible de remonter aux temps préislamiques pour retrouver les traces de tels concepts et conceptions ?
Pour reprendre notre souvenir d’enfance, nous voudrions remarquer ici, au passage, le rôle de la patience dans l’acte de distillation, car le produit alambiqué se gagne petit à petit, goutte par goutte. Un enfant ne peut être un bon et digne témoin d’une scène semblable, puisqu’il n’est pas accoutumé à la sainte patience, caractéristique du saint espoir auquel on aura accès seulement en avançant en âge, et en passant par les flammes du temps.
Je devrais également noter que ma grand-mère (Akhtar Vâhedi : 1931-2007) cultivait quelques herbes et plantes médicinales, dont la guimauve (la rose trémière), qui est une plante à effet curatif très efficace, surtout dans la guérison de la fièvre.
Chaque printemps, c’était une de nos tâches primordiales de cueillir, petit-fils et grand-mère ensemble, les fleurs de guimauve, avec une grande sympathie naturelle, découlée d’un certain sentiment d’union avec la nature et renforcée par la connaissance de ses propriétés thérapeutiques.
Après cueillaison, ma grand-mère séchait les pétales des fleurs au soleil, et en faisait des réserves dans ses armoires miraculeuses. Je me souviens d’ailleurs de ma trisaïeule (sa mère) qui résidait durant ses dernières années dans notre voisinage, et qui frottait une pincée d’opium sur son front quand elle avait une forte migraine (nous sommes originaires de Kermân). Ce qui est le plus amusant, c’est qu’elle guérissait souvent très rapidement.
C’était avec cette même mère que j’avais fait, en 1998, un petit voyage à Kâshân pour assister aux cérémonies de distillation qui se passent chaque printemps à Ghamsar, et où l’on distille l’eau de rose. Je me rappelle très clairement avec quelle joie nous deux étions spectateurs d’une scène qui ne nous était pas étrangère.
Ma grand-mère pratiquait non seulement la phytothérapie traditionnelle (au sein de la famille), mais procédait aussi à d’autres façons plus universelles pour propager l’étude et l’utilisation des herbes médicinales. Elle a mis en vers un masnavi sur les effets curatifs de quelques plantes médicinales plus importantes, dont la même guimauve et le sisymbre (ou l’herbe aux chantres). Ce masnavi a été publié dans la revue Dânesh o Mardom (Le savoir et le peuple], revue scientifique et culturelle dirigée par Monsieur Parviz Shahriâri.
Il serait possible de continuer cet écrit et de prolonger une parole qui se voulait concise et évocatrice, et par exemple, parler de l’alchimie psychique des années de vie qui font stagner l’émoi et font naître des sensations de mauvais aloi. Nous nous contentons à exprimer à ce titre la passion qui se transforme peu à peu en émotion, l’expérience qui donne place très souvent aux alluvions de souvenirs évaporés. Après tout, l’allégorie de la distillation et l’image des alambics ne suffiraient-elles à illustrer cette réalité morbide qui est la vieillesse, en particulier quand, enfant, on est témoin d’une destinée préétablie ?
Quand ma grand-mère était allongée sur son lit d’agonie, j’étais à ses côtés et je l’ai entendue pousser son dernier soupir, une expérience infiniment amère pour un jeune garçon de vingt ans qui avait vécu toute sa vie sous le même toit que sa grand-mère. Elle est morte il y a cinq ans, mais l’image de son agonie est toujours aussi vive pour moi que celle de notre cour dans laquelle avait lieu, chaque an, cette cérémonie de distillation...