N° 80, juillet 2012

Urbanisme et architecture à l’époque qâdjâre
Entre tradition et modernité


Afsaneh Pourmazaheri, Esfandiar Esfandi


"L’architecture, c’est les traces de pas du temps sur l’espace."
Seyyed Hâdi Mirmirân, architecte iranien
(1945 Qazvin-2006 Berlin)

A l’époque de la dynastie qâdjâre qui a duré de 1781 à 1925, l’Iran connut un fort développement des arts et entra dans une période de stabilité politique relative, en comparaison aux périodes précédentes, notamment sous le règne de Fath-’Ali Shâh (1772-1834) et de Nâssereddin Shâh (1831-1896). L’art qâdjâr se caractérisa par une forte teinte européenne accompagnée d’une présence importante des iconographies, des formes traditionnelles et des techniques archaïques. La photographie, les peintures à l’huile sur toile de grande dimension, une architecture civile monumentale et la décentralisation urbaine contribuèrent à moderniser le pays, conformément aux vœux des rois qâdjârs, eux-mêmes avides de nouveautés. L’architecture fut assurément l’un des domaines où se fit très tôt sentir l’influence européenne. Partout dans le pays, on assista non seulement à la métamorphose des centres publics et des résidences particulières, mais également des places, des rues, des jardins, des bazars, etc. Le changement se fraya un chemin jusqu’à l’intimité même des Iraniens. On vit ainsi évoluer la culture populaire, celle de la couche aisée, et surtout celle de la noblesse iranienne. Il est donc certain que la rencontre de l’architecture qâdjâre avec le monde occidental donne à réfléchir. Jugée trop abrupte et immature par certains, elle achoppe sur l’apparente cohérence des formes architecturales de son époque. Le recul de l’histoire aidant, l’architecture de l’époque a néanmoins permis (et permet encore) de formuler de nombreuses questions, en sa qualité de point de jonction entre la tradition et la modernité, relatives aux modalités de cette greffe mal prise. Notre propos, moins ambitieux sur le plan des idées, se limitera à l’analyse des facteurs décisifs de formation de cette architecture dans son ensemble, et étudiera l’évolution formelle des différents domaines qui la constituent.

Les facteurs majeurs de la formation architecturale et urbanistique de l’époque qâdjâre

Mirzâ Mehdi Khân Shaghâghi

Les éléments architecturaux, majoritairement exogènes, étaient inspirés d’une tendance mondiale qui venait pour transformer radicalement, en Iran et ailleurs, les modes de vie urbains. Un tel changement exigeait néanmoins un terrain propice.

L’une des principales causes de l’augmentation de l’influence architecturale étrangère, notamment occidentale, en Iran fut le nombre important de voyages effectués par la noblesse iranienne, mais également la visite des ambassadeurs iraniens en Europe ainsi qu’en Turquie, en Egypte et à Paris à l’occasion de l’exposition universelle de 1900. L’impact visuel de ces lieux nouvellement découverts sur le roi et sur ses compagnons constitua le moment inaugural de l’apparition, en Iran, d’une architecture idéaliste, particulièrement ambitieuse, mais qui fut le résultat d’une compréhension superficielle des modèles originaux. De plus, ces nouvelles conceptions des espaces construits étaient en totale contradiction avec la vie iranienne de l’époque.

Parallèlement à ces changements, les architectes russes et arméniens entretenaient à l’intérieur de leurs frontières des travaux de construction à l’européenne avant même que cette idée novatrice ne soit concrètement réalisée en Iran. [1] Ce décalque prit son essor à l’époque de Mozaffareddin Shâh qui lui, était inspiré par les cartes postales et les photos qui lui parvenaient de l’étranger - ce qui interdisait aux architectes d’accéder aux détails minutieux et pourtant fondamentaux des structures qu’ils visualisaient chichement. On se remémore ainsi l’architecture de cette période en évoquant l’image d’ « une robe mal cousue » et mal ajustée à la société traditionnelle de l’époque. [2] Quoi qu’il en soit, ces transformations, marquées notamment par les travaux haussmanniens de la fin du XIXe siècle à Paris, et renforcées par le penchant du roi Nâssereddin Shâh pour la modernité, aboutirent au développement rapide de l’urbanisme en Iran. D’après Jean Degerni, "la gloire de Paris inspira les mouvements architecturaux à Istanbul et au Caire, et l’exposition universelle ouvrit la voie vers des changements radicaux à Téhéran. L’ambassadeur iranien à Istanbul, ébloui par les avancées urbaines en Turquie, incita le roi d’Iran à visiter Paris et cela constitua un tournant dans le destin prospère de la capitale." [3]

Mosquée du Shâh

Il est vrai que la révolution industrielle, et les mutations économiques, commerciales, politiques, sociétales et environnementales qui en découlèrent et bouleversèrent l’Occident atteignaient peu à peu au début du XXe siècle les pays de tiers monde en les forçant, souvent à leur corps défendant, à assimiler de nouvelles manières d’être. Etant donné que le long règne de la dynastie qâdjâre coïncida avec la Révolution française, la Révolution industrielle, la colonisation de l’Occident et la naissance du capitalisme dans le monde, l’Iran, comme d’autres pays orientaux, fut très tôt la cible des mouvements expansionnistes et de l’appétit des « exploiteurs » occidentaux. Pris de court, le pays céda en quelque sorte « à l’amiable » aux changements imposés, notamment dans l’industrie, l’économie et le commerce. [4]

Avec de nouveaux modes de vie, de nouveaux besoins surgirent et par conséquent de nouvelles hiérarchies juridiques et civiques virent le jour. Des usines furent construites en vue de produire en grandes quantités des produits manufacturés destinés à la population. Pour ce qui est de l’urbanisme et de l’art architectural, la mauvaise situation économique et le manque d’infrastructures administratives de contrôle (sauf à l’époque de Nâssereddin Shâh) auxquels il convient d’ajouter une bonne dose d’ignorance, des plans approximatifs et la qualité médiocre des matériaux de construction, firent que les édifices construits sous Fath-’Ali Shâh Qâdjâr ne passèrent pas (pour la plupart) à la postérité. [5]

Palais Lâleh-zâr

Selon James Justinian Morier ((1780-1849) diplomate, voyageur et écrivain britannique connu notamment pour ses écrits sur la Perse et surtout pour son Histoire de Hadji Bâbâ), l’un des reproches que l’on peut formuler à l’encontre du Téhéran de cette époque, c’est la rareté des bâtiments architecturaux imposants dans la capitale, mais aussi les ruelles étroites et sombres et les caniveaux malpropres. [6] Cette situation fournira un bon prétexte pour accueillir l’architecture occidentale qui apportait avec elle l’espoir de remettre la capitale en état. Sous Nâssereddin Shâh Qâdjâr, on commença d’une part à envoyer des étudiants en France et d’autre part, à inviter des enseignants spécialisés dans divers domaines et leur confier des cours à l’école Dâr-ol-Fonoun. La sensibilité des problématiques liées à l’urbanisme à Téhéran orienta tout particulièrement les regards vers l’architecture et l’urbanisme.

A la manière d’Amir Kabir, Mirzâ Hossein Khân Sepahsâlâr entreprit d’accomplir des réformes autant politiques que sociales. Il réalisa que la seule façon d’atteindre ses objectifs était de placer Nâssereddin Shâh au contact de l’Occident, ce qui fut fait. Il vint alors à l’esprit du monarque de renouveler les infrastructures et l’image de son pays en commençant par la capitale. Ces transformations éveillèrent le mécontentement du peuple qui considérait cette approche nouvelle de la physionomie sociale et politique du pays trop brusque, voire inadmissible. Par exemple, les maktabkhânehs, écoles religieuses traditionnelles iraniennes, venaient de perdre leur statut administratif et populaire et s’étaient vu remplacer par des écoles à l’européenne. [7]

Rue de Tcherâgh-Gâz

Parmi les premiers architectes ayant fait leurs études en Europe, on peut citer leur porte-drapeau Mirzâ Mehdi Khân Shaghâghi. Dès son retour de France, il assuma la fonction de me’mârbâshi-e darbâr (architecte personnel de la cour) du roi Nâssereddin Shâh. Il conçut ainsi et entre autres le plan du palais Firouzeh (Turquoise), et prit en charge sa construction. [8] Mirzâ Rezâ-ye Mohandes-Bâshi fut l’autre architecte de renom qui entreprit sous Fath-’Ali Khân Qâdjâr un voyage à destination de l’Angleterre en vue de se spécialiser dans l’étude des fortifications, des forteresses et des citadelles. Une fois de retour, il prit en main la construction de quelques édifices, notamment celui du Dâr-ol-Fonoun qui accueillit les jeunes étudiants iraniens dès son inauguration, c’est-à-dire en 1851. [9]

Ce n’est qu’à la suite de ces premiers voyages d’architectes que les anciens savoir-faire en matière d’architecture cédèrent leur place à des recettes importées, autrement dit, à une vision issue de la technologie occidentale. Pour la première fois, l’utilisation de documents préparatoires, à savoir, de plans et de schémas préalablement à la construction s’avéra indispensable. La mise en application des projets était désormais confiée à une seule et même personne, rendant ainsi caduque le traditionnel système de transmission du savoir qui passait jusqu’alors sans transition du maître à l’élève. Il faut également ajouter que la présence des professeurs étrangers, notamment français à Dâr-ol-Fonoun, transforma le regard porté sur cette discipline. Pourtant il ne faut pas oublier que des architectes étrangers tels que Bِhler et Kastigler étaient déjà présents sous les Safavides. Cependant, ces derniers œuvraient à partir des consignes directes du roi, sans aucune marge de manœuvre.

L’apparition de la calèche et de la locomotive, ainsi que leur intégration immédiate au réseau de transport de l’époque fut un autre point culminant dans l’évolution globale du pays. Ces moyens de transport « de luxe » ne furent tout d’abord qu’à la disposition de la famille royale et de la noblesse. La couche aisée de la société y accéda bien avant le grand public. L’arrivée de nouveaux moyens de transport posa de manière épineuse le problème de la physionomie traditionnelle de la ville. Les rues étroites, longues et serpentines n’étaient guère propices au passage de nouveaux moyens de transport, d’où la création des quartiers modernes dans le nord de Téhéran avec leurs rues plus vastes et droites pour faciliter la circulation rapide dans la ville. Téhéran se scinda. Une ancienne ville et une nouvelle ville en résultèrent - la seconde étant réservée aux nantis. La création d’une ville moderne, quoi que rudimentaire eu égard aux changements ultérieurs, ouvrit la voie à la modernisation de l’Iran. Sous Nâssereddin Shâh, la fondation du chemin de fer, symbole du progrès économique de l’Iran, conduisit le roi qâdjâr à signer de nombreux traités avec les pays industrialisés de l’époque, dont quelques-uns seulement furent concrétisés. [10]

Outre ces principaux facteurs, d’autres éléments en apparence contingents, furent décisifs au développement architectural du pays. En premier lieu, les conséquences de la Révolution constitutionnelle qui aboutit à la création des écoles et des centres éducatifs modernes alors qu’à l’opposé, l’hypocrisie des rois qâdjârs et leur politique incertaine vis-à-vis de la communauté religieuse orientait l’argent du pays vers la restauration des sites religieux et la construction des écoles pour les oulémas. [11]

Tekyeh-ye Dowlat

L’évolution et les particularités de l’urbanisme à l’époque qâdjâre

Les premiers travaux de l’urbanisme moderne en Iran datent de l’époque ilkhanide, sous Ghâzân Khân, en 1295. A l’époque, on accordait déjà certaines facilités à ceux qui entreprenaient des travaux de construction d’envergure. Plus tard, sous les Safavides, Shâh ’Abbâs offrit une âme nouvelle à Ispahan, sa capitale, à la suite de ses programmes intenses d’urbanisme. [12]

La construction de boulevards et de vastes rues, de parcs et de jardins publics, de nombreux ponts et d’immenses places ; voilà les projets de Shâh ’Abbâs qui plus tard inspirèrent l’urbanisme de l’époque qâdjâre. Il est intéressant de noter que les travaux antérieurs à la période qâdjâre étaient basés sur un mode de vie traditionnel. Téhéran, pour sa part, fut reconstruite suivant les critères modernes de l’urbanisme après avoir été promue capitale de l’Iran. Elle se développa sous Fath-’Ali Shâh (Mosquée du Shâh, Jardin du Shâh, Palais qâdjâr et Palais Lâleh-zâr), mais entra dans sa phase de modernisation définitive sous le règne de Nâssereddin Shâh, avec notamment la destruction de sa vielle muraille, le tout entrainant de profonds changements dans le mode de vie de la population.

Mosquée de Sepahsâlâr, place de Bahârestân

De manière générale, l’identité de la ville au cours du XIXe siècle resta à peu près le même qu’à l’époque safavide [13], alors même que les grands bouleversements de l’économie mondiale exigeaient déjà de redéfinir progressivement les espaces urbains. Un coup d’œil à une carte de Téhéran datant de 1906 en révèle le caractère moyenâgeux. Toutefois, comme on vient de le dire, dans la carte élaborée en 1912 par les soins du français Bِhler, on peut observer quelques changements au niveau de l’emplacement des centres administratifs, mais également l’aménagement de grandes places et de vastes boulevards. La vieille muraille de la ville fut détruite et remplacée par une nouvelle muraille octogonale inspirée du Paris de la Renaissance, et possédant douze portails gigantesques. [14]
Pour ce faire, on chargea Mirzâ Yousef Mostowfi al-Mamâlek et Mirzâ Eisâ, le ministre de Dâr-ol-Khalâfeh (la capitale) de réunir des architectes et des ingénieurs afin de préciser la superficie de la ville, de définir les limites de la muraille, l’emplacement des portails et la profondeur de la tranchée, le tout sous la surveillance de Bِhler. [15]

Mirzâ Yousef Mostowfi al-Mamâlek

Bien sûr, cette nouvelle structure ne vint guère interférer avec celle des quartiers anciens qui continuèrent à prospérer en vase clos, selon les critères d’antan, en formant ainsi de petits îlots semi-autonomes. Le résultat en fut l’apparition, à Téhéran, de deux types d’espace (et partant, de communautés au sens large) qui chacun représente (aujourd’hui encore) un aspect de la nouvelle société iranienne : les quartiers nord de la ville (mahalleh-ye fara-dastân) et le sud (forou-dastân), à l’exemple du Tchâleh-meydân. [16]

Suite à ces changements et pour répondre aux besoins des quartiers, les services sociaux se multiplièrent et le tissu urbain se métamorphosa pour s’ouvrir vers l’extérieur. Dans les quartiers du nord, le luxe et l’aisance, le développement et la modernité entrainèrent une forme de rivalité entre les habitants qui déboucha à la construction d’énormes manoirs et jardins privés. Ce nouveau visage de la ville n’était pourtant pas fait pour durer, contrairement à certaines autres villes modernisées comme Delhi, Rabat, Saigon, et même certaines villes européennes. Le manque flagrant d’encadrement administratif et le traditionalisme des Iraniens aidant, on vit surgir, comme autant de champignons sauvages, de petits bourgs mal définis aux alentours des quartiers riches.

Quant au réseau routier, il fut le siège d’une vraie révolution. Pour la première fois dans l’histoire du pays, les voies routières furent véritablement identifiées, ainsi que leur emploi spécifique et des plans pratiques et détaillés, conformes à la volonté de renaissance urbaine du pays. (Ce mouvement commença sous Fath-’Ali Shâh où le besoin d’espace amena les constructeurs à aménager des fenêtres donnant sur les bazars ou les rues, et à transformer les rez-de-chaussée en magasins.) [17] Les rues modernes respectaient fidèlement deux principes généraux : le premier inspiré de l’école d’Ispahan, conformément auquel les rues étaient dotées de boisements et de ruisseaux des deux côtés, à l’exemple de la rue ’Alâ-od-Dowleh. Le second, influencé cette fois par le modèle français, imposait des constructions donnant toutes sur rue et formant ainsi un alignement de bâtiments, à l’image des rues Marizkhâneh, Tcherâgh-Gâz et Nâsserieh. [18] A travers ces changements, et avec la dispersion des magasins et des centres de commerce partout en ville, le rôle du bazar et des centres religieux alla progressivement en s’affaiblissant au profit des centres éducatifs et des institutions publiques. [19]

Il faut également tenir en compte du fait qu’avec l’élargissement des rues, l’augmentation des moyens de transport et des édifices publics, notamment le bureau du télégraphe, le bureau des postes, le bâtiment du Shams-ol-’Emâreh, la Tour de l’horloge, le Tekyeh-ye Dowlat, les salles de spectacle, les hôtels, les jardins publics, etc. le changement de physionomie de la ville devenait inévitable.

Avec la modification du concept de « place », on assista concrètement à la redéfinition du statut des places qui s’étaient formées, dans le tissu traditionnel de la ville, au croisement des ruelles où se croisaient, s’échangeaient et se partageaient les chargements destinés aux caravansérails. Les places qui, comme à Ispahan, accueillaient des monuments, la mosquée, le bazar, le palais et l’école religieuse, notamment sous les Safavides, virent sous les Qâdjârs fleurir autour d’elles les édifices modernes dont le bureau du télégraphe, le bureau de poste, les salles de spectacle, la banque, la gendarmerie, les hôpitaux, etc. On retiendra à ce propos les noms des places Toupkhâneh, Bahârestân, Mashgh et Arg. [20] Notons l’importance accordée aux édifices publics non-religieux notamment la banque, qui fut érigée comme un vrai monument, sur la place Toupkhâneh, et que l’on pouvait à l’époque considérer comme étant le symbole le plus important de l’Etat moderne. [21]

Ainsi, sous les Qâdjârs, les grandes mosquées cédèrent leur place à la banque ou aux établissements publiques. Ce qui ne parvint guère à porter atteinte à la religiosité de la population, en particulier des couches populaires. Ainsi, afin d’organiser les cérémonies religieuses, on se tourna vers les hosseiniehs et les tekyehs ; petites structures (en comparaison aux mosquées) où les adeptes se réunissaient à l’occasion des cérémonies de deuil des Imâms chiites ou bien pour voir le ta’zieh, les récits relatant la vie et la mort des saints. En 1897, on comptait au moins trente tekyehs à Téhéran, répartis notamment dans les quartiers pauvres. [22]

Les sites en voie de changement et leurs caractéristiques

Au début du XXe siècle et avec la pénétration graduelle de la culture occidentale en Iran, de nouvelles couches sociales apparurent dont la plus manifeste fut la couche moyenne, à savoir les employés, les professeurs, les ouvriers, autrement dit les fonctionnaires ou salariés de l’Etat. La présence des éléments occidentaux dans le quotidien de cette masse populaire entraîna bientôt des changements ostensibles dans la culture, les comportements sociaux et les besoins de la société. Cette évolution exigea, à son tour, de nouveaux espaces. Ceux-ci furent d’abord importés en qualité d’éléments exogènes, mais au fur et à mesure, après assimilation, parvinrent à pénétrer les différentes strates de l’existence des Iraniens. Cette phase de transition marqua l’Iran notamment vers la fin du règne de Fath-’Ali Shâh, pour se consolider par la suite. [23] L’évolution entama alors son rythme de croisière pour emporter avec elle la vieille tradition architecturale, tant et si bien que vers la fin de la dynastie qâdjâre, il ne subsistait presque rien de l’architecture millénaire du pays. C’est pourquoi par la suite et ce, jusqu’à aujourd’hui, on prit l’habitude de nommer cette période « ère d’ouverture », de « transition » et parfois du début véritable de l’« interaction », en terre iranienne, entre l’Orient et l’Occident.

De manière générale, on peut partager la période architecturale moderne de Téhéran en quatre parties transitoires dont deux appartiennent aux Qâdjârs et deux autres à l’époque pahlavi. Sous les Qâdjârs, dans un premier temps, les plans généraux typiquement iraniens furent accompagnés par un maniérisme à l’européenne plutôt marginal. Dans un second temps, la structure, le plan et les détails des ouvrages furent ouvertement importés et imprégnèrent le style de vie iranien. Leur combinaison conféra un aspect nouveau à l’architecture iranienne, longtemps sclérosée. [24]

Au cours de cette période, des monuments grandioses et gigantesques, d’immenses horloges par exemple, de hauts édifices et autres lieux publics, constituèrent un bon socle pour accueillir des éléments décoratifs plus petits comme des toits à deux versants, des porches, des balcons, des escaliers, etc. Ceux-ci vinrent ainsi modifier une grande partie des formes anciennes.

Les bâtiments de l’époque se divisent en quatre catégories, selon leur usage et leur identité urbaine :

1. Les écoles et centres religieux comme les howzehs

A la fin du XVIIIe siècle, avec l’arrivée au pouvoir des Qâdjârs, la construction de lieux religieux, de mosquées, de tekyehs et de centres d’études religieuses se multiplia partout dans la ville. On consacra, en outre, d’importantes sommes à la reconstruction et la restauration des lieux sacrés, notamment des mosquées et des mausolées. [25] L’emploi de petits morceaux de miroir à l’intérieur des mosquées et des palais signala un apport étranger. Plus tard l’usage des gerehs ou des carreaux sur les murs accompagnés par de beaux miroirs, conféra une identité purement irano-musulmane à ce genre de structure. Bien que les Qâdjârs n’aient guère fait preuve d’expertise en matière de construction, ils permirent le développement rapide de la décoration intérieure (plâtre et miroirs). [26]

Palais du Golestân

2. Les palais et les châteaux

Parmi les bâtiments continuellement construits sous les Qâdjârs, nous pouvons également citer les palais et les châteaux, notamment le palais de Golestân, le palais Turquoise et Shams-ol-’Emâreh. Ce genre de structure n’a pas non plus résisté aux changements à l’influence européenne. Pourtant, contrairement aux centres religieux, elle n’a pas subi de modifications significatives vis-à-vis de l’influence de l’architecture persane. Ainsi elle resta plutôt « étrangère » et plus européenne qu’iranienne. Des murs couverts de miroirs en morceaux, encadrés par des plâtres finement décorés, des colonnes et des chapiteaux en marbre, les peintures murales couvrant tout l’intérieur avec des thèmes majoritairement historiques (les couronnements et les guerres) ainsi que les portraits personnels des rois, des paysages et la nature accompagnés d’objets décoratifs en marbre et en bronze, des vitraux colorés à l’intérieur, etc. sont symboliques de cette époque. L’extérieur avait également une apparence très agréable avec de beaux jardins couverts de gazon, de fleurs de toutes les couleurs et de hauts arbres décoratifs (peupliers et sapins) et fruitiers (noyers, oliviers, pommiers, poiriers, etc.) associés avec des bassins bleus azurs, rectangulaires au centre et dans les coins, aux côtés de bancs qui se rejoignaient par des sentiers tout autour du jardin. De grands porches et de larges marches devant l’édifice, d’immenses salons et vestibules avec des escaliers principaux, des poêles muraux, des toits à deux versants, de grandes fenêtres panoramiques donnant sur les jardins constituent d’autres éléments de l’architecture qâdjâre. En observant tous ces détails, on peut sans doute considérer les palais de l’époque comme les symboles incontestables de la modernité à l’européenne, résultant du penchant excessif des rois et de la noblesse qâdjârs pour le luxe et la vie moderne. Cette attirance fut telle qu’elle amena Nâssereddin Shâh à ordonner la construction du premier bâtiment haut de Téhéran, le Farhangestân, une fois de plus à partir des cartes postales qu’il avait à sa disposition avant même son voyage en Europe. [27] Quant au Château Khâbgâh, il fut construit entièrement en style européen mais fut inspiré dans ses moindres détails du palais Dolmabahçe de l’époque ottomane. [28]

3. Les maisons et l’architecture résidentielle

On appelle aussi l’époque qâdjâre, « l’ère de l’architecture résidentielle » car en raison de l’augmentation de la population urbaine, elle fut propice à la construction de logements particuliers. Le développement des constructions et la mauvaise situation économique n’entraînèrent pas de changements visibles ni dans la forme ni dans la qualité des maisons individuelles. Ainsi, les quartiers populaires conservèrent les formes anciennes en s’agrandissant de plus en plus. La physionomie des quartiers populaires (maisons fermées vers l’extérieur donnant sur les cours principales au centre) se distingua de plus en plus de celle des quartiers modernes (villas, manoirs, kolâh-faranguis, palais, etc.) ; se situant d’habitude au milieu d’un vaste jardin et donnant sur tous les côtés. [29]

Maison de Ghavâm

Pourtant, la construction traditionnelle des bâtiments n’empêcha pas les gens de toutes les couches sociales d’utiliser les éléments modernes. Bref après quelques années, la table, le lit, le canapé, etc. devinrent des objets courants de la vie de tous les jours avec la seule différence qu’ils ne correspondaient pas à l’usage qu’on en faisait dans le contexte coutumier iranien. En Iran, on ne s’était pas habitué à se servir d’éléments stabilisés dans la maison et les meubles changeaient d’usage et de place d’après la saison, tandis que dans le nouveau contexte tout exigeait un lieu et un usage permanent. Ces meubles fixés à leur emplacement par leur usage ont créé petit à petit des plans architecturaux singuliers, découpant ainsi un grand espace, comme la salle à manger, le coin séjour, la chambre, le bureau, la salle de bain, le grenier, le placard, etc. La maison de Ghavâm est un bon exemple d’édifices modernes. [30] Le meilleur exemple de maisons fermées vers l’extérieur et donnant sur une cour principale à l’intérieur est sans doute la demeure des Boroudjerdi à Kâshân. Ce genre de maisons continua à exister jusqu’à la fin de l’époque qâdjâre. [31] Sous Nâssereddin Shâh, dès qu’une famille s’enrichissait, elle faisait détruire son ancienne maison et en faisait bâtir une nouvelle, beaucoup plus spacieuse, et qui permettait de réunir toute la famille. De cette façon, cette dernière s’appropriait en quelque sorte un quartier entier. [32]

4. Les nouveaux bâtiments publics

Les nouveaux espaces publics (infirmerie, ambassade, armurerie, etc.) utilisèrent d’abord les anciens édifices. Mais on construisit bientôt des édifices correspondant à ces usages, en essayant, à travers les matériaux utilisés, de leur conserver une teinte iranienne. Prenons l’exemple du bâtiment de l’Assemblée Nationale, des gares, des écoles Ferdowsi et Alborz et surtout du Tekyeh de Dowlat. Ce dernier bâtiment fut érigé par les soins de Mo’ayyer-ol-Molk sous Nâssereddin Shâh d’après le plan de l’Opéra Garnier de Paris, mais ne ressemblait pas, comme on pouvait s’y attendre, à son prototype. [33] Le Tekyeh de Dolwat fut un lieu de rassemblement pour le peuple au moment des deuils. Les gens s’y rendaient majoritairement pour assister au ta’zieh. Il aida grandement à l’apparition et à l’augmentation quantitative des lieux de rassemblement religieux plus petits, c’est-à-dire les hosseiniehs et les tekyehs. [34]

Voici la liste de quelques-uns des édifices construits sous les Qâdjârs :

Les Jardins et le palais du Golestân, les jardins et le palais Sâheb-gharânyeh, le jardin et le château de Saltanat-Abâd, le jardin et le château de Bahârestân, le jardin et le château de Nezâmyeh, l’école et la mosquée Sepahsâlâr, le parc de Mirzâ-’Ali Khân Amin-od-Dowleh, le Jardin et le château de Mas’oudyeh, le jardin de Hassan-Abâd, le Jardin et le château Amiryeh, le monument Sar-e Ghabr-e Aghâ, la place Amin-ol-Soltân, le jardin de Ferdows, le Shams-ol-’Emâreh, le Bazar des forgerons, le Bazar des chaudronniers, de Marvi, de Nayeb-ol-Saltaneh, le quartier Khâni-Abâd, le quartier Ghanât-Abâd, le quartier Pâ-Tchenâr, le quartier du Bazar et du God Zanbour Khâneh.

Monument de Shams-ol-’Emâreh,

Pour finir il faut rappeler que malgré le traditionalisme des villes, les Qâdjârs parvinrent à imposer progressivement des éléments modernes, pour finalement transformer leur visage. Cette démarche de modernisation se poursuivit avec plus de radicalité sous les Pahlavis. Néanmoins, les mosquées, les bazars et les autres symboles de la vieille capitale perdurèrent en se diluant dans la nouvelle structure urbaine pour garantir leur survie. Malgré les modifications visibles et les transformations parfois choquantes du corps urbain et de l’apparence architecturale de la ville, avant les années 1940, un courant de l’architecture moderne assez consistant parvint à prendre pied dans le pays, en s’associant ainsi aux valeurs architecturales iraniennes traditionnelles. [35]

Bibliographie :(ouvrages non cités dans les notes)
- Bozorgmehri, Zohreh, "Shiveh-ye esfahâni" (Le style ispahanais), Tome 1, colloque d’Arg -e Bam, 2009.
- Falâmaki, Mohammad-Mansour, Baz zendeh sâzi-e banâhâ va shahr hây-e târikhi (Restauration des édifices et des villes historiques), éd. Université de Téhéran, Téhéran, 2005, chapitre 8.
- Kâmravâ, Mohammad-’Ali, Zendegui-e jadid kâlbod-e ghadim (Nouvelle vie, ancien corps), éd. Université de Téhéran, 1993.

Notes

[1Pâkdâman, Behrouz, Negâhi be gerâyesh-hâye me’mâri dar tehrân (Regard sur les tendances architecturales à Téhéran), éd. Ketâb-e Tehrân, No. 4, printemps 1992, p. 54.

[2Mirmirân, Seyyed Hâdi, Sâremi, ’Ali-Akbar, Negâhi be me’mâri-e emrouz-e irân va jahân (Regard sur l’architecture contemporaine en Iran et dans le monde), Ed. Abâdi, no 4, printemps 1992, p. 21.

[3Degerni, Jean, Les changements de l’Iran à la fin du XIXe siècle (titre persan : Degargouni-hâye irân dar avâkher-e gharn-e 19), Revue d’architecture et d’urbanisme, No. 6, 1996, p. 123.

[4Falamaki, Mohammad-Mansour, Bâz zendeh sâzi-e banâhâ va shahr-hâye târikhi (Restaurations des édifices et des villes historiques), éd. Université de Téhéran, Téhéran, 2005, p. 134.

[5Radjabi, Parviz, Me’mâri-e irân dar ’asr-e pahlavi (L’architecture de l’Iran sous les Pahlavis), éd. Université de Téhéran, Téhéran, 1976, p. 31.

[6Soltânzâdeh, Hossein, Moghadameh-i bar târikh-e shahr va shahr nechini dar Irân (Introduction à l’histoire de la ville et de l’urbanisme en Iran), éd. Amir Kabir, Téhéran, 1999, p. 154.

[7Soltânizâdeh, Hossein, Moghadameh-i bar târikh-e shahr va shahr neshini dar Irân (Introduction à l’histoire de la ville et de l’urbanisation en Iran), éd. Amir Kabir, Téhéran, 1999, p. 170.

[8Mohsenin, Mohammad-Rezâ, "Avvalin arshitekt-e tahsil kardeh-ye irân" (Le premier architecte instruit d’Iran), Revue Abâdi, No. 8, deuxième année, printemps 1993, pp. 19-20.

[9Keyvanfar, Djamshid, "Avvalin mohandes-e tahsil kardeh-ye oroupâ : Mirzâ Rezâ-ye Mohandes-bâshi "(Le premier ingénieur éduqué en Europe : Mirzâ Rezâ-ye Mohandes-bâshi), Revue Sâkhtemân, No. 12, été 1989, pp. 49-50.

[10Niri Razavi, ’Abdol-Rezâ, "Râh-âhan dar iran" (Le chemin de fer en Iran), Revue Sâkhtemân, No. 4.

[11Pâkzâd, Djahân-Shâh, Târikh-e shahr va shahr neshini dar irân (Histoire de la ville et de l’urbanisme en Iran), éd. Armân-shahr, Téhéran, 2011, p. 168.

[12Ibid., p. 221.

[13Habibi, Seyyed Mohsen, Az shâr tâ shahr (Du bourg à la ville), éd. Université de Téhéran, 2011, p. 121.

[14Yahyâ, Zakâ, Târikhtcheh-ye sâlkhtemân-hâye arge saltanati-e tehrân va râhnamâ-ye kâkh-e golestân (Histoire des édifices de la citadelle royale de Téhéran et le guide du Palais Golestân), éd. Enteshârât-e andjoman-e âsâr-e melli, Téhéran, 1970, p. 15.

[15Faghih, Nasrine, "Târikhtcheh-ye mokhtasari az naghsheh-ye shahr-e tehrân (Historique succinct de la carte de la ville de Téhéran), Revue Me’mâri va Honar, No. 4, 2007.

[16Habibi, Seyyed Mohsen, Az shâr tâ shahr (Du bourg à la ville), éd. Université de Téhéran, 2011, p. 130.

[17Pirniâ, Mohammad-Karim, Shiveh-hâye me’mâri-e irân (Les méthodes architecturales en Iran), Téhéran, éd. Honar-e Eslâmi, 2002, p. 54.

[18Habibi, Seyyed Mohsen, Az shâr tâ shahr (Du bourg à la ville), éd. Université de Téhéran, 2011, p. 131.

[19Pâkzâd, Djahân-Shâh, Târikh-e shahr va shahr neshini dar irân (Histoire de la ville et de l’urbanisme en Iran), éd. Armân-shahr, Téhéran, 2011, p. 298.

[20Habibi, Seyyed Mohsen, Az shâr tâ shahr (Du bourg à la ville), éd. Université de Téhéran, 2011, p. 135.

[21Faghih, Nasrine, "Târikhtcheh-ye mokhtasari az naghsheh-ye shahr-e tehrân" (Historique succinct de la carte de la ville de Téhéran), Revue Me’mâri va Honar, No. 4, 2007, p. 39.

[22Soltân-Zâdeh, Hossein, Ravand-e shekl-guiri-e shahr va marâkez-e mazhabi dar irân (Evolution de la formation des villes et des centres religieux en Iran), éd. Agâh, Téhéran, 1983, p. 147.

[23Radjabi, Parviz, Me’mâri-e irân dar ’asr-e pahlavi (L’architecture de l’Iran sous les Pahlavis), éd. Université de Téhéran, Téhéran, 1976, p. 29.

[24Safâmanesh, Kâmrân ; Monâdizâdeh, Behrouz, "Simâ-ye shahri-e tehrân-e mo’âser" (Le visage urbain du Téhéran contemporain), Revue Shahr va Shahr-sâzi, 2011, No. 6-7, p. 58.

[25Gerni, Jean de, "Degargouni-hâye tehrân dar avâkher-e gharn-e nouzdahom (Les transformations de Téhéran à la fin du XIXe siècle), Revue Me’mâri va shahr-sâzi, 4ème année, 2010, No. 6-7.

[26Mossavar-Zâdeh, ’Ali-Asghar, Mémoire en décoration en miroir, mémoire pour l’obtention du titre de master en arts plastiques, Université des beaux-arts, p. 175.

[27Yahyâ, Zakâ, Târikhtcheh-ye sâlkhtemân-hâye arg-e saltanati-e tehrân va râhnamâ-ye kâkh-e golestân (Histoire des édifices de la citadelle royale de Téhéran et le guide du Palais Golestân), éd. Enteshârât-e andjoman-e âsâr-e melli, Téhéran, 1970, p. 270.

[28Ibid., p. 254.

[29Faghih, Nasrine, "Târikhtcheh-ye mokhtasari az naghsheh-ye shahr-e tehrân" (Historique succinct sur la carte de la ville de Téhéran, Revue Me’mâri va Honar, No. 4, 2007, p. 39.

[30Mostowfi, ’Abdollâh, Sharh-e zendegâni-e man (Histoire de ma vie), éd. Hermes, Téhéran, 2007, pp. 70-78.

[31Sâremi, ’Ali-Akbar, "No sâkhtan-e me’mâri-e gozashtegân va bâz sâkhtan ya elhâm az gozashtegân" (La rénovation de l’architecture des anciens et la restauration ou l’inspiration tirée des anciens), Revue Me’mâri va Shahr-sâzi, No. 12, p. 12.

[32Mirmirân, Seyyed Hâdi, Revue Me’mâri va shahr-sâzi, No. 17, p. 14.

[33Zakâ, Yahyâ, Târikhtcheh-ye sâkhtemân-hâye arg-e saltanati (Histoire des édifices de la capitale royale et la guide du palais Golestân), p. 294.

[34Soltânizâdeh, Hossein, Moghadameh-i bar târikh-e shahr va shahr neshini dar Iran (Introduction à l’histoire de la ville et à l’urbanisme en Iran), éd. Amir Kabir, Téhéran, 1999, p. 129.

[35Sâremi, ’Ali-Akbar, "No sâkhtan-e memâri-e gozashtegân va bâz sâkhtan ya elhâm az gozashtegân" (La rénovation de l’architecture des anciens et la restauration ou l’inspiration tirée des anciens), Revue Me’mâri va Shahr-sâzi, No. 12.


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