N° 155, octobre 2018

Atiq Rahimi : une littérature de l’exil


Outhman Boutisane


La littérature afghane contemporaine est le produit de l’exil. Les écrivains afghans éprouvent le besoin et la nécessité d’exprimer leur profond attachement à leur terre natale. Cette jeune littérature présente en réalité plusieurs formes d’exil et le prend comme un motif omniprésent de la quête de l’identité. Pour l’écrivain afghan, l’exil est cet élément déclencheur d’une recherche perpétuelle des origines. L’exil engendre le dépaysement et la distance, ce qui rend plus vifs et plus actuels les liens entre l’écrivain et son pays natal. L’écriture devient le moyen du retour à la terre natale à travers le texte. Ce retour est premièrement, un retour vers soi en traversant une pluralité de mondes.

Dans son livre L’Insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera définit l’exilé comme celui :

 

« Qui vit à l’étranger marche dans un espace vide au-dessus de la terre sans le filet de protection que tend à tout être humain le pays qui est son propre pays, où il a sa famille, ses collègues, ses amis, et où il se fait comprendre sans peine dans la langue qu’il connaît depuis l’enfance. » [1]

 

L’écrivain afghan se sent étranger en arrivant dans le pays d’accueil (la France). Il essaye à travers l’écriture de faire ressortir ce sentiment intrinsèque de nostalgie par rapport à son pays natal car il sort de sa peau où la langue maternelle était son royaume pour se retrouver dans un univers anonyme, dans le vide. Il est certain que l’exil des écrivains afghans reste lié aux tensions géopolitiques, à la recherche de liberté, à la censure et aux conjonctures de crises sociales, économiques et politiques.

Jacques Mounier s’interroge sur les formes de l’exil. Pour lui, il ne s’agit pas seulement d’un déplacement spatial, mais peut être d’un déplacement dans la langue :

« Si l’exil est communément physique, c’est-à-dire spatial, géographique, n’existe-t-il pas également un exil culturel, un exil dans la culture, dans la langue ou les langages de l’autre et donc non seulement un rejet, un bannissement et un châtiment, mais aussi une incompréhension, une aliénation, une perte d’identité ? » [2]

 

L’écriture est donc une patrie importante de l’exilé dans la mesure où elle permet le retour sur soi et la connaissance du monde. L’écriture, selon André Karatson, « fait naître une réalité qui est pour ainsi dire consubstantielle au déraciné, une sorte de matrice autonome qui lui permet de vivre sa vie dans son propre espace. » [3] L’exil est donc un déchirement, une source de souffrance mais aussi d’inspiration pour l’écrivain afghan. L’acte d’écrire s’avère étroitement lié à l’expérience de l’exil. Innombrables en effet sont les œuvres artistiques créées à partir d’une expérience de déplacement volontaire ou involontaire. Atiq Rahimi a su nous démontrer à quel point l’exil peut enrichir la matière de son œuvre :

« On reste toujours à la recherche de traces. Bien des familles ont vécu des violences plus atroces que moi, mais que faire ensuite de cette violence ? Plutôt que la dépression, la vengeance, j’ai préféré la transformer en quelque chose qui dépasse ma personne, qui place l’individu au cœur de l’humanité. Grâce à la littérature, j’ai la possibilité de nommer cette souffrance et de transformer une blessure personnelle en une blessure collective. » [4]

 

L’exil renforce le sentiment d’appartenance à la terre natale. Rahimi fait de son écriture une voix plurielle capable de transformer sa blessure personnelle en une blessure collective.

L’auteur, témoin de la mémoire collective, crée une sorte de rencontre entre deux mondes en faisant coïncider, par son propre style, une réalité objective et une réalité fictive. À côté de son expérience personnelle, c’est-à-dire son propre parcours, sa psychologie, sa vision du monde, ses caractéristiques morales et intellectuelles, il existe tout un ordre du monde extérieur à lui (et au texte) qui l’environne et l’influence.

L’exil, en ce sens, est un enrichissement pour l’œuvre littéraire parce qu’il favorise son ouverture. Rahimi développe dans son œuvre La Ballade du calame sa position face à l’exil. Enracinement, liberté d’expression, enchantement culturel, l’autre recherché, corps nomade, tous ces mots prennent leur importance dans cette œuvre. Nombreux sont les écrivains afghans éloignés de leur terre. Ils se sont exprimés sur cette expérience chacun dans une langue singulière et différente.

 

a- Le choix d’une nouvelle langue :

 

Opter pour une nouvelle langue répond souvent à une nécessité de parler de sa souffrance dans la langue de l’autre. L’écriture demeure donc une ouverture sur l’autre dans sa diversité linguistique et culturelle. L’écriture est donc l’occasion de développer un sentiment d’appartenance à travers un nouvel espace linguistique capable de briser les frontières du silence et du tabou, capable de donner au « je » écrivant cette liberté recherchée pour s’exprimer aisément sur des sujets qui choquent parfois. Ainsi se manifeste la volonté de ne pas sombrer dans l’étroitesse de la langue maternelle :

 

« J’appartiens à une culture du verbal : le verbe l’emporte toujours sur l’image. Je viens d’un pays, d’une religion, d’une culture dans laquelle on a du mal à écrire sur sa vie intime, sur sa pensée intime. Par pudeur, par tabou, peu importe. La parole a une telle importance qu’on a du mal à la saisir. Ici, la devise, c’est : “To be or not to be. » [5]

Rahimi a choisi d’écrire en français pour décrire son exil qui semble toujours indéfinissable, et se présente comme une voie obscure sans fin. L’adoption d’une nouvelle langue est considérée comme l’une des méthodes les plus efficaces pour construire une identité plurielle, voire culturelle. L’écrivain exilé éprouve le besoin de se familiariser avec sa société d’accueil, ce qui crée chez lui un désir de revendiquer son attachement au pays natal.

Simon Harel pense que le choix d’une nouvelle langue permet la rencontre de l’autre, et donc un lien encore plus palpable s’élabore :

 

« Écrire en français pour partager ce sentiment de dépossession, de dépaysement, de recherche acharnée d’un pays perdu qu’on retrouve momentanément en sachant bien qu’on le perdra encore, puisque rien n’est jamais définitivement donné. Car écrire, c’est tenter de rejoindre l’autre dans les lignes. » [6]

 

Atiq Rahimi voit également derrière ce choix langagier la possibilité de chercher ses racines perdues. La question de la langue se trouve clairement exposée, notamment à travers la référence à Victor Hugo et sa célèbre phrase sur l’exil : « l’exil est une espèce de longue insomnie. » [7] Trente ans d’exil ne s’écrivent pas, impossible de retracer la même souffrance et les mêmes instants. Rahimi le dit clairement dans son ouvrage : l’exil n’est pas une affaire sur commande. Pour lui, écrire l’exil c’est vivre encore une fois l’exil et l’angoisse qui va avec. Il s’y essaie pourtant. Il noircit des pages et calligraphie des lettres en arabe, mais il y a toujours quelque chose qui manque à ses croquis :

 

« L’exil ne s’écrit pas. Il se vit. Il se vit une seule fois, comme une expérience originelle, qui se révèle et révèle dans la seule voie qui est celle de la création. (…) Aussi l’ai-je quitté en espérant retrouver mes clefs là où il y a de la lumière, de la liberté, de la dignité… tout en sachant que je ne les retrouverai jamais. Toute création en exil est la recherche permanente de ces clefs perdues. » [8]

 

Le discours de l’exilé devient alors une recherche des origines traversant les frontières de la langue et de la culture. Les clefs perdues désignent les racines du pays natal, de la langue maternelle. L’écriture intervient comme le seul moyen qui permet la quête et l’interrogation de et sur soi. Cette quête implique un renversement ontologique de l’ici (pays d’accueil) et de l’ailleurs (pays natal) qui s’opère dans et par l’écriture. L’exil est également le lieu de reconstruction de ce passé perdu, parce qu’il est mémoire de lieux, d’identité, que l’exilé interroge, l’écriture est alors aussi espace de mémoire :

 

« C’est dans ce vide, en pleine nuit blanche, que quelque chose vibre en moi. D’abord doucement ; puis spasmodiquement, comme pour mouvoir la mémoire de ma main et raviver les souvenirs d’enfance de mes doigts… » [9]

 

Donc, derrière ce qui apparaît comme jaillissement de souvenirs d’un sujet fragile emporté par la mémoire vers un passé lointain, il y a une sensibilité ravivée par l’exil.

 

Atiq Rahimi

b- Le déracinement :

 

L’exil est une expérience de l’écart, le lieu d’une déchirure existentielle qui habite l’esprit du sujet créateur. L’écrivain afghan est avant tout un être déraciné de sa terre, éloigné de sa famille, réfugié dans la terre de l’autre. De fait, l’exil engendre un discours du manque reflétant une crise identitaire profonde. Le déracinement donne lieu à l’insatisfaction, à l’étrangeté, à un jeu permanent de l’altérité et de l’identité. L’écrivain exilé est un déraciné étranger tel que défini par Julia Kristeva :

 

« N’appartenir à aucun lieu, aucun temps, aucun amour. L’origine perdue, l’enracinement impossible, la mémoire plongeante, le présent en suspens. L’espace de l’étranger est un train en marche, un avion en vol, la transition même qui exclut l’arrêt. De repères, point. Son temps ? Celui d’une résurrection qui se souvient de la mort et d’avant, mais manque la gloire d’être au-delà : juste l’impression d’un sursis, d’avoir échappé. » [10]

 

 

Atiq Rahimi est également de cette race et va jusqu’à déraciner le corps de son frère :

« Ton frère disait que pour lui l’exil, c’était mourir et être enterré loin de sa patrie, et pour cette raison, il préféra rester. Mais à présent, son corps ne repose pas dans sa terre. Dans sa mort, ils ont condamné son cadavre à l’exil. » [11]

 

Le sentiment de déracinement est vécu comme une déterritorialisation du sujet de sa terre d’origine, ce qui implique un renversement de l’ici et de l’ailleurs qui s’opère dans et par l’écriture. Le discours de l’exilé devient alors un discours de la marge, c’est-à-dire que le sujet écrivant est souvent en mouvance entre l’ici (lieu d’exil) et l’ailleurs (terre promise). Le hors place est pour Atiq Rahimi une donnée de base de l’exil, le retour à la patrie explique sa nostalgie des origines et renforce son attachement à cet ailleurs perdu. Le « je » écrivant s’accroche au sol de sa terre natale, à la maison de son enfance :

 

« L’exil, tout est dit dans ses racines. Qu’il vienne de essil, signifiant ravage, destruction…ou de exsolo, hors du sol, arraché au sol, il s’agit d’un état, d’un mouvement de séparation d’avec son espace vital. Mais pas n’importe lequel. Cet espace est la terre d’origine, où je suis né ; c’est la ville où j’ai découvert mes repères, le ciel, les montagnes, les rues, la société…c’est la maison où j’ai joué, pleuré, ri, crié, où j’ai nommé le monde. » [12]

 

Le « je » écrivant est tiraillé entre deux espaces ; un ici d’exil caractérisé par l’étrangeté, la souffrance et la solitude, et un ailleurs lointain qui renvoie à l’enfance, à l’aliénation et au déracinement. La dualité du discours de l’exil se présente comme projective et devient rétroactive dans le sens que le sujet se mouvant entre ces deux espaces afin de conquérir une identité perdue, elle renvoie l’exil à sa source, à sa première fracture, à la question de n’être ni tout à fait le même ni tout à fait un autre :

 

« Je ne sais plus séparer de l’exil ni mon identité ni ma création. Même si je retourne dans mon pays d’origine après dix-huit ans d’exil. Nous sommes en janvier 2002. Je retrouve une terre indignée sous le fouet de l’armée des ténèbres, les Talibans ; meurtrie sous les bottes rouges de l’armée soviétique ; détruite par la guerre civile, la haine, la vengeance. Sur cette terre, je ne me suis pas reconnu. Mes clefs imaginaires, créées en exil, n’ouvraient plus la porte de la maison de mon enfance. » [13] 

 

Le « je » écrivant recourt à l’écriture pour survivre, pour donner un sens à son déracinement en justifiant son départ vers une autre terre. De ce fait, l’écriture intervient comme une quête et interrogation de et sur soi, qui devient quête des origines. Le discours de l’exil est donc traversé par une remise en question de l’espace qui favorise l’identification du sujet.

Ce profond attachement représente précisément pour Rahimi l’attrait principal de sa recherche, c’est-à-dire que le déracinement crée une sorte de motivation pour le « je » écrivant qui ne cesse de réclamer son appartenance géographique et ethnique. Le recours à l’acte d’écriture permet d’établir un lien avec le passé. La Ballade du calame nous présente un « je » souffrant, traversé souvent par le vide. Il se sent intrinsèquement déraciné, étranger en son pays d’exil. Le déracinement est en ce sens, une expérience douloureuse qui troue l’identité et donne lieu au sentiment du vide que le mouvement du corps ne peut combler :

« C’est un corps qui ne comble pas le vide, il le révèle. Ce vide qui est en moi. Ce vide qui est dans le vide. Qui peut décrire ce que je vis dans ce vertige ? Ce vide est l’espace de l’exil. L’exil des corps volatiles. » [14]

 

Le vide est perçu comme un espace symbolique qui reflète la psychologie du sujet écrivant. Le « je » n’est en fin de compte que le symbole d’une réalité afghane qui le dépasse et dont il est le reflet. Ce vide insaisissable est le résultat de la souffrance identitaire due au déracinement. La Ballade du calame, de ce fait, se déploie comme une remise en question de ce sentiment de vide perpétuel. Sans cesse, l’exil pose de nouvelles questions et devient une source importante de la création littéraire rahimienne. Le « je écrivant est donc l’image synthétique de tous les Afghans exilés. L’exil achemine l’écrivain vers l’épanouissement de son écriture : il est une vie autre, une aventure géographique et culturelle qui devient par le biais des mots, une aventure textuelle dans laquelle l’auteur puise un enrichissement, une nécessité et un besoin incessant d’écrire.

Cependant, chez Atiq Rahimi, cet exil permet le retour « chez soi », contribue au changement permanent de l’espace qui influence profondément sur l’état psychologique de ce « je » en quête de sens. Si l’exil a un enjeu politique évident, il a aussi des enjeux autres. Dont un enjeu littéraire. L’évolution identitaire de l’exilé, qui est souvent contradictoire, produit parfois le désir de s’exprimer par l’écrit. Notre auteur est conscient du fait que les mots ont le pouvoir de rendre tout vivant. Il produit donc une image réaliste de lui-même et cela, dans une tentative de se retrouver dans la terre de l’autre, le pays d’accueil.

L’exil est une expérience pesante, insupportable, au point où elle motive l’écrivain à quitter sa zone d’ombre pour se livrer au monde avec toutes ses blessures existentielles. L’écrivain exilé manifeste sa différence tout en insistant sur son identité. Il n’est plus Afghan puisqu’il écrit en français, mais il refuse de détruire les valeurs de son pays d’origine comme s’il s’agissait d’une fatalité inchangeable. Revendiquer son identité est donc, un acte de vie, une résistance en somme.

* Spécialiste de littérature afghane contemporaine

    Notes

    [1Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1984, p. 116.

    [2Jacques Mounier, Exil et Littérature, Grenoble, Ellug, 1986, p. 5.

    [3André Karatson, Déracinement et littérature, Lille, UCG, 1982, p. 37.

    [5Nils C. Ahl « Atiq Rahimi, écrivain construit par l’exil », le monde, consulté le 23/12/2017. Voir le lien suivant :
    http://www.lemonde.fr/livres/article/2015/11/04/atiq-rahimi-fait-par-l-exil_4803070_3260.html

    [6Simon Harel, L’Etranger dans tous ses états. Enjeux culturels et littéraires, Montréal, XYZ éditeur, 1992. p. 60.

    [7Atiq Rhimi, La Ballade du calame, op. cit. p. 65.

    [8Ibid. p. 98-100.

    [9Ibid. p. 68.

    [10Julia Kristeva, Etrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988, p. 17-18.

    [11Atiq Rahimi, Le Retour imaginaire, op. cit. p. 112.

    [12Atiq Rahimi, La Ballade du calame, op. cit, p. 102-103.

    [13Ibid. p. 101.

    [14Ibid. p. 154.


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