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La littérature iranienne contemporaine est porteuse d’un discours politique. Elle peut de ce fait nous renseigner sur les aspects culturels des révolutions de 1906 et 1979 qui sont deux évènements politiques majeurs de l’histoire contemporaine de l’Iran. Dans son livre intitulé Goftemân-e adabiât-e siâssi-ye Irân dar âstâneh-ye do enghelâb [1], ’Ali-Akbar Amini analyse la littérature iranienne au cours des années précédant ces deux révolutions. Pour Amini, la littérature iranienne contemporaine est essentiellement contestataire.
La contestation commence par la critique des poètes qui font l’éloge du roi Nâssereddin Shâh Qâdjâr. La littérature iranienne de la fin du XIXe et du début du XXe siècle est influencée par les profonds changements politiques et sociaux qui apparaissent en Iran, ces changements étant liés aux pertes des territoires iraniens dans les guerres avec la Russie, aux problèmes économiques, et surtout à l’introduction du mode de vie moderne (occidental) dans la société iranienne. Ces mêmes facteurs ont également des échos dans la littérature d’autres pays musulmans, et la littérature de ces pays (la Turquie et l’Egypte en particulier) influence à son tour celle de l’Iran.
Au cours des années qui précèdent la Révolution de 1906, le discours prédominant dans la littérature iranienne est celui de la modernité. Le but des écrivains de cette époque est d’aider les citoyens à comprendre la situation sociopolitique en Iran et de les convaincre de la nécessité des réformes à entreprendre. Les écrivains utilisent donc des mots simples que tout le monde pourrait comprendre, pour que le message qu’ils veulent faire passer puisse être diffusé dans tous les groupes sociaux. Cela entraine un changement important : la langue littéraire se simplifie puisque les lecteurs présumés ne sont plus le roi ni les gens de la cour mais le peuple. Ainsi, la littérature de la fin du XIXe et du début du XXe siècle s’oppose à la littérature de la période qui la précède tant dans sa forme que dans son contenu : les thèmes qui y sont abordés sont sociaux, des mots tels que « égalité », « ouvrier », « employeur » sont de plus en plus employés, ainsi que des mots nouveaux tels que « despote », « parlement », « démocratie », « critique », récemment introduits dans la langue et qui ne sont pas compris par tous les lecteurs iraniens.
Durant la deuxième moitié du XXe siècle, la littérature du monde entier a un discours essentiellement politique car elle est influencée par les grandes crises que l’humanité a traversées au XXe siècle. En Iran aussi, au cours de cette période, la littérature reflète les contestations des Iraniens et leurs rêves d’une vie et d’une société meilleure. Pour A. Amini, le discours politique contenu dans la littérature iranienne de la deuxième moitié du XXe siècle a été inspiré essentiellement par ce qu’il nomme « le réalisme socialiste » qui correspond à l’idéologie de l’Union Soviétique de l’époque stalinienne. Amini évoque le Congrès des Ecrivains de l’Iran, organisé en juin 1946 par le Parti Toudeh (parti communiste iranien) dans les locaux de l’Association des relations culturelles irano-soviétiques. Le manifeste rédigé à la fin du congrès fixe un cadre pour « la littérature nouvelle de l’Iran » : les écrivains iraniens sont invités à poursuivre la tradition littéraire persane dans laquelle, comme dans le Shâhnâmeh de Ferdowsi, l’écrivain (ou le poète) défend ce qui est juste et s’oppose à l’injustice ; les écrivains progressistes sont donc invités à prôner la liberté, la justice, la connaissance, et à créer de nouveaux styles et de nouvelles formes littéraires adaptés à la vie moderne. Amini note qu’après le congrès, les métaphores et les symboles utilisés dans la littérature iranienne prennent un aspect de plus en plus idéologique, l’idée d’un « paradis terrestre » où ces problèmes n’existent pas (ce paradis étant l’URSS) faisant partie du message transmis. Amini précise d’ailleurs que la plupart des écrivains iraniens du XXe siècle se situent politiquement à gauche. Ils sont influencés par l’œuvre de Maxime Gorki et de Bertolt Brecht dans les années 1950 et 1960. Des écrivains tels que Samad Behrangui, Mahmoud Dowlatâbâdi, Gholâm-Hossein Sâedi suivent la ligne directrice du congrès en créant des œuvres dans lesquelles les personnages principaux sont des pauvres opprimés par les riches, des déshérités habitant dans les bidons-villes et les villages misérables, etc.
Après la mort de Staline, le discours politique de gauche se modifie peu à peu dans les pays du tiers monde y compris en Iran, mais pour A. Amini, la majorité des intellectuels iraniens (y compris les écrivains) reste fidèle au réalisme socialiste soviétique. Amini note que dans les années 1970, les intellectuels iraniens n’ont pas encore pris connaissance de l’œuvre d’écrivains russes tels que Boris Pasternak et Alexandre Soljenitsyne. Milan Kundera non plus n’est pas connu des milieux universitaires et intellectuels iraniens avant la révolution de 1979.
Pour A. Amini, au début des années 1970, le discours politique des mouvements qui apparaissent en Amérique latine et en Afrique (avec en particulier les écrits de Franz Fanon) a un vif écho en Iran ; la littérature iranienne des années qui précèdent la Révolution de 1979 s’inspire de la littérature contestataire des autres pays du tiers monde, du Chili à Cuba en passant par l’Algérie. A cette époque, en plus des thèmes de résistance, de justice, d’égalité, de nouveaux thèmes concernant l’identité et le retour aux origines culturelles de chaque pays apparaissent dans la littérature des pays du tiers monde, thèmes qui soulignent les différences entre le Nord et le Sud et tentent d’instaurer des frontières entre « les gens d’ici » et « les gens de là-bas ». En Iran, ces nouveaux thèmes apparaissent sous la forme de la critique de l’Occident ; Jalâl Al-Ahmad est le chef de fil des écrivains de ce courant. Pour A. Amini, les sentiments hostiles des Iraniens à l’égard de l’Occident sont dus en grande partie au coup d’Etat organisé par les Etats-Unis (avec l’accord de l’Angleterre) contre le gouvernement de Mohammad Mossadegh en 1953 et la dictature instaurée après ce coup d’Etat. Amini rappelle qu’un autre genre assez répandu dans la littérature iranienne des années 1960 et 1970, le nihilisme, bien qu’influencé par une certaine tradition littéraire russe, est également le reflet du désespoir des écrivains iraniens dans la période qui a suivi le coup d’Etat de 1953.
Par ailleurs, Amini note que des écrivains tels que Franz Kafka, Arthur Koestler, T.S. Elliot, George Orwell, André Malraux, Albert Camus, Sartre, Aldous Huxley sont lus en Iran au cours des années 1970 et ont une influence sur les écrivains iraniens. Les romans de Kafka, surtout ceux dans lesquels il décrit le rôle destructeur des pouvoirs totalitaires dans la vie quotidienne des gens, ont une grande influence sur les écrivains iraniens dans les années 1970. La critique de la révolution bolchévique par Arthur Koestler a également des effets sur un certain nombre d’intellectuels iraniens ; cependant, selon A. Amini, la plupart des intellectuels et des écrivains iraniens de gauche adhèrent à l’idéologie de l’Union Soviétique jusqu’à la révolution de 1979.
Dans le dernier chapitre de son livre, Amini compare le discours politique dans la littérature iranienne au cours des années qui précèdent les révolutions de 1906 et 1979. Parmi leur point commun, Amini évoque le fait que dans ces deux périodes, la littérature sort de sa tour d’ivoire : elle n’est plus réservée aux lecteurs des classes aisées, elle s’adresse à toux ceux qui peuvent lire, écrire et entendre. Sur le plan des thèmes abordés, il existe également des similarités entre ces deux périodes : la littérature évoque le désir et le droit des iraniens d’avoir une vie meilleure, conteste le pouvoir politique et les injustices. Par contre, Amini trouve que la littérature des années qui précèdent la révolution de 1979 est plus difficile à comprendre pour le lecteur : elle est équivoque et ambigüe du fait de la censure importante qui règne au cours de cette période. De plus, elle sonne faux et semble inauthentique parfois, parce qu’elle n’a pas pu se libérer du poids de l’idéologie de l’Union Soviétique.
[1] Amini, ’Ali-Akbar, Goftemân-e adabiât-e siâssi-ye Irân dar âstâneh-ye do enghelâb (Le discours de la littérature politique de l’Iran avant deux révolutions), Ed. Ettela’ât, Téhéran, 1390 (2011).