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Le jeu des identités :
mère, grand mère, fille, femme divorcée, femme au foyer ou femme indépendante
dans les textes de Zoyâ Pirzâd
Le but de cette étude est d’essayer de saisir les nouvelles de Zoyâ Pirzâd à travers le processus intellectuel de fragmentation de son écriture. Son écriture nous touche. Elle ne traite pas des sujets à la mode comme le sexe, la politique ou la guerre, mais révèle un souci stylistique et rhétorique à travers un dialogisme progressif. De plus, l’écrivaine s’implique dans une métamorphose des données socioculturelles.
L’ensemble des textes de Pirzâd est traversé par toute une série de dualismes. Dans les nouvelles de Pirzâd, nous les considérons comme des procédés d’accentuation de l’image de la "femme iranienne". Ces procédés différentiels servent aussi de support pour distinguer les différentes identités. De cette façon, les femmes indépendantes s’opposent aux femmes dépendantes, les bavardes se distinguent des muettes, les faibles se distinguent des fortes, et ainsi de suite.
Les textes opèrent aussi une certaine mise en hiérarchie d’un système de personnages, qui se définissent aussi par le jeu d’opposition et de hiérarchie qui les associe. Les rôles des mères, grand-mères, tantes correspondent aux rôles thématiques [1] qui leur sont donnés dans la narration et se réfèrent aux tâches ménagères ou l’éducation des enfants. En conséquence, ces femmes se trouvent en opposition par rapport aux femmes indépendantes qui refusent de perpétuer le rôle traditionnel adopté par leurs mères. Les unes s’insèrent dans la société traditionnelle, comme Leilâ, alors que d’autres, comme Tarâneh, sortent de leur univers social pour acquérir un rôle professionnel. En ce qui concerne les personnages masculins, il y a aussi des hiérarchies à l’intérieur des nouvelles pour rendre compte des oppositions dans les qualifications identitaires dont ils font l’objet. Que l’on pense au personnage intellectuel et libéral de Farâmarz, qui s’oppose à ’Ali, un personnage décrit par la narratrice comme Don Juan. Ce qui constitue aussi un des moteurs de l’écriture pirzadienne, c’est la dichotomie Eros/Thanatos. Naissance et mort constituent une part de l’approche de Pirzâd. Souvenirs et voix féminins les plus contrastés, au cœur des textes, s’opposent aux paroles masculines. La narration, perturbée par un va et vient rétrospectif, accumule toute une série de couples antinomiques. Il faut observer le fait que l’opposition se constitue entre les signifiés. [2]
A ne pas oublier non plus la présence d’une dichotomie tradition/modernité qui recoupe une opposition arriérée/progressiste. Zoyâ Pirzâd illustre l’importation de la pensée occidentale en Iran au travers des apports intellectuels ; importation qui a instauré de nouvelles catégories de pensées, de nouvelles conceptions et de nouvelles façons d’analyser et de comprendre la nouvelle façon de vivre et d’aimer qui se grefferont au système de pensée autochtone. [3]
Le monologue de Royâ dans Lakkeh-hâ (Les tâches) ou celui de Tarâneh dans Père Lachaise, s’établit par le passage de l’oral à l’écrit, d’un groupe social à l’autre, d’une pensée archaïque à celle marquée par le modernisme. Pour souligner l’atmosphère empreinte des tabous de la société, Pirzâd structure ses nouvelles et notamment celle de Ta’m-e gas-e khormâlou (Le goût âpre des kakis) par un jeu d’opposition, et par l’emploi de la figure de l’antithèse. La nouvelliste établit une opposition entre deux idées afin que l’une mette l’autre en évidence. Par exemple Mesl-e hamey-e asr-hâ (Comme tous les après-midis) illustre une opposition des voix : tendre/cruelle ou tolérante contre impatiente. A travers des petits tableaux de la vie quotidienne, on retrouve des antithèses où sont opposées des idées, lorsque la femme protagoniste au centre du débat revendique son rôle. On trouve aussi des antithèses notionnelles, où sont opposées des idées modernes/archaïques, notamment lorsque Pirzâd relate le joug traditionnel en l’opposant au joug moderne. C’est surtout dans Le goût âpre des kakis que la nouvelliste construit tout une espèce caractérisée par des couples d’oppositions sur le modèle du dualisme femme au foyer/femme forte.
Selon Gérard Genette, la relation entre le jour et la nuit ne relève pas uniquement de l’opposition, donc de l’exclusion réciproque, mais aussi de l’inclusion : car d’un côté, le jour exclut la nuit, de l’autre il la comprend. [4] Pirzâd utilise également des vocables intermédiaires de façon symbolique dans ses nouvelles, méticuleusement ordonnés pour être mis devant les antonymes. On le voit par exemple dans Les taches,illustrant le vide intérieur de Royâ vivant recluse et ne pensant qu’à nettoyer la moindre tache. Au départ, cette attitude est pour le protagoniste une habitude ; petit à petit elle se transforme en une obsession : détacher la moindre tache qu’elle voit. Pour fuir la solitude. [5]
Mais le regard chez Pirzad est toujours oblique et le plus souvent paradoxal. ہ la fois tendre et cruel, tolérant et impatient, impitoyable et léger. On en trouvera les meilleurs exemples dans Zendegui-e shâd-e âghâ-ye F. (La vie heureuse de Monsieur F.) et Khânom-e F. yek zan-e khoshbakht ast (Madame F. est une femme heureuse).
La progression de la nouvelle Le gout âpre des kakis est traversée d’oppositions : d’abord les fiançailles, le mariage et finalement le divorce. Ainsi, le goût de briser et de diviser se révèle inépuisable chez Pirzâd et procède de son besoin d’agir sur le lecteur en lui faisant percevoir ces écarts de façon appuyée. Ces dualités donnent aux nouvelles de Pirzâd leur ton caractéristique.
De fait, tous les textes baignent dans une atmosphère où règne l’opposition. Tous les concepts forment des paires contraires qui nous semblent irréductibles, mais qui pourraient aussi constituer des complémentarités, permettant la jonction des oppositions et aidant à retrouver la paix et la tolérance qui garantissent la survie d’une conscience autonome.
Le contexte social est le ciment des nouvelles de Pirzâd. Le lecteur peut clairement remarquer la critique de la nouvelliste à l’encontre de l’intolérance que la tradition porte à la modernité qu’elle écrase.
Par conséquent, Pirzâd revendique une place pour la tradition qui se transmet par le choix de la brièveté dans ses nouvelles. [6] Le lecteur d’aujourd’hui est en droit de s’interroger sur cette forme courte, fragmentaire, brisée qui, selon Christophe Balaے, est comme les miroirs de l’architecture iranienne, morcelée comme la conscience de l’individu moderne. Modernité donc, de la structure, mais aussi de la forme, du ton et de la langue.
Plusieurs voix narratives alternent dans les nouvelles de Pirzâd. Cette hétérogénéité du discours permet aux narrateurs multiples d’étayer leurs propres récits sur l’histoire des femmes en Iran, de témoigner de la situation sociale et familiale de celles-ci. Cette polyphonie énonciative s’inscrit dans l’ensemble de l’œuvre fictive de Pirzâd qui fait entendre plusieurs subjectivités de je diverses qui s’emparent, chacune à sa manière, de la narration, pour raconter leur histoire personnelle.
Dans ces nouvelles, la narratrice ne se présente pas comme un protagoniste de l’histoire qu’elle relate : il s’agit là d’une narratrice hétérodiégétique. [7]
Cette narratrice, qui maîtrise apparemment tout le savoir du récit, connaît parfaitement les différents personnages, temps et lieux. Elle est ainsi à la fois puissante et omnisciente. Car elle perçoit tout, sans être forcée de tout raconter. Elle peut voiler certains faits ou ne pas les mentionner, elle peut aussi effectuer des rétroversions, des anticipations, voire manipuler le lecteur et susciter son intérêt et sa curiosité. Le statut de Pirzâd est défini par son niveau narratif (extradiégétique) et par sa relation à l’histoire (hétérodiégétique) on remarque que son statut est à la fois les deux : extradiégétique et hétérodiégétique. Selon Gérard Genette, la narratrice raconte une histoire d’où elle est absente. [8]
Mieke Bal [9] constate que l’agent narratif, le narrateur/la narratrice, est considéré en tant que "the linguistic subject", dont la fonction est de s’exprimer dans un langage qui constitue le texte. Alors il n’est ni féminin, ni masculin, il est un "it". Cependant, dans les nouvelles de Pirzâd, nous parlerons plutôt de la présence d’une narratrice hétérodiégétique, car son écriture subjective exprime souvent un point de vue attribuable à une conscience féminine. Pourtant, si la narration hésite à choisir sa voix, le point de vue, lui, est conçu avec une totale unité de conscience, toute féminine, entièrement concentrée dans un regard : celui de la jeune romancière se débattant entre son lapin et ses tomates, celui de la jeune ménagère qui épie de sa fenêtre la vie parallèle de sa voisine (Hamsâyegân (Les voisines)), de celle qui se souvient de son enfance passée à rêver en compagnie de son platane (Rou-ye labeh-ye panjereh-ash (Sur le rebord de sa fenêtre)). C’est aussi celui de cette femme qui trouve son double dans le magasin d’antiquités (Fenjân-e bozorg (Le mug)), ou encore ces regards que se portent mutuellement des générations de femmes qui se croisent au milieu de la rue enneigée en plein hiver (Zemestân (L’hiver)). Regard de la femme qui attend le retour du mari, par amour, ou peut-être par habitude (Les taches) ou celui de la femme qui n’a plus que ses souvenirs à partager (Yek zendegui (Une vie)). Regard de la femme sur l’homme assis dans le parc, sur celui qui a accompagné sa vie (Magas (La mouche) ; Yek joft jourâb (Une paire de bas)), sur une présence quasi imperceptible. [10]
Il ne s’agit pas d’une voix faible [11] à travers la voix narrative sans pouvoir ou non autoritaire, que l’on pourrait opposer à la "discursive authority", dotée d’une plus grande crédibilité et d’une plus grande validité intellectuelle, qui se construit dans l’interaction entre le narrateur et le destinataire. Cette narratrice omniprésente, dans notre cas, Pirzâd, occupe une fonction extra représentationnelle, en faisant des réflexions générales sur le monde, en exprimant son jugement et faisant des commentaires. [12]
Quant aux lecteurs des nouvelles de Pirzâd, ils/elles sont bien conscients que la nouvelliste ressent surtout une grande exploration à l’égard des vies de ses personnages féminins de ses nouvelles. Une ouverture sur la modernité.
Pirzâd ne se révolte pas contre la loi ancestrale selon laquelle le rôle de la femme se réduit purement à celui de cuisinière et génitrice. De façon bien évidente, Zoyâ Pirzâd met en exergue la prise de conscience, par la femme iranienne, de son existence en tant que sujet et non pas sujette. C’est bien la femme iranienne et son identité qui constituent le centre de ses écrits littéraires.
Son écriture se veut de l’analyse identitaire, psychologique et sociologique. Car elle ne nous révèle pas la révolte, la violence, les injustices comme le font la plupart des écritures militantes, mais elle nous raconte de façon très simple et très douce différents événements de la vie quotidienne. Son écriture est colorée de très simples détails, pour arriver à montrer les inégalités qui déchirent non seulement la conscience d’un être humain mais aussi toute une société, quasiment la vie intime de ses protagonistes.
Avec une subtilité extraordinaire, Pirzâd est hantée par le désir de résister contre la prédominance masculine. La nouvelliste iranienne s’applique à élaborer un style adapté à sa thématique, un langage aussi doux que celle-ci. En tant que lecteur, on a l’impression qu’elle désire communiquer directement avec lui pour qu’il prenne conscience des vérités qui existent dans la société moderne iranienne.
Pour Pirzâd, écrire est un choix de révélation face aux nombreuses facettes de la vie conjugale, familiale et enfin la vie dans la société iranienne de nos jours.
Le langage littéraire de la nouvelliste ne se veut donc pas néanmoins aussi doux et aussi simple que la thématique traitée. Cependant, la création de son texte littéraire, court et fragmenté, où le discours triste et nostalgique prédomine, révèle des passages d’une ironie étonnante. Le lecteur remarque parfois immédiatement que certains passages narrant des scènes pessimistes s’achèvent par des séquences qui nous amènent sur une autre scène où règne l’ironie. Il nous semble que le style pirzâdien s’efforce d’affaiblir cette construction désespérante. Comme Leilâ, qui au début de l’histoire, ne voyait de la vie que le nettoyage des taches. Et petit à petit, cette action devient pour elle un soulagement, voire une libération de sa vie familiale qui l’emprisonne.
L’objectif primordial de la romancière Pirzâd est finalement de parler de la condition de la femme iranienne. Les femmes dans les nouvelles de Pirzâd tentent de se défaire de la tutelle masculine, des jeunes femmes instruites ou non instruites, chacune à sa façon prêtes à une évolution identitaire après avoir pris conscience du droit de l’émancipation et de l’autonomie de la femme iranienne, en tant que sujet et non pas objet.
Bibliographie :
Bal, Mieke, Introduction to the theory of narrative, 2nd édition, University of Toronto Press, 1994.
Balaÿ, Christophe, Stylistique de l’œuvre de Pirzad, in http://www.zulma.fr/datas/files/stylistique_pirzad.pdf, page consultée le 3 juin 2012.
De Saussure, Ferdinand, Cours de linguistique générale, éditions Payot, Paris, 1972.
Gächter, Afsaneh, Daryush Shayegan interkulturell gelesen, Traugott Bautz, Nordhausen, 2005.
Genette, Gérard, Figures II, éditions du Seuil, Paris, 1967.
Hamon, Philippe, Poétique du récit, éditions Points, Paris, 1976.
Lanser, Susan Sniaer, Women writers and narrative voice, Cornell University Press, United States of America, 1992.
Pirzâd, Zoya, Ta’m-e gas-e khormâlou (Le gout âpre des Kakis), Zulma, Le livre de poche, 2009.
[1] Hamon, Philippe, Poétique du récit, Editions Points, Paris, 1976, p. 140.
[2] De Saussure, Ferdinand, Cours de linguistique générale, Editions Payot, Paris, 1972, p. 99.
[3] Voire : Gächter, Afsaneh, Daryush Shayegan interkulturell gelesen, Traugott Bautz, Nordhausen, 2005.
[4] Genette, Gérard, Figures II. Editions du Seuil, Paris, 1967, p. 103.
[5] Les tâches in Pirzâd, Zoyâ, Le gout âpre des Kakis. Zulma, Le livre de poche, 2009.
[6] Balaÿ, Christophe, Stylistique de l’œuvre de Pirzad : http://www.zulma.fr/datas/files/stylistique_pirzad.pdf, page consultée le 3 juin 2012.
[7] Reuter, 1996, p. 36.
[8] Genette, Gérard, Figures III. Collection Poétique Seuil, Paris, 1972. p. 266.
[9] Bal, Mieke, Introduction to the theory of narrative, 2nd édition, University of Toronto Press, 1994.
[10] Balaÿ, Christophe, Stylistique de l’œuvre de Pirzad : http://www.zulma.fr/datas/files/stylistique_pirzad.pdf, page consultée le 3 juin 2012.
[11] Lanser, Susan Sniaer, Women writers and narrative voice. Cornell University Press, United States of America, 1992, p. 11.
[12] Ibid.