N° 131, octobre 2016

Le respect des éléments naturels
chez les Iraniens


Sohrâb Ahmadi


Bas-relief de Behistun contenant la tablette du même nom, période achéménide

Les langues iraniennes sont une branche du groupe des langues indo-iraniennes, lequel est une branche majeure des langues indo-européennes. Le groupe des langues indo-iraniennes se divise en deux branches essentielles : indienne et iranienne. Historiquement, trois périodes d’évolution sont prises en compte pour ces langues : la période ancienne, moyenne, et nouvelle.

 

La période ancienne

 

Les langues de cette période se constituent avec les premières œuvres des langues iraniennes, c’est-à-dire au temps de la compilation de Gahan (livre sacré, ancienne partie de l’Avesta), vers 10 à 12 siècles avant J.-C., et disparaissent vers la fin de l’époque achéménide.

Il nous reste des manuscrits de deux langues de la période ancienne : en avestique, qui était pratiqué à l’est et au nord-est de l’Iran ; et en vieux perse, qui était communément parlé au sud et au sud-est de l’Iran ancien.

Nous connaissons aussi en partie le vocabulaire médian et scythe, au travers de sources étrangères [1], c’est-à-dire notamment des vestiges des civilisations voisines, amies ou ennemies, comme les bas-reliefs assyriens.

 

La période moyenne

 

Elle commence dès la fin de l’époque achéménide et continue jusqu’au début de l’époque islamique. On peut répartir les langues de cette période selon les critères géographiques suivants :

- les langues iraniennes moyennes de l’est de l’Iran comme le soghdien, le khorazmien, le scythe et le bactrien.

- les langues de l’ouest de l’Iran : le persan moyen parthe et le persan moyen sassanide. N’oublions pas que nous ne parlons pas des frontières actuelles de l’Iran. Cette répartition géographique est basée sur des divisions linguistiques établies par les linguistes.

 

La nouvelle période

 

Cette période commence vers la fin de la dynastie sassanide (VIIe siècle) et continue jusqu’à aujourd’hui. Cette période voit l’émergence des langues iraniennes aujourd’hui parlées dans le monde : le persan, le kurde, le baloutche, etc.

Il reste des œuvres dans l’ensemble de ces langues. La plupart d’entre elles ont un système d’écriture basé sur l’araméen, sauf le vieux perse qui s’écrivait en cunéiforme, avec des graphèmes similaires aux graphèmes babyloniens.

Les œuvres écrites dans ces langues qui nous sont parvenues couvrent une variété relativement vaste de thèmes : la politique, l’histoire, la religion, les mythes, la culture, etc. L’un des points communs importants de ces textes est la place considérable occupée par les éléments naturels. Il est aussi courant de constater des hommages à ces éléments dans les rites iraniens.2

Nous allons ici revenir sur deux de ces éléments : l’eau et le feu, qui ont une place importante dans ces œuvres.

Les textes de l’époque ancienne

 

-Le vieux perse : le vieux perse s’écrivait en cunéiforme et il est l’ancêtre de la langue actuelle d’Iran. Cette langue n’existe désormais plus que dans les tablettes cunéiformes. Ces dernières ont un style propre : « En premier l’introduction, suivi du sujet essentiel et terminé à la fin par la partie finale. [2]  »

Le mot utilisé dans le vieux perse pour l’eau est « api », qui est féminin. Précisons à ce propos que comme le latin, le vieux perse est une langue flexionnelle, c’est-à-dire que la forme du mot y varie selon son rapport grammatical aux autres mots dans la phrase. Le mot « api » a été utilisé trois fois dans les textes du vieux perse qui nous sont parvenus.

Notons tout d’abord que les tablettes achéménides expriment la volonté politique des rois perses, notamment Darius. Le mot « api » est utilisé dans ces tablettes pour proclamer que le grand dieu de la Perse met l’eau - arme majeure - au service du roi. Dans la tablette de Behistun, il est dit que les ennemis de Darius se jetèrent à l’eau et qu’ils moururent. Lisons cette partie de la tablette : « Adam ajanam vasiy aniya apiya ahyata apišim parabara. » Cette tablette est le plus ancien document historiographique des Iraniens.
 [3]

Les textes existants en vieux perse n’abordent pas les rites mazdéens et nous voyons donc des hommages à l’eau et au feu plutôt dans les textes avestiques. Dans ces textes, des éléments fondateurs de la culture perse sont visibles, tels que le combat contre le mensonge ou l’adoration d’Ahourâ Mazdâ.

Alphabet avestique

Quant à l’élément feu, il apparaît dans les textes du vieux perse dans le mot « atar », qui revient dans d’autres combinaisons de mots, même dans le persan contemporain. Ainsi, dans le calendrier de l’Iran ancien, le 9e mois de l’année est l’« açyadiya », nom formé avec le mot « atar ». Aujourd’hui, le 9e mois du calendrier actuel de l’Iran s’appelle « Azâr », qui comprend également le mot feu et dont le sens est « mois de l’hommage au feu ».

L’avestique : l’avestique était une langue sacrée dédiée à l’écriture de l’Avestâ, ouvrage religieux et fondateur, qui se divise en deux livres, l’Ancien et le Nouveau. Ces deux ouvrages ont des différences dans la phonologie, la syntaxe, et les vocabulaires respectifs des deux livres qui le composent. L’Avestâ est composé de 5 parties : les Yasn, le Visperad, le Vendidad, les Yasht et le Khorde Avestâ. [4]

Le mot utilisé pour l’eau dans la langue avestique est « ap », qui est un mot féminin. Dans les textes iraniens, nous retrouvons de nombreuses traces d’une déesse gardienne de l’eau dénommée « Nahid », à laquelle l’hymne « Aban Yasht » de l’Avestâ rend également hommage. L’hommage à l’eau et à la déesse qui la protège est de façon générale un élément incontournable des rituels religieux indo-iraniens antiques.

Le mot « ap » a été utilisé plusieurs fois dans les textes avestiques, mais nous insistons plutôt sur « Aban Yasht ». Ce grand yasht comprend 133 paragraphes. Les caractéristiques de la déesse de l’eau dans ce yasht sont les suivantes : elle est tout d’abord « créatrice », puis « sacrée et sainte ». Signalons que la sainteté est également attribuée à l’eau, les Iraniens sacralisant tout ce qu’ils considéraient comme « pur ». La déesse de l’eau est ensuite décrite comme une belle jeune fille avec une belle ceinture, grande et aimable. Elle accorde la prospérité à ceux qui la vénèrent. N’oublions pas aussi qu’Ahourâ Mazdâ lui a donné pouvoir de créer. [5]

Quant au feu, il occupe une place encore plus importante dans les rites avestiques et zoroastriens, accompagné de la lumière. Cet élément est ainsi considéré comme très sacré. Le feu est également doté d’une certaine sainteté chez des peuples sémitiques.

Dans l’Avestâ, c’est le nom masculin « atar » qui désigne le feu. Notons qu’« Atar est le fils d’Ahourâ Mazdâ ».
 [6] Cette sacralité est à l’origine, dans les sociétés iraniennes, de nombreux rites d’hommage à l’« atar », à l’instar des festivals de sadeh.

Selon les textes avestiques, le feu nous donnerait « la facilité », « le langage emphatique », « la virilité » et « la grande sagesse » : [7] « Me donneriez-vous, ô feu, vous, fils d’Ahourâ Mazdâ, la facilité ? »

 

Les textes en langues moyennes

 

Les langues de cette époque apparaissent vers la fin de la dynastie sassanide et continuent d’exister durant les premiers siècles après l’apparition de l’islam. Cette période est grammaticalement et syntaxiquement marquée par une grande rupture avec les périodes précédentes. On observe notamment dans les langues moyennes la suppression de nombreuses règles grammaticales et dans certains cas, du genre. Les langues moyennes iraniennes se divisent en deux groupes orientaux et occidentaux.

La langue persane moyenne (le parsigue), ne doit pas être confondue avec la langue parthe qui était la langue de la dynastie parthe. Cette langue, la langue persane moyenne, était pratiquée durant l’ère sassanide. Il en demeure aujourd’hui une production écrite relativement notable. Les œuvres qui nous sont parvenues sont des écritures sur pierres, murs, bois et papyrus [8]. Il reste également des livres.

Un bon exemple de l’hommage à l’eau et au feu est à voir dans un ouvrage célèbre de cette période, l’Ardavirafnameh. Cet ouvrage relate le voyage d’un mage zoroastrien, Ardavirâf, dans l’Au-delà, notamment au paradis et en enfer, suite à l’ingestion d’une boisson mystérieuse et sacrée. Au paradis, Ardavirâf constate que les hommes et les femmes qui ont vénéré l’eau et le feu sont récompensés, de même que ceux qui n’ont pas accompli cette vénération ou n’ont pas respecté la pureté et la propreté de ces deux éléments sont châtiés.

Certains chercheurs considèrent que cet ouvrage est l’une des sources de Dante pour son œuvre magistrale, La divine comédie, mais il semble que l’influence de ce livre sur Dante demeure indirecte, bien qu’il ait connu dans l’ensemble cette vision iranienne de l’Au-delà au travers de sources islamiques et juives. [9]

Le châtiment de ceux qui ne préservent pas le feu et l’eau est mérité : « Je vis l’âme de quelques hommes et de quelques femmes qui étaient suspendus dans l’enfer la tête en bas. Et des serpents, des scorpions, et d’autres bêtes nuisibles leur dévoraient tout le corps. Et je demandai : « A quelles personnes appartiennent ces âmes ? » Sroš le saint et le dieu Adur dirent : « Ce sont les âmes de ces personnes qui, dans le getig, n’ont pas pris soin de l’eau et du feu, ceux qui ont apporté de l’impureté à l’eau et au feu, et qui ont tué le feu sciemment. » [10] 

Dans nombre des textes de cette période, le feu et l’eau sont cités ensemble.

Précisons enfin que cette langue a servi à la rédaction de nombreux textes religieux et comme nous l’avons dit, l’hommage au feu et à l’eau est indistinct des rites zoroastriens.

La langue sogdienne : cette langue orientale était une lingua franca, et les textes écrits dans cette langue sont plutôt religieux, notamment en relation avec trois autres religions : le christianisme, le bouddhisme, et le manichéisme. Un ouvrage sogdien traitant des vertus surnaturelles de certaines pierres exemplifie la place de l’eau dans les textes sogdiens : « Cette deuxième pierre doit être telle que par elle-même, elle soit blanche et que, pressée, il en sorte une « eau » d’éclat noir. » [11]

Cet ouvrage accorde une certaine puissance de guérison à chaque pierre, cette puissance étant décrite comme « eau ». Ainsi, un autre passage explique que la septième pierre est jaune et son eau est rouge, c’est-à-dire qu’elle protège, donne de la force et éloigne le mal. Dans les textes sogdiens, la force de l’eau réside essentiellement dans un pouvoir de guérison : « L’aveugle guérit s’il prononce sept fois rituellement ce mantra sur l’eau avec un couteau et se lave les yeux. » [12] 

Page d’un manuscrit du Ardavirâfnâmeh, é
poque inconnue

Dans un autre texte sogdien, le feu est à l’origine de la chaleur, car il brûle et supprime la froideur, « [...]il faut cette fois enlever les ... du vent, enlever les pierres de l’eau, les mettre au dehors et allumer un bûcher brûlant. Après cela, il ne fera plus froid. » [13]

Les textes que nous avons choisis pour ces deux périodes sont religieux. Notre choix était motivé

(prblm)

Parmi ces religions, le zoroastrisme, qui est basé sur la croyance en une dualité du monde, décrit un monde dans lequel le respect aux créatures favorise le bonheur et aide à combattre le mal et la maladie.

 

La période nouvelle

 

Cette période est marquée par l’apparition de l’islam et son entrée en Iran, suivie par la conversion de la majorité des Iraniens à cette nouvelle religion. Mais l’islamisation du pays ne change rien à la vénération de l’eau et du feu, bien qu’il s’agisse désormais d’une vénération désacralisée, puisque l’islam enseigne et encourage ce même respect.

Ainsi, on peut voir dans les ouvrages littéraires, de la haute période médiévale jusqu’à aujourd’hui, la référence récurrente aux croyances pré-islamiques en la matière. Les grands poètes médiévaux de cette époque reprennent les allégories des périodes précédentes pour montrer les concepts abstraits, tels que l’amour, le corps, les sentiments, etc.

La conception du respect des éléments durant cette période, notamment durant l’époque médiévale, se reflète en toute beauté dans les chefs-d’œuvre immortels des « six sommets inaccessibles » [14] que sont les poètes Ferdowsi, Nezâmi, Attâr, Sa’di, Molavi, et Hafiz. Dans ces œuvres, l’hommage à l’eau et au feu continue et perdure jusqu’à aujourd’hui.

Ressources : 


- Âmouzgar, Jâleh, Târikh-e asâtiri-ye Iran (L’histoire mythique de L’Iran), Téhéran, Samt, 1995(1374).


- Gignoux, Philippe, Le livre d’Arda Viraz - Translittération, transcription et traduction du texte Pehlevi, traduit en persan par Amouzgar, Jâleh, Téhéran, éd. Moein, 2012 (1390).


- Kent, Roland, Old Persian, American Oriental Society, 1950.


- Moghaddam, Mohammad, Jostar darbâre-ye Mehro Nâhid (La question Mehro Nâhid), Téhéran, éd. Hirmand, 2010 (1388).


- Pelliot, Mission, Textes sogdiens, Paris.


- Pourdâvoud, Ebrâhim, Yasht-hâ (Les Yasht), Téhéran, éd. Hirmand, 1998 (1377).


- Râshed Mohassel, Mohammad-Taghi, Dar âmadi bar dastour-e zabân-e âvestâ’i (Initiation à la grammaire avestique), Téhéran, éd. Karian, 1983(1364).


- Vahidi, Rostam, Niyâyesh-e âtash dar din-e zartosht (L’adoration du feu dans la religion zoroastrienne), Téhéran, éd. Fravahar, 2001(1381).

Notes

[1Citons l’exemple des tablettes assyriennes qui fournissent de précieux renseignements sur les langues iraniennes de cette période.

[2Ibid. p.21.

[3Cf. G. Kent, Roland, Old Persian, American Oriental Society, 1950.

[4Râshed Mohassel, Mohammad-Taghi, Dar âmadi bar dastour-e zabân-e âvestâ’i (Initiation à la grammaire avestique), Téhéran, éd. Karian, 1985 (1364), p. 3.

[5Cf. Pourdâvoud, Ebrâhim, Yasht-hâ (Les Yasht), Téhéran, éd. Hirmand, 1998 (1377).

[6Pourdâvoud, Op. Cit. p.51.

[7Vahidi, Rostam, Niyâyesh-e âtash dar din-e zartosht (L’adoration du feu dans la religion zoroastrienne), Téhéran, éd. Fravahar, 2001(1381).

[8Âmouzgar, Jâleh ; Tafazoli, Ahmad, Op. Cit. p.19.

[9Gignoux, Philippe, Le livre d’Arda Viraz - Translittération, transcription et traduction du texte Pehlevi, traduit en persan par Amouzgar, Jâleh, Téhéran, éd. Moein, 2012 (1390).

[10Ibid.,p.183.

[11Pelliot, Mission, Textes sogdiens, Paris.

[12Ibid., p. 111.

[13Ibid., p. 71.

[14Expression tirée d’un célèbre entretien avec Nâder Nâderpour, un poète persan contemporain, à propos de la poésie.


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