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De la pensée-paysage au corps-cosmos
Etude des motifs naturels représentés sur les vêtements de femmes des régions sud de la
province d’Ardabil
Photos : Zohreh Golestâni
,Située entre la mer Caspienne à l’est, la République d’Azerbaïdjan au nord, et la province d’Azerbâïdjân à l’ouest, la province d’Ardabil bénéficie de paysages essentiellement montagneux rassemblant une flore riche et variée qui fait partie de la vie quotidienne du peuple et a peu à peu été intégrée dans sa culture. Les femmes artisanes de la région ont intégré certains de ces motifs dans leurs ouvrages, où se mêlent monde réel et univers imaginé.
Ainsi sont nés des motifs qui, enracinés dans une vive interaction avec l’espace environnant, font partie à la fois de l’identité culturelle et de l’imaginaire des peuples habitant ces régions.
[1] S’appuyant sur une tradition orale et picturale transmise de mère en fille, ces dessins qui comprennent des éléments de continuité et qui sont en même temps réinventés au fil des générations comprennent des motifs humains, animaux, et végétaux.
Basés sur la culture et la vie rurales, ces motifs se caractérisent avant tout par une abstraction de formes géométriques. Dépeignant le quotidien de cette vie, ces dessins s’inspirent soit d’outils de travail, tels que le rouet dont les roues apparaissent sur un motif appelé tchara par (figure 1), soit de la beauté féminine, notamment au travers du motif abrou kamân, qui désigne l’œil et les sourcils arqués des femmes habitant la région (figure 2). Ces motifs sont étroitement liés à la représentation de l’expérience de la rencontre avec autrui. C’est le cas des dessins appelés élât (figure 3), évoquant les tentes des tribus nomades rencontrées sur les chemins menant aux régions nord du Guilân, ainsi qu’un motif nommé âsheghe khâl, inspiré des târs (luth) des Ashiks et des musiciens turcs. (figure 4)
Quant aux motifs d’animaux, ils sont essentiellement constitués d’oiseaux gazouillant dans les terres verdoyantes des régions sud d’Ardabil où habite le peuple Tât. Parmi eux figure le zeredja sina, motif constitué de hachures entourées de formes géométriques et s’inspirant des poitrines de perdrix (figure 5). On le trouve notamment sur la partie inférieure de toutes les chaussettes tissées dans le village de Déro. Le karga tchash - motif désignant les yeux de poules, élevées par la plupart des paysans (figure 6) – ou encore le tchebe tcheska morgh – motif rappelant un oiseau marchant avec les deux pattes écartées (figure 7) – font également parties des représentations les plus courantes. Les oiseaux domestiques sont aussi présents dans ces ouvrages.
Trouvant leur source dans la flore de la région, les motifs végétaux comprennent aussi bien des formes florales qu’arborescentes. Les fleurs sont fréquemment représentées non seulement sur les ouvrages tissés à la main, mais apparaissent aussi sur les vêtements traditionnels des femmes de la région (figure 8). Les motifs arborescents consistent aussi bien en des arbres verts et fruitiers qu’en des branches représentées séparément. Planté dans la plupart des jardins de la région, le cerisier est à la source de l’aspiration d’un motif appelé gueylâs (figure 9), qui consiste en une représentation géométrique des branches et fruits de cet arbre. Angura ousha est une forme inspirée du pampre qui évoque par ailleurs les fruits de la vigne (figure 10). Les branches des arbres sont aussi à l’origine de plusieurs motifs consistant chacun en une composition esthétique nouvelle de ces éléments. Imitant une branche incurvée, le kharfa khâl (figure 11) vient rappeler l’attention particulière portée par ce peuple aux arbres. Le sarma khâl (figure 12), composé de branches colorées placées les unes sur les autres, vient rappeler la forme d’un pin. Les branches cassées ne sont d’ailleurs pas exclues de cette conception poétique de la nature. Ainsi, le motif appelé le baydâgha goul (figure 13) désigne des branches sèches recouvertes d’un tissu entreposées au milieu d’un jardin.
L’arbre qui, dans la culture Bakhtiâri, est un motif chargé d’une riche symbolique [2], témoigne de l’existence dans la culture d’un peuple comme celui de Tât d’un vif échange avec la nature environnante, celle-ci étant convertie en une image traduisant la dimension sensible et imaginaire de l’espace.
Ces motifs végétaux apparaissent surtout sur les habits des femmes dont la beauté cosmique est, selon Michel Collot, « la parure d’un monde dont elle révèle l’harmonie ; elle incarne l’union du microcosme et du macrocosme. » [3] (figures 13, 14) C’est justement dans ce sens que se réalise une écriture du corps, ancrée dans un lyrisme inséparable d’une expérience du monde. C’est là qu’apparaissent des images témoignant des liens étroits tissés entre la tisserande, le monde et l’imagination. Le corps devient ici « le lieu d’un échange intense et incessant entre le dedans et le dehors, les idées et les sensations, les mots et l’émotion. » [4]
En trouvant un reflet sur les habits des paysans, le monde se définit comme l’étoffe même du corps, et qui se transforme dans un espace onirique en un espace-corps. C’est en ce sens qu’interpellé par un paysage imaginaire et poétique, le sujet se trouve au sein d’un foyer où il vit une pure co-naissance au monde. Cherchant alors la réécriture de l’espace, l’artisane met en œuvre un paysage qui est à la fois subjectif vécu, perçu, et imaginé [5] ; celui qui permettra au corps-cosmos d’y habiter. Ainsi se forme un pays intérieur qui, se nourrissant de paysages extérieurs, favorise « [l]’articulation du pays imaginaire et du pays réel. » [6]
Appréciés dans une totalité qui leur permet de « participer pleinement de leurs environnements respectifs, destinés à procurer l’expérience inimitable d’un certain lieu aussi bien pour l’artiste que pour le spectateur » [7], les divers éléments naturels se greffent sur le corps qui agit comme un trait d’union avec la chair du monde. Se trouvant donc dans un lieu favorisant l’expérience d’une liaison entre le corps percevant et le monde, le sujet « prend la mesure de certains aspects de sa propre existence physique. » [8] « Le paysage, ce morceau de pays, [devient donc] l’œuvre et celle-ci est le paysage. » [9] Le sujet participe ainsi à une scène bucolique dont il fait lui-même partie, et où il habite en poète. Inscrits dans une expérience purement poétique, le corps, le regard et la langue artistique entrent dans un rapport sensible avec le monde qui, réconciliant l’espace et la pensée, est appelé par Michel Collot, une pensée-paysage, à savoir « une pensée partagée, à laquelle participent l’homme et les choses. » [10] Alors, enraciné dans son corps, le sujet s’incarne selon Merleau-Ponty dans le monde en tant que sol de son existence : "On peut dire que nous percevons les choses mêmes, que nous sommes le monde qui se pense – ou que le monde est au cœur de notre chair.
En tout cas, reconnu un rapport corps-monde, il y a ramification de mon corps et ramification du monde et correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors."
[11] Mettant en œuvre une combinaison nouvelle des éléments connus, cette conception du paysage recherche des expériences esthétiques basées sur une symbiose avec le milieu environnant. Ces motifs arborescents révèlent l’appartenance du peuple au macrocosme, celui-là se retrouvant « au cœur de [s]on intime cénesthésie, la mémoire et la source des émotions qui [le] portent à la rencontre de l’autre et de l’univers. »
[12]
Ainsi sont brisées les frontières séparant l’en-soi et le chez-soi de ce peuple traditionnel qui vit une immersion profonde avec la nature qui l’entoure ; un monde poétique représenté par l’art, qui constitue le champ de l’Etre et de la vérité. Se reflétant sur les vêtements, le paysage se résume ainsi en une seule page, en paysage du corps donc. Image du pays telle qu’il est conçu par un observateur, le paysage est en ce sens conçu dans un rapport sans cesse renouvelé entre sujet et objet. Cet échange vif entre le sujet et le monde se trouve parfois même à l’origine de la fusion avec l’espace environnant « où le sujet ému et l’objet émouvant sont unis dans une synthèse indissoluble. » [13]
L’espace apparaît donc comme « l’expression de la prise qu’a le sujet sur le monde par l’intermédiaire de son corps. » [14] Cette expérience sensible du sujet, où il se confond avec le monde dans l’appréhension indistincte d’une seule et même profondeur de présence, est appelée par Henri Maldiney le moment pathique de la relation au monde lors duquel nous devenons le monde, comme le dit Merleau-Ponty. [15]
Dès lors, le sujet reconnaît non seulement l’existence d’une correspondance avec le monde, mais aussi une appartenance essentielle avec ce dernier de sorte que « le sujet qui voit les choses est lui-même compris parmi elles et est l’une d’elles, le fait que le corps voyant et les choses visibles sont d’une même chair. » [16] Celui-ci dépasse effectivement « les limites de son identité personnelle » [17]
afin de faire corps avec le monde qui l’entoure, ce qui caractérise l’expérience du paysage marquée par « la fusion entre l’intérieur et l’extérieur.», [18] Ainsi se forme une identification totale de l’artisan ainsi que du paysan avec les traits constitutifs du paysage qui l’environne.
Les individus sculptent donc de leur côté l’image de l’espace qui les entoure, de même que ce dernier ne cesse de son côté de les modeler de sorte que la disparition de la forme de l’espace habité suggère la disparition de la forme de vie.
Bibliographie :
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Collot, Michel, La pensée-Paysage, Paris, José Corti, 2011.
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Collot, Michel, La poésie Moderne et La Structure d’Horizon, Paris, Presses Universitaire de France (PUF), 1989.
Kiyân, Maryam, « Noghoush dar zirandâz-hâye Ardabil » (Les motifs des nattes tissées à Ardabil), in Ketâb-e mâh-e honar, n°53, 54, janvier-février 2003 (Bahman-Esfand 1381), pp. 104-111.
Lamizet, Bernard, Sanson, Pascal (dir), Les Langages de la ville, Marseille, Editions Parenthèses, Collection eupalinos, Série Architecture et Urbanisme, 1977.
Mo’ein-o-dini, Fâtemeh, Mehrâbi Zâdeh Honarmand, Mâniyâ, « Barresi-e tatbighi-e naghsh-e ostoureh dar adabiyât-e fârsi va dar tarh o naghsh-e farsh-e irâni » (Etude comparée du mythe dans la littérature persane et dans les motifs du tapis persan), in Motâle’ât-e irâni, n°15, Printemps 2009 (1388), pp. 239-258.
Norberg-Schulz, Christian, Architecture : meaning and place. Selected Essays, New York, Electa/ Rizzoli, 1e édi., 1988.
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Ya’ghoub Zâdeh, Âzâdeh, « Anâser-e jâdouyi dar dastbâfte-hâye bakhtiyâri » (Les éléments magiques dans les ouvrages tissés à la main du peuple Bakhtiâri), in Ketâb-e mâh-e honar, n° 187, mars-avril 2014 (Farvardin 1393), pp. 76-81.
[1] Voir Kiyân, Maryam, « Noghoush dar zirandâz-hâye Ardabil » (Les motifs des nattes tissées à Ardabil), in Ketâb-e mâh-e honar, n°53, 54 janvier-février 2003 (Bahman-Esfand 1381), pp. 104-111 : 104.
[2] Ya’ghoub Zâdeh, Âzâdeh, « Anâser-e jâdouyi dar dastbâfte-hâye bakhtiyâri » (Les éléments magiques dans les ouvrages tissés à la main du peuple Bakhtiâri), in Ketâb-e mâh-e honar, n° 187, mars-avril 2014 (Farvardin 1393), pp. 76-81 : 78.
[3] Collot, Michel, Le corps cosmos, La lettre volée, 2008, p. 54.
[4] Ibid., p. 10.
[5] Collot, Michel, Pour une géographie littéraire, Paris, Editions Corti, Les essais, 2014, pp. 76, 97.
[6] Ibid., p. 96.
[7] Beardsley John, Earthworks and Beyond : Contemporary Art in the Landscape, New York, Abbeville Press, 1984, p. 7, cité par Collot, M., La pensée-Paysage, op. cit., p. 169.
[8] Affirmation de Robert Morris à propos de son œuvre paysagère intitulée Observatory, in Ibid., pp. 171-172.
[9] Eliane Burnet, "L’expérimentation du paysage", in Jean-Pierre Gavard-Perret (dir), Le Paysage et la Question du regard, Mailissard, Aleph, "Théories", 2003, p. 48, cité par Collot, M., La pensée-Paysage, op. cit., pp. 179-180.
[10] Collot, Michel, La pensée-Paysage, op. cit., p. 32.
[11] In Ibid., p. 189, 85 note 16.
[12] Collot, Michel, Le corps cosmos, op. cit., p. 9.
[13] Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions (1939), réed. Hermann, 1965, p. 37, cité par Collot M., Pour une géographie littéraire, op. cit., p. 186.
[14] Ibid., p. 74.
[15] Voir Collot, Michel, La poésie Moderne et La Structure d’Horizon, Paris, Prsses Universitaire de France (PUF), 1989, p. 28.
[16] Brent Madison, Gary, La Phénoménologie de Merleau-Ponty Une recherche des limites de la conscience, Paris, Klincksieck, 1973, pp. 188- 189.
[17] Collot, Michel, La pensée-Paysage, op. cit., p. 236.
[18] Ibid., p. 120.