N° 83, octobre 2012

Le roman en français des écrivaines iraniennes :
l’exemple du Cimetière de verre de Sorour Kasmaï


Laetitia Nanquette


Après la révolution islamique de 1979, des écrivaines iraniennes ont émergé sur le devant de la scène littéraire mondiale. Cet article traitera du roman d’une Iranienne vivant en France et écrivant en français, Le cimetière de verre de Sorour Kasmaï. Il s’agira de faire une explication de texte centrée sur le lexique et la structure narrative pour montrer en quoi le choix de la langue française est déterminant dans la composition de l’œuvre comme roman. Le cimetière de verre apparaît représentatif d’une écriture féminine iranienne utilisant les langues européennes pour s’approprier la parole littéraire, à travers le genre du roman.

La révolution islamique a coïncidé en littérature avec les phénomènes de l’émergence de l’écriture féminine et de l’expansion de la prose. Pour les écrivains qui se sont exilés, un autre moyen de communication s’est présenté, sous la forme d’une nouvelle langue. En France, de nombreuses femmes d’origine iranienne, qui ont pris ou non la nationalité française, ont choisi d’écrire en français, parfois en alternance avec le persan. Les raisons pour lesquelles elles ont fait ce choix littéraire d’une langue autre que leur langue maternelle sont variées. Le français permet d’abord de toucher un lectorat plus vaste, non seulement en France mais aussi dans les pays occidentaux, ce qu’une langue périphérique comme le persan ne permet pas. Certains écrivains ont également choisi le français comme stratégie identitaire, c’est-à-dire comme preuve et démonstration de leur francité. En général, chez les écrivaines iraniennes de France, l’Iran reste une donnée importante des discours et des textes, et c’est en ce sens que nous les qualifions d’iraniennes ; l’analyse de l’identité et du sentiment d’appartenance n’est pas l’objet de cet article. Dans le cas de Sorour Kasmaï, le problème identitaire est réglé par un sentiment de double appartenance : Kasmaï se définit à la fois comme française et iranienne. C’est pour des raisons propres à l’économie du roman seulement qu’elle a choisi d’écrire en français.

I

Il faut se rappeler que le français était la langue pratiquée par les élites iraniennes depuis la fin du XIXème siècle, et qu’il a longtemps conservé son statut de langue de la civilisation et de langue non-colonisatrice, à l’opposé de l’anglais. Dans un entretien avec le magazine Bokhârâ, Kasmaï affirme qu’en écrivant un roman, elle pense toujours aux mythes persans, et écrit donc naturellement en persan. [1] Pourtant, afin que le processus romanesque s’achève, elle doit réécrire le roman en français. Elle a ainsi traduit et réécrit elle-même Le cimetière de verre, qui n’existe de fait en tant que roman qu’en français ; la version persane a servi de matrice et reste inachevée. Ce mouvement entre les langues est lié à la biographie de l’auteure, qui a navigué entre le persan et le français dès son enfance. Le père de Kasmaï était le traducteur de l’ambassadeur de France et recevait beaucoup de Français chez lui. Elle a été au lycée Râzi, le lycée francophone de Téhéran, et parlait les deux langues dès l’âge de cinq ans. L’auteure a quitté l’Iran en 1983, et vit depuis en France, entre trois langues, puisqu’elle y a également appris le russe.

Dans l’entretien mentionné précédemment, Kasmaï confirme que Le cimetière de verre est un roman très difficile à résumer, qu’elle compare à un puzzle dont le lecteur doit assembler lui-même les pièces. Les paragraphes qui suivent seront une tentative d’assemblage.

Le roman est en focalisation externe, et présente les histoires entremêlées de sept personnages principaux, qui sont tous liés par leur obsession pour les souterrains de Téhéran. Tous les personnages sont Iraniens, à l’exception du père Vincent, un religieux archéologue français dont Mithra se souvient dans sa propre quête de textes avestiques. Mithra est le seul personnage féminin, hormis sa mère, Mme Fakhr-Oldolleh, qui appartient, elle, au temps narratif du passé. De fait, si le temps de la narration est celui de l’après-Révolution, il y a de nombreuses analepses au temps d’avant la Révolution et pendant la Révolution même, permettant d’expliquer l’obsession des personnages pour les souterrains. L’espace est celui de Téhéran et de Rey, sa ville voisine, une ancienne cité jadis connue des Grecs sous le nom de Rhagae, aujourd’hui dans la banlieue de Téhéran, mais qui a toujours intéressé les archéologues. Cet espace est doublé de celui des souterrains de ces deux villes, sous la forme du cimetière, du métro, ou du qanât (système d’irrigation souterraine). A la fin du roman, tous les personnages se retrouvent dans le bureau du Procureur-de-la-Sainte-Foi et font converger leurs efforts pour découvrir la vérité des souterrains. Un personnage qui n’a pas le statut de personnage vivant est Jamshid, sous l’influence duquel se trouvent les autres personnages, et qui oriente aussi le temps et l’espace de la narration. Le roi Jamshid est considéré comme un des premiers rois les plus importants dans le Livre des rois (Shâhnâmeh) de Ferdowsi. Ferdowsi l’a écrit à partir de l’histoire du Jamshid qui apparaît dans l’Avestâ zoroastrien. Jâm vient du sanscrit Yamah signifiant ‘jumeau’, tandis que shid, également du sanscrit, signifie ‘radieux’. L’équation du souterrain se résout donc au fur et à mesure du roman grâce à cette étymologie : le jumeau de Jamshid est le souterrain, et la quête des personnages pour la découverte de celui-ci est liée aux légendes iraniennes. Cette quête est une métaphore de la capacité de la littérature persane à produire le roman, ce que nous développerons dans un prochain paragraphe. Jamshid est connu dans l’Avestâ pour avoir été le roi d’une humanité prospère ne connaissant ni la mort ni la maladie. Alors que le dieu lui annonce l’imminence d’un désastre, il crée sous terre des cités dans lesquelles il unit un mâle et une femelle de chaque espèce, afin de faire revivre la création une fois le désastre passé. Chez Ferdowsi, ce même Jamshid devient vaniteux et pense qu’il est la cause de la prospérité. Le dieu le punit, et l’humanité avec lui, qui finit par connaître guerres et maladies.

La structure du roman est complexe. Plusieurs chapitres sont dévolus aux histoires des sept personnages principaux, qui sont parfois liés entre eux par des liens familiaux ou professionnels, et convergent à la fin du roman. Le lien principal entre les chapitres avant cette convergence est l’histoire des souterrains. On trouve par exemple le personnage de Mithra, une archéologue en quête de textes avestiques, qui a fui dans le qanât quand elle était enfant. Elle est mariée à un médecin légiste buveur et infidèle. Le Jeune Ingénieur est quant à lui en charge de la construction du métro de Téhéran. Il a toute la ville contre lui, car il creuse des trous partout. L’intellectuel Farivar passe son temps à se remémorer son ami Hekmat, un écrivain qui s’est suicidé. Saïd Jahdi, qui voulait être cosmonaute, a été envoyé sur le front de la guerre Iran-Irak et est devenu un ‘martyr vivant’, c’est-à-dire qu’il a été confondu avec un mort et que l’emplacement de sa tombe a été rempli de ce corps ; Saïd veut donc récupérer son identité et être reconnu comme vivant.

II

Comme mentionné plus haut, Kasmaï a écrit le roman en persan puis l’a réécrit en français. Il est donc d’autant plus intéressant qu’elle n’ait pas traduit certains mots persans. J’aimerais faire ici une analyse lexicale de ces mots, en montrant qu’à travers le dialogue entre les langues, c’est également le dialogue entre tradition et modernité littéraire qui se joue. Tous les mots persans utilisés dans le roman sont des mots ayant trait aux légendes ou à la tradition persanes. Par exemple, parce que le qanât a le statut d’un personnage dans le roman, le mot qanât est conservé en persan tout au long du roman. Le qanât, système d’irrigation traditionnelle, est décrit comme un personnage doué de vie, plus précisément comme un dieu païen qui demande des sacrifices humains en échange de l’eau qu’il prodigue. Allah akbar (Dieu est le plus grand), surtout utilisé au pluriel, est familier à des oreilles françaises, tout en gardant son caractère exotique, et peut-être également une connotation fanatique. Il fait référence à l’Islam comme donnée essentielle de l’Iran. C’est également le cas de medresseh (école religieuse). Far et gâthâ sont des mots techniques de l’Avesta, qui, parce qu’ils font référence à la tradition avestique, ne peuvent être exprimés qu’en persan. Quant au mot Underground, il est toujours utilisé en anglais, avec une majuscule. Il représente l’incarnation de la modernité, à travers la technologie occidentale. De même, les monologues de Saïd rêvant de la lune et de la NASA sont tous en anglais, ce qui confirme que la modernité, représentée par cette langue, est également comprise comme une langue étrangère. On a donc en italique les mots anglais et les mots persans que l’auteure a jugé bon de ne pas traduire, justement parce qu’ils représentent, les premiers, la modernité, les seconds, la tradition. Entre les deux, se trouve l’écriture en français, qui accomplit la synthèse entre tradition et modernité. Au niveau lexical même, se trouve donc inscrite cette dialectique de l’œuvre tendant vers une forme hybride, entre tradition et modernité, entre persan et langues européennes, réalisée précisément par le choix du français comme langue de l’écriture. Cette caractéristique lexicale se retrouve dans la réflexion de l’auteure sur son roman, un genre qui a mis du temps à intégrer la tradition littéraire iranienne.

III

Le cimetière de verre est très clairement une réflexion sur le roman, qui s’inscrit au cœur de la narration, notamment dans les dialogues entre Farivar et Hekmat, les intellectuels, le premier étant un traducteur rêvant de devenir écrivain, et le second étant un écrivain reconnu. “Et les amis se mettaient à rire et à lancer des invectives : “Une bonne traduction vaut mille fois plus qu’un mauvais roman...” “Penses-tu que n’importe qui peut écrire des romans ?” [2] A la page suivante, la mention du suicide de Hekmat n’est à l’évidence pas une coïncidence. La référence intertextuelle immédiate à Sâdegh Hedâyat, considéré comme le premier romancier iranien, nous rappelle l’importance du problème de l’écriture du roman dans la littérature persane. Il est possible qu’en faisant cette référence, Kasmaï ait eu en tête la thèse de ’Ali ’Erfân selon laquelle Hedayat se serait suicidé non pas du fait de ses problèmes psychologiques, mais en raison de l’échec de ses tentatives de fonder le roman persan. Voici les premières lignes de La chouette aveugle, le chef d’œuvre d’Hedayat : “Il est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l’âme, lentement, dans la solitude. Ce sont là des maux dont on ne peut s’ouvrir à personne”. [3] ’Erfân explique ces fameuses premières lignes sur lesquelles de nombreux critiques littéraires ont glosé, selon cette interprétation : c’est parce qu’il ne parvenait pas à écrire un roman persan qu’Hedayat s’est suicidé et La chouette aveugle apparaît comme le récit de cet échec. [4] Même si la thèse de ’Erfân peut être contestée, elle est intéressante en tant que commentaire d’un romancier iranien sur celui qu’on considère comme le fondateur du roman persan. Dans le texte de Kasmaï, la difficulté d’écrire un roman persan est présente à bien des niveaux dans le texte. Un autre passage intéressant est une citation d’Hekmat : “Le roman !... Le temps des épopées est révolu. Si Jam est le plus grand personnage de notre culture, il ne peut plus continuer à être une épopée... Il est un homme au sens contemporain du terme ! Un rebelle ! Il dit non à Ahura Mazada, se fait chasser du ciel, mais ne baisse pas les bras et construit la citadelle souterraine... [5] Cette citation confirme mon hypothèse que Jamshid est le personnage le plus important du roman, bien qu’il n’ait pas la même fonction que les autres personnages. Le roman de Kasmaï est précisément cette tentative d’écrire le roman de Jamshid, et de faire de ce personnage épique des légendes iraniennes un personnage de roman, c’est-à-dire, d’utiliser la tradition iranienne dans un sens moderne. Elle poursuit en quelque sorte la tentative de Hekmat and Farivar, qui ont tous les deux commencé à écrire des romans avec Jamshid comme personnage sans y parvenir. Quant à elle, Kasmaï a réussi son pari dans une large mesure.

Toujours dans cette perspective, on peut noter que dans le roman les personnages sont soit en quête, soit sur le chemin de l’initiation. Dans la poursuite des souterrains, nous pensons que se dévoile la quête de l’auteure elle-même, à la recherche du roman persan, encore enfoui, mais prêt d’être découvert. De fait, le personnage féminin de Mithra dans lequel pourrait s’incarner l’auteure, est à la recherche d’un texte, et nous voyons dans cette recherche du personnage le reflet de celle de l’auteure. Le roman s’achève sans une fin précise, mais sur une note optimiste qui contraste avec le reste de l’œuvre. Cette fin est la confirmation que le roman franco-persan est prêt à éclore, qu’il vient d’être découvert par l’auteure et qu’il ne reste plus qu’à l’exploiter. L’initiation de Kasmaï, au fur et à mesure du roman, rejoint alors celle du Jeune Ingénieur : les légendes persanes doivent être prises en compte, il ne faut pas appliquer seulement les méthodes occidentales. C’est exactement cette initiation que raconte l’auteure, dans un roman qui utilise à la fois les techniques de narration occidentale, et les histoires iraniennes comme fond. L’œuvre apparaît donc comme la métaphore de l’écriture d’un nouveau genre : le roman franco-persan. Les entretiens de l’auteure au sujet du genre du roman confirment cette hypothèse. Dans un entretien sur medi1.com (01/04/2002), Kasmaï affirme qu’elle a écrit un roman en persan parce que cela représentait un défi littéraire : peut-on écrire un roman moderne en persan ? Puis, elle y déclare avoir réussi ou “tout au moins, j’ai mis un point final”. Mais précisément parce que le roman a pris forme en français et n’existe pas en persan, nous croyons que l’auteure se fourvoie partiellement sur sa réussite. Il lui a fallu passer par le français pour écrire un roman persan. En ce sens, elle n’a pas tout à fait relevé le défi, même si elle a posé les bases. Comme à la fin de son roman, la réussite est à portée de main.

IV

Pour Kasmaï, ce qui fait le roman n’est ni le thème ni la langue, mais la structure. C’est par l’invention d’une structure narrative combinant le roman français et la prose persane qu’on peut affirmer qu’elle a réussi en grande partie l’exemple d’un genre novateur et efficace. En effet, si l’on a noté que la structure du Cimetière de verre était complexe, cela tient également au fait qu’elle combine la structure du roman classique français et de la tradition prosaïque persane, qui a toujours utilisé la nouvelle comme forme privilégiée, modelant de l’intérieur le genre romanesque. [6] Le roman de Kasmaï apparaît dans un premier temps comme un assemblage de nouvelles. En ce sens, ce roman est dans la lignée des nombreuses œuvres contemporaines qui possèdent cette caractéristique. Dans ce roman, les femmes se croisent dans une maison appartenant à l’une d’elles avant de se séparer de nouveau, dans un genre qui tient de la nouvelle et tente une combinaison novatrice au sein de ce genre. Mais Kasmaï, parce qu’elle parvient à unifier les histoires des différents personnages dont elle avait dans un premier temps raconté les histoires indépendamment, réussit un roman. Les intrigues semblent se multiplier, la structure se complique, mais c’est pour mieux se retrouver autour du thème d’un roman classique d’initiation à la fin. Le roman ainsi créé s’inspire donc dans un premier temps de la tradition de la nouvelle persane ainsi que des valeurs de déconstruction du roman post-moderne, et se termine d’une façon classique qui laisse à penser que le long travail de réflexion sur le roman s’est accompli tout au long de l’œuvre, en même temps que l’écrivain, en écrivant, apprenait de ses personnages.

Grâce à une étude détaillée du lexique et de la langue, de la réflexion interne sur le roman, et de la structure narrative, cet article a montré combien le texte de Sorour Kasmaï était innovant dans son approche du genre du roman. En choisissant de réécrire son texte en français, Kasmaï a transformé l’œuvre pour en faire un roman, ce qu’elle ne parvenait pas à faire en persan. L’exemple de ce texte montre l’importance de la rencontre avec le français et avec la littérature française. Cette écriture mêlant littératures française et persane offre des possibilités de combiner tradition et modernité, et doit être envisagée au sein d’un courant plus large, dans d’autres langues européennes, notamment en anglais, en allemand et en néerlandais. Une étude des textes dans leur rapport au genre et à la langue mériterait d’être élargie au roman persan en langues européennes.

Notes

[1Dehbashi, ’Ali. "Român-nevis irâni dar farânse, Goftegou bâ Sorour Kasmâi." Bokhârâ 24 (1381), p. 229.

[2Kasmaï, Sorour, Le cimetière de verre, Arles, Actes Sud, 2002, p. 21.

[3Hedayat, Sadegh, La chouette aveugle, Paris, José Corti, 1953.

[4’Erfân, ’Ali, "Nous avons tous tué Hedayat", Libération, 03/10/1996.

[5Kasmaï, Le cimetière de verre, p. 183.

[6Balaÿ, Christophe, "Stylistique du récit court dans l’œuvre de Zoya Pirzad", 2008, www.zulma.fr/datas/files/stylistique_pirzad.pdf.


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  • Je suis tombée par hasard sur cette excellente analyse du roman de Sorour Kasmaï, que j’ai lu dans le cadre de la préparation d’un voyage en Iran. J’ai beaucoup aimé ce roman et je partage tout à fait l’analyse qui en a été faite. Je connaissais déjà d’autres écrivains iraniens femmes, en particulier Zôya Pirzâd, qe j’aime beaucoup (et que j’ai lue en traduction, ne connaissant pas le farsi), mais qui pratique, en effet, le genre de la nouvelle. J’ai fait des études de Lettres, d’Histoire de l’art et archéologie, et je suis égyptologue.

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