N° 131, octobre 2016

L’arbre de vie et le poème ancien
« L’arbre assyrien »


Sepehr Yahyavi


Introduction

 

arbre fait partie des archétypes les plus importants de la culture humaine. Ceci a été souligné par Carl Gustav Jung, dont le travail trouve de nouveaux approfondissements notamment au travers des recherches de Monique de Beaucorps et son excellent ouvrage Les symboles vivants (Paris, 1989), traduit en persan par le mythologue iranien Jalâl Sattâri. Le premier chapitre de cet ouvrage brillant est consacré à l’arbre et sa présence dans la culture humaine, en particulier dans la civilisation orientale. Nous allons nous baser principalement sur cet essai dans la première partie de notre article qui aborde la question de l’arbre de vie et de ses manifestations variées.

 

L’Arbre de vie assyrien

Cet arbre prend ses racines dans la terre, tout en étendant ses branches vers le ciel. A la fois symbole de richesse spirituelle et signe d’abondance matérielle, l’arbre nous entoure et nous protège. Il nous permet de mieux définir notre place dans l’univers, de percevoir notre ressemblance avec le monde extérieur, que ce soit sur le plan physique (des mains qui s’apparentent aux branches, des pieds qui ressemblent aux racines) ou intellectuel (l’homme qui procrée des enfants ou qui crée des œuvres, comme l’arbre qui donne des fruits ou qui génère de l’ombre).

 

Point la peine de rappeler que l’arbre est doté d’une importance primordiale pour l’homme. Il nous permet de respirer, surtout au sein des grandes villes industrielles. Il est utilisé pour fabriquer de nombreux objets en bois. Et surtout, il a eu un rôle fondamental pour la promotion et la diffusion de la culture humaine, culture qui, du moins avant le déclenchement de la récente révolution technologique et informatique, n’était transférable que sur un support papier. C’est seulement grâce à cette dernière évolution industrielle (la révolution informatique) que l’homme a pu « dématérialiser » ses connaissances en les numérisant, en les écrivant et en les lisant sans recours au papier. Quoi qu’il en soit, il apparaît que l’homme lui-même ressemble à l’arbre : tel un arbrisseau ou arbuste devant les tempêtes du temps, à la manière d’un Moïse en présence du buisson ardent, seul sur le Sinaï de l’univers en train de recevoir les commandements de cet Innommable.

 

Le cyprès et le dattier sur les bas-reliefs de Persépolis

L’arbre de vie

 

L’une des images les plus anciennes de l’arbre de vie est l’arbre du cosmos. Un arbre dont les racines plongent au plus profond du sol, dont la cime côtoie le ciel, et dont les branches sont étendues sur tout l’espace de l’univers et comptant, entre autres, le soleil, la lune et les astres parmi ses fruits. Il s’agit d’une conception à la fois mythologique et cosmologique de la vie, à laquelle est également assimilé le sapin de Noël. Le sapin, comme le cyprès, fait partie des arbres sempervirents (communément appelés à feuillage persistant). Cela en dit beaucoup aussi sur la symbolique des guirlandes et des boules de Noël, qui s’enracinent notamment dans une tradition païenne.

 

Pour les populations chamanistes, c’est le bouleau qui occupe une fonction similaire. En Mongolie comme en Sibérie, le culte de cet arbre est suivi, cet arbre étant assimilé à un « pilier du ciel ». Tout au long du Moyen-Age, la symbolique de l’arbre du cosmos se propage en Europe, diffusion en partie due à l’influence païenne, ésotérique et mithraïste. Nous retrouvons la même connotation d’« axe de l’univers » associée à l’arbre de vie.

 

Un bas-relief assyrien comporte en son centre un arbre de vie avec deux griffons ou chèvres à ses côtés. En Mésopotamie, l’arbre de vie peut être un ensemble de certains arbres prolifiques et indispensables pour la vie des hommes : le cèdre, dont le bois est précieux ; le dattier, dont le fruit est une source d’énergie pour les activités humaines et utilisé pour faire divers produits ; la vigne, dont le fruit est très important et dont les grappes symbolisent l’abondance ; et le grenadier, dont le fruit est aussi le symbole de l’abondance, mais aussi de l’ordre.

Dans la plupart des images de cette région datant de l’Antiquité, l’arbre de vie est représenté entre deux prêtres ou oracles, ou bien entre deux animaux réels ou imaginaires (lion, chèvre, griffon). Ces deux êtres qui entourent l’arbre peuvent être perçus comme ses gardiens, d’autant que le fruit de cet arbre est censé rendre éternel l’homme qui s’en nourrit. Il faut cependant que celui qui rêve d’immortalité entre en lutte avec ses gardiens. Notons au passage qu’une distinction doit être faite entre l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Ce dernier est le même qui fit l’objet d’une interdiction de Yahvé à l’homme (Adam et Eve). Yahvé leur ordonna de ne pas s’en approcher peu après leur création, et leur désobéissance entraîna la Chute. Mais l’arbre de vie fut créé aussi par Yahvé au sein de l’Eden, et il ne faisait pas l’objet d’interdiction divine. Au lieu de s’en nourrir, Adam et Eve se tournèrent vers l’arbre de la connaissance, et cet acte entraîna la chute sur la Terre.

 

L’arbre de vie a été représenté diversement chez différents peuples et à différentes époques. Parmi ses manifestations les plus visibles, nous pouvons citer le chandelier à sept branches ou le Menorah chez les Hébreux. Cette représentation puise probablement ses sources dans l’arbre dit "de l’éclairage" qui appartenait aux populations mésopotamiennes. Les sept branches du Menorah seraient une imitation de la fleur de l’amandier. Ces sept ramifications pourraient également être imaginées comme symbolisant les sept planètes de l’univers alors connues, et tournant autour du soleil. Sa forme pourrait aussi être interprétée comme étant celle d’un arbre planté à l’envers, dont les racines seraient dans le ciel et les branches dans le sol. A noter que dans la tradition juive (ainsi que la tradition hindoue), une coutume pratiquée consiste à planter un arbre à l’envers. Au Moyen-Orient, on avait l’habitude d’assimiler l’homme à un arbre inversé, la tête humaine ressemblant à la racine et son corps au tronc de l’arbre, selon la vision médiévale.

Île de Kish, l’arbre de vie. Il est appelé "lour"
au sud de l’Iran

 

Autre manifestation ou source d’inspiration de l’arbre de vie, le figuier des pagodes, de son nom scientifique « ficus religiosa ». Cet arbre mystique et splendide est originaire des régions chaudes et tropicales de l’Inde et de l’Iran. Au sud de l’Iran, il est appelé « lour ». Il s’agirait du même arbre au pied duquel Bouddha reçu son illumination. L’une des caractéristiques les plus évidentes et marquantes de cet arbre est ses longues racines qui poussent à côté du tronc, dont une partie est plongée dans la terre et une autre reste à l’extérieur. Dans la tradition indienne, le gobelet qui servait de récipient pour le suma (version indienne du haom iranien) était fait du bois de cet arbre.

 

Une autre version de l’arbre de vie se déploie selon une technique de plantation d’arbres miniatures, le bonsaï. Cette pratique traditionnelle chinoise a vu le jour sous le règne de la dynastie Han, à la même période où la Muraille de Chine fut construite. L’objectif de cette méthode arboricole était d’emmener les paysages et phénomènes de la Nature à l’intérieur de la maison. Par la suite, les moines bouddhistes ont exporté cette méthode au Japon et vers d’autres pays d’Extrême-Orient. Aujourd’hui, son usage s’est tellement répandu qu’il existe même plusieurs pépinières et magasins de bonsaï au nord et au centre de Téhéran.

Pour revenir aux parallèles faits entre l’homme et l’arbre, il est à noter que l’on a comparé le cervelet avec l’arbre de vie, et ce peut-être pour les fonctions qu’il a dans le cerveau ou de par sa forme. Autre point de ressemblance, le besoin des deux de soins précis indispensables à leur croissance et leur survie. Ainsi, lorsqu’il soigne ou entretient ses arbres, notamment par la pratique de l’élagage ou de l’émondage, un jardinier procède à la manière des chirurgiens. Dans son célèbre ouvrage Les Racines de la conscience (1954), C.-G. Jung a étudié divers archétypes dont l’arbre et ses diverses manifestations dans l’inconscient collectif de l’homme.

 

L’une des traces de l’arbre de vie dans la culture moyen-orientale est présente dans le poème pahlavi « L’arbre assyrien »(derakht-e âsourik). Pour conclure notre article, nous allons présenter ce poème important du point de vue linguistique et sociologique.

 

Peinture de l’arbre de vie à l’intérieur du palais Shaki Khan, Azerbaïdjan, Musée National d’Art

« L’arbre assyrien » : symbole de confrontation entre deux
civilisations voisines

 

Il s’agit d’un des rares textes profanes écrits en langue pahlavi qui nous est parvenu. Sa composition remonte à au moins 3000 ans, alors que les deux cultures et empires de Perse et d’Assyrie étaient en pleine concurrence dans la région du Moyen-Orient. On dit que les prairies de l’Ouest et du Sud-ouest iranien étaient la cible d’attaques et d’intrusions des forces et troupes assyriennes.

 

Le poème est composé en vers syllabiques de langue pahlavi, ancienne forme de composition poétique pratiquée en Perse. Chaque vers contient 6 ou 11 syllabes (et certains 8, selon Benveniste). Dans la traduction à laquelle nous avons recours, réalisée par Ehsân Tabari [1], la forme originale du poème a été bien conservée en grande partie. Ainsi, par l’effet d’une traduction rythmique et rimée, il est possible pour le lecteur persan de se rendre compte de la beauté et de l’originalité de la version originale du poème en pahlavi de la période des Achéménides ou des Parthes.

 

Ce poème assyrien est l’un des exemples les plus anciens de la technique de dialogue appliquée au domaine de la littérature, surtout en poésie. Il s’agit peut-être d’un exemple précoce de ce que Bakhtine appelait la polyphonie en littérature. Cette technique de conversation ou de dialogue renforce certainement l’effet et l’impact du poème, son pouvoir rhétorique et sa force créatrice. Il s’agit également de l’une des premières œuvres littéraires pour enfants et adolescents, du moins dans cette région du monde. Mais en quoi consiste ce dialogue littéraire si extraordinaire ?

 

Une chèvre de la région d’Iran s’entretient avec sérieux et en prenant un ton de rivalité avec un palmier du pays d’Assur. Chacun raconte ses privilèges et avantages, au grand dam de l’autre. Arrive ensuite le tour de l’adversaire, qui s’évertue à nier la valeur de l’autre et de parler, ou plutôt de fanfaronner, au sujet de sa propre utilité. Chacun de ces deux êtres produit un vaste éventail de produits bénéfiques à l’homme. Cependant, comme l’auteur perse s’identifie davantage avec la chèvre, c’est à celle-ci qu’il donne le plus grand poids. Le dialogue, après les paroles plus longues de la chèvre, se conclut avec sa mise en valeur par le poète.

 

Le poème comporte plusieurs dimensions. Nous pouvons surtout y repérer des aspects religieux, sociologiques, culturels et linguistiques. Pour ce qui relève de l’aspect idéologique, certains chercheurs, dont le célèbre assyriologue anglophone Sidney Smith, affirment que la chèvre représente la religion zoroastrienne et mazdéenne et le palmier, la religion polythéiste alors en vigueur en Assyrie. Du point de vue sociologique, il n’est pas de doute que la chèvre représente un mode de vie des populations nomades basé sur l’élevage du bétail, tandis que le palmier illustre au plus haut point la pratique de l’agriculture telle qu’elle est valorisée par les peuples sédentarisés.

    Bibliographie :


    - De Beaucorps, Dominique, Ramz-hâye zandehdjân (Les symboles vivants), traduit en persan par Jalâl Sattâri, Téhéran, éd. Tcheshmeh, 2012.


    - Mohammadi, Mohammad Hadi et Ghâeini, Zohreh, Târikh-e Adabiyât-e Koudakân-e Irân (Histoire de la littérature pour enfants en Iran), Tome 1 : Tradition orale et littérature de l’Antiquité, Téhéran, éd. Tchista, 2001.


    - Tabari, Ehsân, Œuvres littéraires, tome 6 : Safar-e Jâdou (Voyage de la magie), Téhéran, éd. Alfa, 1979.

    Notes

    [1Œuvres littéraires, tome 6 : Safar-e Jâdou (Voyage de la magie), Téhéran, éd. Alfa, 1979.


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