N° 80, juillet 2012

Elite et intelligentsia de l’époque qâdjâre :
l’échec de la modernisation dans l’Iran qâdjâr


Arefeh Hedjazi


La modernité est entrée en Iran avec les Qâdjârs, plus exactement avec cette forme de colonialisme insidieux qu’était l’intensification de l’ingérence des pays occidentaux dans les affaires iraniennes, ingérence facilitée par la sclérose de la société iranienne dans son ensemble et tout particulièrement de la sclérose de la classe dirigeante, et de l’affaiblissement du pouvoir iranien, provoqué par une royauté absolutiste aveugle et une vision sociale dans laquelle tous les citoyens n’étaient que les serfs du roi. Cependant, de même que la Renaissance européenne a eu lieu après la rencontre avec l’épanouissement et le progrès de la civilisation musulmane, l’Iran qâdjâr qui redécouvrait l’Europe en pleine expansion, intégra, en même temps que l’ingérence des puissances coloniales, cet esprit de progrès et de changements, qui s’opposait à l’absolutisme royal, pilier de la pensée politique iranienne.

Amir Kabir

Cet esprit de changement toucha d’abord l’élite de cour de la société iranienne et donna naissance à une forme d’intelligentsia spéciale, nourrie de la pensée européenne et d’idées de progrès, de légalité, de pouvoir royal maîtrisé, mais qui perdit contact avec la société iranienne dans son ensemble, ce qui conduisit plus tard, à l’époque Pahlavi en particulier, à son échec et à sa disparition.

La modernité entra donc en Iran avec cette élite, souvent formée de personnalités ayant fait leurs études dans une Europe de la seconde moitié du XIXe siècle, en plein bouillonnement d’idées et de techniques. Cette élite formée à l’occidentale voyait avec consternation le fossé qui séparait les deux civilisations, l’une entrée dans une ère de progrès, l’autre bloquée dans une stagnation mortelle et tenta, en des prises de position souvent injustes, inadéquates et très peu patriotiques, d’importer cette modernité en Iran. Mais cette élite tant désireuse de faire également entrer l’Iran dans ce concert de la modernité échoua finalement. Cet article s’intéresse aux raisons de l’échec de l’élite politique et sociale de l’ère qâdjâre dans le processus de modernisation de l’Iran.

L’élite politique de l’époque qâdjâre et son rôle dans la modernisation du pays

L’élite politique, culturelle et sociale de l’ère qâdjâre est à diviser en trois grandes catégories : les hommes d’Etat désireux de réformer la société, les intellectuels et penseurs iraniens, nettement influencés par la pensée occidentale, l’élite conservatrice, menacée dans ses privilèges, qui a généralement contrecarré les efforts de réformes.

Les hommes politiques novateurs et partisans du progrès

Durant l’ère qâdjâre, une poignée de politiciens prit au sérieux l’idée d’une renaissance nationale et d’une réforme de la société entière. Cette idée avait des origines multiples : la rencontre avec l’Occident du XIXe siècle et la découverte de ses stupéfiants progrès, l’entrée des livres ou des journaux européens en Iran, les défaites militaires face aux Russes qui révélaient un fossé technique, etc. Le premier de ces hommes politiques à penser à moderniser le pays fut l’héritier du trône qâdjâr, le prince ’Abbâs Mirzâ. Ce dernier avait participé aux guerres défensives contre la Russie et vécu la dure réalité de la défaite. Il pensa donc à engager une réforme du système militaire iranien, alors uniquement clanique. Il fut ainsi le fondateur de l’armée moderne en Iran et comme une telle armée demandait un équipement que le pays ne possédait pas, pour la première fois, des conseillers techniques militaires européens vinrent en Iran. ’Abbâs Mirzâ mourut jeune sans devenir roi et bien qu’il fut le pionnier de la modernisation de l’Iran, ses tentatives de modernisation se limitent à la réforme du système militaire.

Mirzâ Hossein Khân Moshir-od-Dowleh Sepahsâlâr

En tant qu’héritier du trône, ’Abbâs Mirzâ s’encadrait en privilégié dans le système politique qâdjâr, mais il décida de passer outre le cadre conventionnel de sa classe sociale et d’engager des réformes qui firent de lui le pionnier de la modernisation iranienne. Ceci dit, comme bien d’autres après lui, la structure étatique et la vision du monde de la société qâdjâre ralentirent durablement ses tentatives.

Après ’Abbâs Mirzâ, le plus grand acteur de la modernisation durant cette période est le chancelier de Nâssereddin Shâh, Amir Kabir. Ce dernier fut à l’origine de réformes étendues dans l’ensemble du royaume et finalement victime de la structure politique. Parmi ses réformes, on peut citer celle de l’administration du pays, qui comprit notamment l’annulation des titres et privilèges nobiliaires exorbitants, l’élaboration de codes et de procédures judiciaires au sens moderne, la réorganisation intégrale de l’administration avec désormais des statuts et un salaire fixe pour les fonctionnaires, ainsi qu’un salaire fixe pour les militaires, ce qui mit fin aux pillages. Il améliora la situation économique et fut le premier à fonder des manufactures modernes. Il réforma également le système financier, notamment en annulant les privilèges financiers des courtisans payés aux frais de l’Etat et en diminuant les dépenses de la cour, ainsi qu’en tentant de son mieux d’établir des budgets annuels équilibrés. Il réforma entièrement le système des taxes et instaura de nouvelles lois plus justes et plus équilibrées. En outre, pour la première fois, il basa directement le budget annuel sur les taxes. Il fonda également pour la première fois un ministère de l’Information, équivalent au ministère des renseignements actuel, qui permit entre autres de diminuer notablement la corruption administrative et parfois, d’empêcher des ingérences étrangères. Le rôle d’Amir Kabir est également notable dans la réforme et la modernisation culturelle, avec l’instauration du système d’enseignement moderne, l’envoi de nombreux étudiants en Europe pour qu’ils y apprennent les sciences modernes ou le soutien et le développement de la presse écrite, etc.

Cependant, les vastes réformes engagées par Amir Kabir furent très vite refusées par les privilégiés de la société, ainsi que par les puissances colonialistes qui voyaient leurs intérêts en danger si l’Iran devenait puissant. Il fut donc assassiné et le chancelier Mirzâ Aghâ Khân Nouri, un conservateur corrompu, fit de son mieux pour défaire son œuvre.

Un autre homme politique qui aida à la modernisation du pays fut le chancelier Mirzâ Hossein Khân Moshir-od-Dowleh Sepahsâlâr. Ce dernier commença ses réformes vingt ans après l’assassinant d’Amir Kabir et durant les dix années qu’il fut au pouvoir, il fit de son mieux pour contrôler l’anarchie politique et sociale ambiantes. On peut noter parmi ses actions la mise en place d’un organisme nommé « Dâr-ol-Shorâ-ye Kobrâ », qui faisait office de cabinet de ministres moderne, la réforme du système juridique et la rédaction de codes et de réglementations divers, ainsi que la réduction des privilèges des gouverneurs des provinces et des courtisans. Il établit également une loi militaire générale dont le but était d’assurer la souveraineté du gouvernement sur l’armée et de définir la notion d’"abus de pouvoir" dans l’armée et au sein de l’administration. En matière de réformes administratives et culturelles, il organisa notamment des horaires de travail précis, mit en place un système postal national, fonda de nouvelles écoles et rénova et modernisa l’enseignement de la fameuse école Dar-ol-Fonoun. En matière économique, à sa nomination au poste de chancelier, l’état financier du pays était désastreux. Pour pallier cet état, Sepahsâlâr encouragea les investissements iraniens ou étrangers, notamment dans le domaine de l’exploitation minière, ainsi que la création de nouvelles usines.

Parmi ses réformes sociales, on peut en particulier citer sa lutte contre la corruption des gouverneurs locaux et des courtisans. Il poussa cette lutte jusqu’à s’engager directement contre le frère et les cousins du roi Nâssereddin Shâh. Il fixa également des taxes fixes pour les provinces, empêchant ainsi les taxations arbitraires des gouverneurs et seigneurs terriens.

Ces réformes poursuivies par des hommes comme Amir Kabir ou Sepahsâlâr furent toujours contrecarrées et ajournées et ne permirent finalement pas le développement global et durable du pays. Ceci dit, elles sont pourtant positives, car à situer dans le contexte général de leur époque : il ne faut pas oublier que la dynastie qâdjâre est parvenue au pouvoir dans un contexte historique décadent, dans lequel le pouvoir passait des mains d’un clan à un autre et le fondateur de cette dynastie, Aghâ Mohammad Khân Qâdjâr, ne se voyait pas autrement que comme un chef de clan. Considérant que cette mentalité clanique et tribale avait survécu jusqu’au XIXe siècle, il faut donc comprendre que l’essentiel de la royauté signifiait uniquement la lutte d’un chef de clan pour la conservation de sa domination sur l’ensemble des autres clans. Dans un tel système, modernité, légalité ou progrès étaient vides de sens. L’Iran était pour les Qâdjârs leur territoire personnel, qu’ils avaient conquis de haute lutte face aux autres clans.

Mirzâ Malcom Khân

Les efforts de réformes de ces rares personnalités politiques, malgré leur faiblesse et les difficultés de leur application, permirent donc malgré tout un certain renouveau de la société iranienne au bord de l’asphyxie, et conduisirent dans les décennies suivantes à la Révolution constitutionnelle et la transformation du pouvoir royal absolutiste en monarchie constitutionnelle. Cette révolution eut lieu après les réformes de ces hommes politiques et fut menée par des intellectuels qui étaient plus ou moins membres de l’élite privilégiée. Malgré l’échec de la modernisation définitive du pays, les réformes permirent cependant l’entrée de nouvelles idées politiques au sein de la société.

Pourtant, on ne peut que constater que l’Iran qâdjâr ne se modernisa pas et les efforts de développement demeurèrent finalement inachevés et sporadiques. Pourquoi, malgré ces tentatives, l’Iran ne s’engagea pas alors dans la voie du développement ?

L’une des raisons de cet échec réside dans l’optique de cette élite politique progressiste elle-même. Bien souvent, ces politiciens étaient des pragmatiques qui ne disposaient pas réellement d’une vision globale et d’une ligne de pensée déterminée et idéalisée. Aucun n’avait donc vraiment de plans de développement à long terme et par conséquent, leurs efforts étaient ponctuels et destinés à donner des résultats immédiats. C’est pourquoi leur stratégie de modernisation souffrait d’une contradiction grave ; contradiction entre le système absolutiste auxquels ils croyaient et appartenaient d’une part, et d’autre part, leur volonté de changement et de réforme de ce même système. On peut dire qu’ils n’avaient pas résolu les questions théoriques fondamentales du développement national. Un autre fait à constater est leur manière d’aborder et d’appliquer les réformes : aucun de ces réformateurs ne tenta de bénéficier d’un groupement idéologique politique partisan de leurs idées ou d’un travail d’équipe avec la collaboration de personnes capables et efficaces. Travaillant solitairement, ils ne faisaient que suivre le schéma culturel conventionnel. Mais la raison essentielle de cet échec réside dans les conditions sociopolitiques générales de leur époque, c’est-à-dire nommément la structure politique despotique et l’absence d’une indépendance nationale réelle.

La structure politique despotique

Durant l’ère qâdjâre, le pouvoir était intégralement concentré entre les mains de la personne du roi. Ce dernier, en tant que plus haute instance politique, pouvait intervenir en toute matière sans aucun contrôle. Même après la Révolution constitutionnelle et l’instauration d’instances de régulation comme l’assemblée nationale, cet état de fait demeurait. Dans un tel système, l’élite politique ne trouvait pas l’occasion de prendre des décisions et se contentait généralement d’obéir aveuglément au roi. Même les réformes n’étaient faites qu’au nom du roi. Les hommes politiques de cette période ne disposaient que de l’autonomie accordée par le roi et leur position également ne dépendait que de la faveur royale. Tous les citoyens iraniens étaient alors les serviteurs d’un roi qui pouvait disposer librement d’eux et leur devoir n’était pas de construire leur pays, mais uniquement d’obéir à la volonté royale. Ainsi, n’importe quelle tentative de développement, de réformes ou de modernisation devait absolument laisser de côté toutes ces prérogatives royales, qui étaient en soi la plus importante barrière contre le développement.

Aucun des rois qâdjârs ne montra non plus une volonté de changement, puisque tous ces rois se voyaient uniquement comme les héritiers du chef de clan Aghâ Mohammad Khân. Ils n’avaient aucun besoin de se soucier de l’opinion publique ou du bien-être de leurs sujets. Les carnets de voyage tenus par Mozaffareddin Shâh sont un bon exemple de cet état d’esprit. Ce roi qâdjâr voyagea en Europe plusieurs fois mais nulle part dans ses carnets, il ne montre de l’intérêt pour l’état de développement social, culturel et économique des pays d’Europe et ne fait pas la moindre comparaison. La seule chose qui paraît l’intéresser est le potentiel de divertissement que ce continent avait à offrir. Ainsi, on peut dire que l’une des raisons de l’échec de la modernisation globale de l’Iran qâdjâr est à chercher simplement dans l’absence d’une volonté de développement.

L’absence d’une autonomie et d’une indépendance nationale véritable

Au XIXe siècle, la concurrence des puissances coloniales, notamment la Russie, l’Angleterre et la France et leurs efforts pour atteindre de nouvelles zones d’influence stratégiques provoqua une ruée politique vers l’Iran affaibli de l’époque qâdjâre. Ainsi, l’Iran devint et demeura durablement un terrain de jeux politiques pour ces puissances. Après leurs victoires militaires et la signature des traités de Golestân et Torkamânchây, les Russes commencèrent à interférer dans les affaires iraniennes. On peut notamment citer comme exemple fort de cette ingérence l’existence de la Brigade cosaque qui fut, entre autres, responsable du canonnage de l’assemblée nationale et de l’exécution de dizaines de députés iraniens. L’Angleterre de son côté, s’immisça dans les affaires iraniennes au travers de contrats économiques, notamment pétroliers et de la corruption des hommes politiques iraniens et autres moyens de ce type, dont elle était coutumière. La protection et l’aide à l’élite corrompue, conservatrice et rétrograde, les tentatives d’assassinats, les complots et les moyens innombrables employés pour contrecarrer tout effort de développement – comme ce fut le cas avec l’assassinat d’Amir Kabir -, la mainmise sur le marché iranien et l’affaiblissement par tous les moyens de la production nationale, la répression féroce de tout mouvement contestataire et national, etc. sont parmi les activités menées par ces puissances pour empêcher tout changement de la situation iranienne.

Durant la période qâdjâre, le soutien d’un pays étranger jouait un rôle vital dans l’influence politique des hommes d’Etat. Les puissances coloniales choisissaient à ce titre des personnalités maniables, rétrogrades et naturellement attachées à tous les privilèges qu’un changement social leur aurait fait perdre. Dans ces conditions, l’alternance des idées et des hommes politiques ne se faisait pas et les hommes compétents ne pouvaient atteindre les hautes sphères du pouvoir. De plus, les rares hommes politiques d’envergure et de talent qui réussissaient à entrer dans la sphère gouvernementale en étaient très vite exclus, car dans la société qâdjâre, le camp des conservateurs et des privilégiés de tous genres bénéficiait d’un fort appui étranger et devait en échange prendre le parti des intérêts de ces pays contre ceux de l’Iran. Ce soutien bilatéral de l’élite conservatrice iranienne et des puissances coloniales était tel que, par exemple, le chancelier Aghâ Khân Nouri allait jusqu’à empêcher la publication des livres, de peur qu’un sentiment national ne s’éveille.

Ainsi, l’ingérence directe et indirecte des puissances coloniales a été également l’une des raisons importantes ayant empêché le développement durable du pays. Cette ingérence n’était pas seulement indirecte, mais comprenait directement des occupations militaires, le terrorisme, l’assassinat politique, la fomentation de troubles et la fermeture des trois premières sessions de la jeune assemblée nationale. Une autre forte ingérence étrangère concernait la mainmise quasi totale sur l’économie iranienne ralentissant ou empêchant définitivement l’application de nombreuses réformes et innovations.

L’intelligentsia de l’époque qâdjâre

Il est difficile de tracer une ligne nette entre l’élite politique réformatrice et la société intellectuelle de l’époque qâdjâre, et des personnalités comme Amir Kabir sont en même temps parfaitement intégrées dans le système politique qâdjâr et à considérer comme des intellectuels de la première génération. De façon générale, la classe des intellectuels comprenait des membres de la haute société qâdjâre ayant fait leurs études en Europe et qui souhaitait diffuser les idées politiques nouvelles et inconnues en Iran, telle que la laïcité, le libéralisme ou l’idée de progrès. On peut notamment citer les noms de Mirzâ Malcom Khân, Mirzâ Fath’Ali Akhoundzâdeh, Mirzâ Sâleh Shirâzi ou Mirzâ Aghâ Khân Nouri. L’essentiel de leurs exigences politiques consistait en la création d’organismes modernes et démocratiques, l’application de réformes politiques approfondies, la mise en place d’un gouvernement légal sur la base de la loi, l’élaboration d’une Constitution et le développement économique.

Cette intelligentsia a joué un rôle essentiel dans la présentation des idées modernes à la société iranienne et elle fut l’héritière principale de la Révolution constitutionnelle. Ainsi, la Constitution élaborée à cette époque se base principalement sur leurs idées. Durant les trois premières sessions de l’assemblée nouvellement constituée, et avec la création de partis politiques et la poursuite des libertés et droits civils, ces intellectuels permirent un net développement politique et social. Ceci dit, le résultat de ces efforts fut la prise du pouvoir par le dictateur Rezâ Pahlavi. On peut encore une fois constater une forme d’échec. Les raisons de cet échec sont à voir d’une part dans leur application des idées révolutionnaires et d’autre part, dans les barrières structurales sociales et les évènements sociaux et internationaux.

Mirzâ Aghâ Khân Nouri

Les déficiences de l’intelligentsia qâdjâre

En plus des divergences essentielles de points de vue quant aux principes directeurs d’un Etat constitutionnel avec les autres courants novateurs tels que le courant religieux et nationaliste, les intellectuels européanisés souffraient aussi de profondes dissensions internes qui les empêchaient d’adopter une ligne d’action cohérente pour le développement global de la société. Certains, comme Malcom Khân, étaient plus attentifs au développement technique des pays occidentaux et misaient sur une importation générale des attributs matériels de ce progrès technique. D’autres, comme Aghâ Khân Kermâni, s’intéressaient plutôt à la pensée occidentale et son évolution et voyaient le sauvetage de l’Iran dans un retour au prestigieux passé antique. Pour eux, seule la mise au rebut de toutes les traditions aurait permis un changement positif.

Avant et durant la Révolution constitutionnelle, l’essentiel des activités de ces intellectuels consistait à débattre et à diffuser les notions théoriques des Lumières telles que la liberté, l’égalité, la légalité, etc. Mais ils ne purent jamais organiser efficacement la Révolution et ses conséquences. En d’autres termes, tout en diagnostiquant assez justement les causes de la décadence de la société iranienne, cette intelligentsia ne put jamais offrir de solution adéquate et applicable. Les divergences internes les empêchèrent également de créer des partis politiques et des groupements nécessaires à un réel développement civil.

L’autre grande faiblesse de l’intelligentsia qâdjâre était son positionnement général quant à l’Europe. La grande majorité de ces intellectuels avait intégré la culture occidentale et les théories des penseurs européens sans y apporter la moindre évaluation critique. Cette soumission aveugle à une culture au passé et aux fondations différents de la culture iranienne ne pouvait que mener à un rejet social de la part de la majorité du peuple iranien et pire, aveugler ses intellectuels face aux réalités propres à la société iranienne. Cette intelligentsia influencée partait donc à la conquête du progrès dans une optique de dépendance absolue à des idées qui étaient souvent hors contexte dans l’Iran qâdjâr.

Cette idéalisation de la culture occidentale eut de nombreuses conséquences désastreuses dont l’une fut la formation d’un front national contre ces intellectuels occidentalisés, et rejetant en bloc toute forme de progrès, à cause de l’amalgame entre l’occidentalisation, rejetée, et le développement remarquable de la société occidentale, qui lui, pouvait être un modèle à reprendre. Une autre conséquence fut la séparation de cette classe intellectuelle d’avec le peuple iranien, attaché à une autre culture et qui appréhendait ces nouvelles pensées comme venant d’ailleurs et incompréhensibles. Ainsi, ce fossé entre l’intelligentsia et le peuple eut pour conséquence la marginalisation et l’affaiblissement de ces intellectuels, qui reçurent peu de soutien populaire pour l’application de leurs idées de progrès.

Une autre des faiblesses de l’intelligentsia qâdjâre résidait dans l’absence de définitions fixes des notions telles que liberté ou légalité, notions qui ont toujours un fort impact dans le développement d’une société. Ainsi, par exemple, la « légalité » ne fut jamais prise en compte comme notion capable et devant limiter la « liberté », ce qui conduisit après la Révolution constitutionnelle à des dérives sociales importantes, telles que l’augmentation de l’insécurité.

Les problèmes structuraux et les processus sociaux et internationaux

La structure absolutiste du pouvoir empêcha non seulement l’élite politique, mais aussi l’intelligentsia de donner toute la mesure de son potentiel. L’insatisfaction générée par l’inégalité des chances dans le pays était telle qu’elle devint rapidement une valeur dans la culture politique iranienne. Ainsi, les intellectuels se devaient de critiquer toute action gouvernementale, bénéfique ou non, par principe. C’est pourquoi plus que l’idée de développement et de progrès, ce fut la lutte contre le pouvoir en place qui occupa l’esprit des intellectuels de cette période. C’est-à-dire que l’absolutisme royal en Iran détourna l’intelligentsia d’une réflexion approfondie sur les besoins vitaux de la société iranienne et sur les problèmes théoriques de la question du développement.

Les évolutions internationales et les ingérences des puissances coloniales en Iran eurent également une forte influence sur l’échec des intellectuels iraniens. Les trois premières assemblées furent violemment interrompues par les étrangers. Ces évènements eurent des conséquences indirectes nombreuses. Par exemple, l’occupation de l’Iran durant la Première Guerre mondiale et la nécessité de la préservation de l’unité nationale poussa la question du développement politique au deuxième plan dans un premier temps, puis joua un rôle non négligeable dans l’acceptation du coup d’Etat de Rezâ Khân par cette classe sociale. D’autre part, l’occupation militaire de l’Iran provoqua une insécurité générale dans laquelle les intellectuels ne pouvaient plus s’exprimer.

Pour conclure, de nombreux éléments ont joué un rôle dans l’incapacité de l’intelligentsia qâdjâre à promouvoir un réel développement humain et politique en Iran, mais l’éloignement idéologique et culturel avec le peuple iranien et l’absence d’une ligne d’action commune sont les plus importantes raisons de cet échec.

Bibliographie :
- Eskandari Majid, Shahrâm Niâ, Amir Massoud, "Elal-e nâkâmi nokhbegân asr-e qâdjâr dar ravand-e toseh’e yâftegi-e Irân" (Les raisons de l’échec de l’élite qâdjâre dans le processus du développement de l’Iran), revue Yâs-e Râhbord, numéro 21, printemps 2011.


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