À Yousra

 

Quand je l’ai regardée, elle était en train de me sourire : grands yeux noirs au regard doux et tendre. Elle portait des habits d’hiver, un peu courts pour elle, laissant apparaître ses jolies mains mais frêles, et un collant qui découvrait ses belles jambes. Ses cheveux noirs et ondulés étaient partagés en deux par une raie, dont quelques mèches en désordre s’étaient placées, joliment sur ses sourcils. Elle me souriait de tout son joli être. « Tout commence par un sourire. », m’avait dit un jour une jeune fille. Elle était assise devant moi, son regard allait et venait du livre que j’étais en train de lire à mon visage.

 

J’étais un peu étonné de son regard, et ne me rendant pas compte du motif de son sourire, me demandais si elle ne me connaissait pas déjà. Le bruit du métro augmentait ma confusion et je ne savais pas s’il fallait lui demander la raison de son sourire ou pas. C’était la nuit et il n’y avait personne dans le wagon, sauf elle et moi. Je lisais un ouvrage sur l’art qu’elle n’arrêtait pas de regarder curieusement. Le train s’arrêta à la station. Elle se leva et quitta le wagon.

 

Je regardais à travers de la fenêtre étroite de style Napoléon III. Près du bassin de la grande mosquée de Paris, au milieu duquel se trouve un jet d’eau, j’avais sa main dans la mienne et regardais sa chevelure onduler dans le vent matinal. « Est-ce que ça te dit d’aller prendre un thé à la menthe ? » Elle aimait ce thé à la folie. Portant une tasse du thé à la main, elle m’a fait signe d’en prendre un en souriant. Le goût de la menthe était toujours stimulant comme d’entendre la chanson « Dance of Maria » d’Elias Rahbani. L’odeur de la menthe me fait toujours me souvenir d’elle. Je me suis souvenu du jour où elle se rendait à l’université. Il y avait un grand nombre d’étudiants ce jour-là à l’université. Je l’ai rencontrée à mi-chemin, en passant devant elle. Elle me regarda curieusement et tout étonnée. Peut-être parce qu’elle ne pensait pas que je fréquentais aussi l’université. Nous nous sommes poursuivis longuement du regard. Peut-être aurais-je dû aller vers elle et lui demander la raison de son regard curieux.

 

Raison qui se révéla quelques jours plus tard à la station de métro, quand je l’ai rencontrée avec deux de ses amis, vers le soir, discutant sur l’art moderne, et sur les raisons de la construction des bâtiments comme cette mosquée blanche, avec des jets d’eau, des arbres, des colonnes et des arcades ressemblant aux bâtiments de la Grèce antique. Elle mit sa main sur une des colonnes : « C’est froid, un peu. » Puis, elle prit ma main dans la sienne et la pressa fortement. J’aimais follement toucher ses mains frêles. Quand elle passait ses mains sur mon visage, je sentais le bonheur le plus profond de ma vie.

 

Elle discutait toujours avec ses amis et nous nous sommes regardés l’un l’autre, au milieu du brouhaha. Mais je ne sais pas pourquoi nous n’avons pas parlé. Nous faisions tout le contraire. Un jour où en sortant de la classe pour aller à la bibliothèque, j’ai failli la heurter dans le couloir : « Pourquoi nous évitons de parler quand nous nous rencontrons ? » Comme elle, j’en ignore la raison, de même que beaucoup d’autres choses de la vie. Elle a mis sa main froide sur mon visage.

 

- Je t’ai rencontré pour la première fois quand tu lisais un ouvrage sur l’art du Moyen-Orient. Je suis étudiante en histoire de l’art et passionnée d’art oriental.

 

L’art est la seule chose qui nous défend contre la mort. « Je suis en train de lire des livres sur l’art, la littérature et l’histoire de l’Orient. » Mais l’infirmière me disait toujours qu’il fallait garder le silence, parce que je parle trop. Si elle revenait dans cette ville, elle voudrait me voir après le lundi pour que nous prenions un café ensemble. Mais l’infirmière insisterait pour que je me taise. C’était une femme désagréable et cruelle.

 

J’ai cessé de lire pour m’interroger sur le motif de ce regard. Mais le train s’arrêta à la station, elle se leva et quitta le wagon. Peut-être pour me faire comprendre qu’elle s’excusait de ne pas être en forme à ce moment-là et de rentrer chez elle pour se reposer. Si cela me convenait, on pouvait se voir le lendemain. Peut-être se voir entre deux cours. L’escalator l’a fait disparaitre, comme les comprimés que l’infirmière me fait avaler chaque jour et qui disparaissent dans mon estomac.

 

Elle était en train d’écrire un article à la bibliothèque de l’université. « Je suis désolée, mais je ne me sens pas très bien, je pense rentrer chez moi me reposer. Ça ne te dérange pas si on se retrouve plutôt la semaine prochaine ? » Écrire un article sur le modernisme n’est pas facile, avec la complexité du sujet et l’anxiété qui en découle. Il est même possible qu’on perde les meilleurs moments de sa vie en s’y plongeant.

 

Elle était restée toute une journée chez elle, ne pouvant aller à l’université, parce que sa colocataire avait emporté les clefs et qu’elle attendait son retour. Elle pensait qu’on pourrait se voir le lendemain ; on se saluerait et causerait un peu. Mais je n’étais pas là pour la voir venir avec l’une de ses amies. J’aurais aimé lui parler ouvertement, mais la piqûre qui s’enfonçait dans ma veine m’en empêcha, et l’infirmière me dit avec indifférence qu’elle prendrait un café avec moi quand elle en aurait le temps. Je ne sais pas si elle se rendait compte que je la regardais de loin, dans ses habits collants qui faisaient ressortir ses formes. Elle me parlait de temps en temps du film Persépolis qui, parait-il, a été très populaire en France. Surtout parmi les jeunes filles. Elle me parlait également du temps où elle était retournée avec ses parents dans sa ville natale, me racontant parallèlement à quel point le monde de la jeune fille du film était coloré, beau, sensible et plein de finesse.

 

Elle me souriait encore, quand je mis ma main sur la sienne froide et la retirai de mon visage. L’infirmière était en train de me repousser. Les pierres blanches des colonnes, les minarets verts et les arcades également en presse de la mosquée brillaient comme des bijoux. C’est dans cette froideur de marbre que je l’ai embrassée. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait cela, car le docteur m’avait dit que je parlais trop avec moi-même. C’est vrai qu’à Rodez beaucoup de gens parlent avec eux-mêmes. Alors que c’était une jeune fille, de dix ans ma cadette. Bien des choses qui lui importaient étaient depuis longtemps mortes pour moi. Comme son sourire, sa vie était remplie d’espoir, tandis que la mienne me paraissait gênante, pareille aux plis de mon front. Quand j’ai avalé les comprimés, j’ai craché dans le seau et toutes les deux m’ont vu.

 

J’ai vécu toute ma vie avec de l’amour et ce sentiment ne m’a pas quitté un seul instant. Je regardais les platanes au bord de la route quand elle a lâché ma main pour regarder un oiseau nourrir ses oisillons. Il ressemblait à ceux que l’on voit pour un instant derrière une vitre, disparaissant aussitôt, mais l’infirmière me disait que ce n’était qu’une illusion. Et chaque fois que je notais mes impressions en vrac et lui demandais de les transmettre à la jeune fille, elle les déchirait en sortant de la chambre, les jetait à la poubelle. Elle m’a montré les papiers déchirés un jour où nous jetions les pots en plastique du thé à la menthe. Le vent soufflait toujours et dispersait ses cheveux, c’est justement à ce moment qu’elle prit mon visage entre ses mains pour m’embrasser.

 

Nous étions tous deux arrivés à ce stade où plus nous nous approchions l’un de l’autre, plus nous nous séparions. J’en ignore la raison, peut-être était-ce sa jeunesse. Pour cette même raison, elle me parlait avec politesse et toujours au conditionnel, par exemple, en évoquant des films sur l’art que je n’avais pas vus, comme sa présence à elle dont j’étais toujours privé sous d’innombrables prétextes. On aurait dit qu’elle disparaissait comme une fumée, contrairement à l’infirmière et au docteur qui étaient là, malgré mes efforts inutiles pour les fuir.

 

Quand je me suis réveillé, elle était déjà partie, pareille à mes dents toutes qui étaient tombées à cause des électrochocs. Elle n’est plus revenue me voir. Et comme toujours, c’étaient le docteur et l’infirmière qui venaient me poser des questions et recevoir des réponses, en me faisant avaler des comprimés. Chaque fois que je leur demande des nouvelles d’elle, ils me disent qu’elle n’existe plus et que je dois vivre sans elle, tandis que je la sens vivante et lui écris chaque jour une lettre et la cache à l’infirmière. Je la sens même certaines nuits près de moi, à côté de mon lit, qui me regarde avec ses yeux noirs et me dit qu’elle aime toujours lire des livres sur l’art oriental, puis elle m’embrasse et me souhaite bonne nuit, et me chuchote à l’oreille qu’il me faut fermer les yeux et ne plus les rouvrir.

 


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