N° 124, mars 2016

Le rapport à l’autre dans le mot d’esprit


Elodie Bernard


Le mot d’esprit, c’est ce quelque chose qui fait saillie, qui échappe à la maîtrise pour que brusquement réémerge une autre forme de pensée. Une suspension de la pensée, avant sa réémergence. C’est l’esprit au sens du savoir qui doit advenir. Le « Witz » freudien, du verbe wissen, en allemand, qui signifie savoir.

On combine et condense des pensées hétérogènes, maladroitement le plus souvent, ce qui déclenche le rire de l’auditoire, allant même parfois jusqu’à surprendre son auteur. « On est obligé de communiquer le mot d’esprit à autrui », écrit Freud, alors que l’on peut rire de tout ce qu’il y a de comique, quand on le rencontre, poursuit-il. Le mot d’esprit engendre un lien social, un rapport entre son auteur et la personne qui le recueille. Le mot d’esprit devient alors trait d’esprit.

Le poète Heinrich Heine

Le mot d’esprit a tous les caractères du mot. Mais il y a aussi quelque chose d’indéfinissable, d’insaisissable, un je-ne-sais-quoi propre au mot d’esprit. Dans son ouvrage Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, publié en 1905, Freud tente de formaliser ce je-ne-sais-quoi dans sa relation à l’inconscient. Mais en voulant décrypter le mot d’esprit, ne perd-on pas justement ce je-ne-sais-quoi d’insaisissable ? Ayant examiné les rapports de l’esprit avec le rêve et l’inconscient, Freud note que ce sont les mêmes mécanismes qui sont à l’œuvre dans le mot d’esprit : « processus de la condensation avec ou sans substitution, du déplacement, de la représentation par le contresens, par le contraire, de la représentation indirecte, etc. » Lesquels mécanismes sont des moyens pour énoncer une vérité, cachée ou latente, de manière détournée ou déguisée. C’est l’exemple du fameux mot d’esprit du poète Heinrich Heine [1], mis dans la bouche du personnage de Hirsch-Hyacinthe pour qualifier de famillionnaire ses relations avec le baron de Rothschild. [2] Ils rigolent, non sans amertume, de sa situation d’homme pauvre au regard de ce richissime personnage. Le sous-entendu est évident : il l’a traité de manière familière, tout autant qu’il est possible de le faire pour un millionnaire. L’économie d’effort psychique (réalisée sur la dépense d’inhibition ou de répression), permise par le néologisme, en rapprochant deux idées logiquement éloignées, est source de plaisir. [3]

Le mot d’esprit provoque un effet d’hilarité chez l’autre, et non chez le faiseur de mots. L’autre occupe un rôle propre à cette occasion que Freud analyse sous un angle dynamique, voire économique. Freud précise ce qu’il en est, tant du côté du faiseur de mots que de celui qui le réceptionne : « chez l’auditeur, une dépense d’investissement se trouve supprimée et déchargée, tandis que dans la formation du mot d’esprit, des embarras apparaissent, soit au niveau de la suppression, soit au niveau de la possibilité de décharge. […] Pour produire spontanément (la liaison entre des pensées) en tant que première personne, il lui aurait fallu fournir un effort propre, mettre en œuvre une dépense psychique au moins aussi grande que celle qui correspond à la force de l’inhibition, de la répression ou du refoulement affectant celle-ci. » [4]

Ainsi, lorsqu’une représentation inconsciente est refoulée, elle peut faire retour sous une forme qui la rend méconnaissable, pour déjouer la censure de l’esprit. Le double sens d’un mot constitue une forme de ce travestissement. L’inconscient peut se jouer des mots. Par conséquent, si le sujet est poussé à raconter son propre mot d’esprit, s’il est forcé de communiquer celui-ci, c’est parce qu’il n’est pas en mesure d’en rire lui-même. Pour le sujet, il s’agit de réussir une chose qui lui est impossible, à savoir en rire, et ce, par le détour de l’impression ressentie par la personne qu’il a fait rire. Il s’agit de rire par ricochet. Freud parle alors d’une pulsion de transmission, c’est-à-dire d’une nécessité à communiquer le mot : « Drang zur Mitteilung » et « Trieb zur Mitteilung », respectivement, poussée de transmission et pulsion de transmission.

C’est une exigence pulsionnelle qui pousse le sujet à adresser à l’Autre son mot d’esprit. Cette pulsion en appelle au partage avec l’Autre. Le produit qui fut élaboré tout seul se sépare de son auteur et devient « Witz » dans le partage : « Le processus psychique de formation du mot d’esprit ne semble pas être achevé lorsque ce dernier vient à l’idée de son auteur, il subsiste quelque chose qui, en communiquant à autrui ce qui est venu à l’idée [de l’auteur du mot d’esprit], va mener à son achèvement ce processus inconnu qu’est la formation du mot d’esprit. » En tant que réalisant la pulsion de transmission, le Witz se fait lien social.

Le non-sens, c’est justement cela qui provoque le plaisir dans un trait d’esprit. Il y a un écart soudain, une invention. Un effet de surprise créé par le Witz sur l’Autre. Si l’on entend le sens du trait d’esprit, on rit et la raison critique laisse passer, comme un jeu d’échecs qui se jouerait entre le mot d’esprit et la raison critique.

Dans le Séminaire V, Lacan écrit : « Ce que (le faiseur de mot) produit avec cette séparation, c’est l’Autre. » Cet Autre, il faut qu’il soit bien réel mais aussi quelque chose de quasi anonyme, nous dit Lacan. Il est présent dans ce à quoi on se réfère pour l’atteindre et pour susciter son plaisir en même temps que le sien. « Ce qui est entre les deux, entre ce réel et ce symbolique, c’est la fonction de l’Autre. C’est elle qui est, à proprement parler, mise en jeu. C’est l’Autre comme lieu du signifiant. Ce qui se produit entre moi et l’Autre lors du trait d’esprit, est comme une communion toute spéciale entre le peu-de-sens et le pas-de-sens. Sans doute est-elle plus spécifiquement humanisante qu’aucune autre. » [5] L’Autre posé comme produit se distingue donc de l’Autre comme lieu. Adresse et sanction deviennent les produits mêmes du semblant de l’inédit. [6] Le travail d’élaboration de l’auteur du mot d’esprit provoque l’émergence d’un Autre comme fonction symbolique en tant que telle.

Jacques Lacan

C’est un Autre, non encore déjà là, comme neuf. Lacan écrit : « La façon dont se constitue cet Autre au niveau du trait d’esprit, c’est ce que nous connaissons par l’usage de Freud, qui l’appelle censure, et qui porte sur le sens. L’Autre se constitue comme un filtre qui met en ordre et obstacle à ce qui peut être reçu ou simplement entendu. » En effet, pour Freud, l’inconscient fait de la politique dans le sens où il tourne autour de ce que le sujet ne peut pas dire pour des raisons de contraintes extérieures, de refoulement ou de pressions sociales. Une instance de jugement critique est à l’intérieur du sujet lui-même, qui agit tel un persécuteur.

Avec Lacan, le mot d’esprit a tendance à donner le pas au son sur le sens. Il joue davantage sur la sonorité. Le sujet étant captif du sens, il joue avec le son pour se décoincer du sens dans la partie qui se joue. « Ce qui est en jeu dans le trait d’esprit, ce sont ces images en tant qu’elles sont devenues des éléments signifiants plus ou moins usuels, et plus ou moins entérinés dans ce que j’ai appelé le trésor métonymique. Ce trésor, l’Autre l’a. » Lacan continue ainsi : « Toutes les implications métaphoriques sont d’ores et déjà empilées et comprimées dans le langage. Il s’agit de tout ce que le langage porte en lui, qui se manifeste dans les temps de création significative, et qui est déjà là à l’état non actif, latent. » La référence du mot d’esprit est immédiatement accessible à tous, et jusqu’à un certain point flatte en chacun le désir de reconnaissance en s’offrant là, comme un symbole commun dont tout le monde sait de quoi il s’agit. Ainsi Lacan poursuit : « L’Autre est justement le lieu du trésor, disons de ces phrases, voire même de ces idées reçues sans lesquelles le trait d’esprit ne peut pas prendre sa valeur et sa portée. » Ce trésor commun, nous dit Lacan, est « cet élément de transmission qui fait qu’il y a là quelque chose qui, d’une certaine façon, est supra-individuel, et qui se relie par une communauté indéniable à tout ce qui se préparait depuis l’origine de la culture. Ce à quoi l’on s’adresse quand on vise le sujet au niveau des équivoques du signifiant, a, si l’on peut dire, un caractère singulièrement immortel. »

Sigmund Freud

Si avec un mot d’esprit, pour Freud, le sujet peut enfin prendre la parole, c’est qu’en provoquant le rire, il désarme l’Autre, qui pourrait le critiquer. Ainsi souligne-t-il l’importance du statut du tiers dans le mot d’esprit : une moquerie peut viser une personne, et elle est énoncée pour un tiers, lequel en riant va apporter la confirmation qu’elle est recevable. Ce tiers peut être considéré comme l’un des points d’ancrage d’origine du concept de l’Autre élaboré par Lacan, cette sorte d’instance devant laquelle nous cherchons à faire reconnaître notre vérité. Ce qui est fondamental dans le mot d’esprit, c’est donc le rapport à l’autre. Il n’existe que si l’autre intervient par son éclat de rire, lorsqu’il entendra la pointe de sens. Freud élabore ainsi une théorie du lien social. Car si l’autre rit, c’est qu’un pont est jeté entre émetteur et récepteur du mot d’esprit, et c’est que l’autre a compris de quoi il était question. Lacan nuancera en disant que c’est l’amour qui soutient ce lien social.

Bibliographie :
- Naveau, Pierre, article rédigé à la suite d’un cours de Pierre Naveau dispensé dans le cadre de l’Université Paris 8, au premier semestre 2011.
- Freud, Sigmund, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, [1905], Gallimard, Paris.
- Lacan, Jacques, chapitres 1 à 7, Le Séminaire V, Les formations de l’inconscient, Seuil, Paris, 1998.
- Lacan, Jacques, Le Séminaire XX, Encore, Seuil, Paris, 1975.
- Miller, Jacques-Alain, « La fuite du sens » (1995-1996), cours de l’Orientation lacanienne.
- Naveau, Pierre, Ce que de la rencontre s’écrit, Editions Michèle, Paris, 2014. -Thèves, Pierre, « « Witz », transmission et pulsion du lien social », Revue Ornicar, n°34, 1998.

Notes

[1Heinrich Heine, Reisebilder, (III, 2ème partie, chapitre 8).

[2Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, [1905], Gallimard, Paris, p. 56.

[3Ibid.

[4Ibid.

[5Jacques Lacan, Le Séminaire Livre V : les formations de l’inconscient, Seuil, Paris, 1998.

[6Cf. Pierre Thèves « « Witz », transmission et pulsion du lien social », Revue Ornicar, n°34, 1998.


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