N° 155, octobre 2018

Le motif "Rose et Rossignol" dans les illustrations de l’époque qâdjâre


Saeid Khânâbâdi


Couverture du Qor’ân Madjid,1260, scribe : Vesâl Shirâzi, 1844

Je m’en souviens très bien. C’était un livre ancien grand format. Surtout aux yeux d’un enfant de 8 ou 9 ans, il paraissait encore plus volumineux et plus grand. Une lourde boîte en bois le protégeait. Je venais d’apprendre à lire le Coran et mes parents se réjouissaient de voir que leur enfant montrait une telle affection pour le Livre sacré de l’islam. Mais ils ignoraient une chose. Si leur enfant s’était toujours attaché à ce Coran grand format, ce n’était pas tellement pour lire les sourates divines révélées au Prophète. En réalité, outre son contenu, il y avait autre chose dans ce Coran qui m’inspirait. Il s’agissait d’un Coran manuscrit de la fin de l’ère qâdjâre, qui satisfaisait mon intérêt presque maladif pour les objets antiques. Ce livre était un vrai trésor artisanal. Son coffret en bois était décoré par un minutieux travail de khâtam. Les feuilles brillantes étaient ornées comme par magie d’enluminures dorées encadrant les calligraphies arabes des versets coraniques. La reliure était réalisée selon la technique papier mâché, très à la mode à l’ère qâdjâre. Mais ce qui donnait à ce livre une identité particulière était avant tout la merveilleuse peinture de sa couverture laquée. Une toile impressionnante d’oiseaux et de fleurs, d’arbres et de feuilles, représentant le paradis décrit par le Saint Coran. Une nature imaginaire, élégante et amoureuse colorée par des rouges de différents degrés. Juste au centre de la couverture, en haut de l’encadrement où était inscrit le titre du livre Qor’ân Madjid, un détail de la peinture m’hypnotisait toujours. Un angélique rossignol à l’air innocent et gai se glissait en chantant à côté d’une rose rouge, majestueusement dessinée au sommet de sa splendeur et de sa maturité. Ma mère avait l’habitude de nettoyer la couverture du livre avec de l’eau de rose. Elle mettait aussi des pétales de rose au milieu du livre, et cela ajoutait un aspect olfactif à l’esthétique du livre. La rose magique de la peinture prenait ainsi un parfum vivant et vivifiant. J’imaginais cette rose comme un être vivant que je devais protéger. Je me sentais un peu comme le Petit Prince de Saint-Exupéry qui se chargeait de la responsabilité de protéger sa fleur unique sur sa planète perdue.

Couverture du Divân-e Hâfez, XVIIIe siècle. Bibliothèque nationale de Nouvelle-Zélande

Mais après ces années d’enfance, je saisis maintenant que je ne suis pas le seul à être fasciné par ce motif « Rose et Rossignol ». Depuis de longs siècles, ce couple amoureux s’impose dans l’imagination de la nation iranienne, comme un mot de passe pour entrer dans le monde de la rêverie et de la spiritualité. Ils sont omniprésents dans les éléments décoratifs des palais royaux et des maisons traditionnelles, sur les plumiers en papier mâché, sur les toiles des peintres, dans le plan des tapis persans, sur les textiles en soie, sur les carreaux des mosquées d’Ispahan, dans les enluminures des livres religieux et littéraires aussi bien que dans les poèmes des grands poètes persanophones.

Comme Saadi qui nous invite à nous promener dans son Jardin des Roses. Ou Hâfez, pour qui la rose devient l’équivalent de la beauté sublime et de l’éternité divine. Ou Attâr, qui nous enseigne une nouvelle définition de l’amour par le récit du rossignol dans sa Conférence des Oiseaux. Le rossignol qui, chez Molânâ Rumi, symbolise l’amour céleste incitant l’homme gnostique à rejoindre la Source de la grandeur et de la bonté. Même dans la langue persane actuelle, les Iraniens utilisent l’expression « gol-o-bolbol » (« Fleur et rossignol ») pour évoquer une situation parfaite.

L’utilisation de ce motif esthétique par les artistes iraniens remonte à l’époque préislamique mais, comme l’on le verra, son apogée coïncide sans doute avec l’époque des Qâdjars. Ce n’est ainsi pas par hasard que les directeurs du musée du Louvre choisissent le terme de ’’L’empire des Roses" pour désigner leur rétrospective présentant des chefs-d’œuvre de l’art qâdjâr. Mais d’où vient ce motif dans la peinture iranienne ? Que signifie exactement ce duo romantique dans la pensée iranienne ? Quelle évolution subit-il sous le pinceau des peintres qâdjârs ?

Porte-crayons (ghalamdân) décoré du motif de Fleur et Oiseau (Gol-o Morgh)

Le motif « Rose et Rossignol », désigné aussi par le terme plus général de Fleur et Oiseau (Gol-o Morgh), est un des éléments les plus prégnants de la tradition décorative iranienne. Les traces de ce motif sont discernables dans les travaux de plâtre des palais sassanides. Les bas-reliefs ainsi que les plats en or et en argent de cette époque montrent des motifs similaires, mais dans le style sassanide, le thème floral tend à être remplacé par un arbre qui représente l’arbre de vie. Et en ce qui concerne l’oiseau, il s’agit, de préférence, d’oiseaux mythiques, mais nous avons aussi des canards ou plus généralement des oiseaux en rapport avec l’eau.

Le motif végétal de l’arbre, ainsi que de la vigne, du jardin et des fleurs se veut les thèmes majeurs des décorations des mosquées iraniennes de l’ère islamique. Mais dans les premiers siècles de l’art islamique, c’est le paon en tant qu’oiseau paradisiaque qui se remarque dans les décorations. Le motif « Fleur et Oiseau » est aussi présent sur les poteries de l’ère seldjoukide.

À l’époque timouride, il y des illustrations qui rappellent ce motif, par exemple dans les détails des miniatures de Kamâloddin Behzâd de l’école Hérat ; néanmoins, la version romantique et familière « Rose et Rossignol », dans sa forme contemporaine, est visible initialement chez les peintres safavides. Le motif est largement illustré dans les détails des peintures murales du palais Quarante colonnes (Tchehel Sotoun) d’Ispahan. Le développement de cette tendance est peut-être lié à la présence d’illustrations chinoises de Fleur et Oiseau sur les porcelaines offertes par les empereurs chinois aux rois iraniens. À l’époque safavide, la peinture européenne inspire également les illustrateurs iraniens. C’est le cas notamment de Mohammad Zamân, qui a recours au motif « Fleur et Oiseau » surtout dans les encadrements de ses peintures. Le peintre safavide le plus remarquable dans ce sens est Shafi Abbâssi, dont les tableaux de Rose et Rossignol ont été conservés jusqu’à nos jours. À signaler que c’est à l’époque safavide que la peinture iranienne s’éloigne de la tradition d’enluminure et se proclame en art indépendant.

Couverture du Sahifeh Sadjâdiyeh par Mohammad Zamân, fin de la période qâdjâre

Dans tous les cas, c’est dans l’Ispahan safavide que le motif « Rose et Rossignol » est né, mais c’est dans la Shirâz des Zand qu’il va atteindre sa perfection et le plus se diffuser. En effet, la tradition qâdjâre « Rose et Rossignol » peut être considérée comme un prolongement des travaux des peintres safavides et zands. Il y a néanmoins des nuances qui distinguent le style qâdjâr du motif « Rose et Rossignol » par rapport aux styles précédents. C’est à cette époque que, grâce à des artistes comme Lotf-Ali Shirâzi, Ali Ashraf et Mirzâ Aghâ Emâmi, le motif « Rose et Rossignol » atteint son apogée. Il y a aussi des artistes qui ont recours à ce motif selon la technique de « peinture sous verre », très appréciée au temps des Qâdjârs.

Les couleurs des tableaux de type "Rose et Rossignol" de l’époque qâdjâre sont plus variées et plus vives que dans les œuvres des siècles précédents. La technique clair-obscur des peintres qâdjârs renforce le contraste des toiles. Les oiseaux sont dessinés plus nombreux et plus petits que les modèles safavides et zands. Il y a un mouvement et une action dans les objets. Parfois, les branches du rosier suivent un mouvement spiral depuis la terre vers le ciel. Par ailleurs, le thème de la fleur englobe toutes les espèces du rosier. La rose est parfois dessinée comme "fleur à cent pétales", représentation qui domine largement les peintures qâdjâres. Ce motif est si présent dans l’art iranien qu’il y quelques années, l’un des plus grands chanteurs du pays, le Maître Shahrâm Nâzeri, choisit le nom de "Fleur à cent pétales" comme titre de l’un de ses albums majeurs regroupant des chansons traditionnelles basés sur des poèmes gnostiques de Molânâ Rumi, Hâfez et Attâr.

Motif « Rose et Rossignol » illustré dans les détails des peintures murales du palais Quarante colonnes (Tchehel Sotoun) d’Ispahan

Dans les illustrations de l’époque qâdjâre, le rossignol est parfois représenté avec les yeux fermés, parfois avec les yeux ouverts. Les yeux fermés du rossignol symbolisent la rupture complète de l’amoureux vis-à-vis des attirances terrestres du monde d’ici-bas. Cela évoque aussi sa profonde méditation et sa forte orientation vers le monde du Sens (ma’nâ). Cela peut référer également à l’état d’ivresse spirituelle du rossignol. L’amoureux est ivre sous l’effet du vin de l’amour. Les yeux ouverts de l’oiseau incarnent la vigilance de l’amoureux et sa joie intérieure lorsqu’il découvre la beauté de l’amante au jour de l’union ultime.

Quand la rose est dessinée avec des pétales ouverts, épanouis et matures, elle incarne la perfection et la jouissance maximale. Mais si la rose est encore à l’état de bourgeon et de jeunesse, cela symbolise la période d’attente pour l’amoureux. Le rossignol est toujours dans l’attente. Il attend la perfection de l’amante ou la permission de celle-ci pour l’embrasser. L’amante est occultée. La vie courte de la rose fait référence à la brièveté de la vie de l’être humain dans sa phase terrestre. Le rossignol n’a que quelques jours pour goûter le plaisir d’être en compagnie de la rose, en vue de se préparer pour une fusion pérenne avec l’amante idéale. La fleur n’est jamais fanée dans les toiles. Sa beauté est immortelle. La rose est la beauté sublime. Elle est belle et elle sait qu’elle l’est - d’où son narcissisme démesuré. La belle amante est consciente de sa beauté et cela renforce son désir de coquetterie et de séduction. Elle sait que le rossignol fasciné est tombé dans son piège d’amour. Ce comportement de la rose rend difficile le chemin de l’amour au pauvre rossignol, qui est prêt à tout sacrifice. Cette attitude de cruauté et d’infidélité est toujours attribuée à la rose. La rose est féminine. Cette façon d’être de la rose envers le rossignol est devenue un thème universellement partagé. Le poète russe Pouchkine écrit dans un court poème :

"Branche de fleur de narcisse", œuvre de Mohammad Zamân ; l’encadrement est composé du motif Rose et Rossignol (Gol-o Morgh)

"Dans l’ombre et le silence et la nuit du printemps
Chante le rossignol aux jardins d’orient
Chante son chant d’amour pour l’insensible rose
Qui ne l’écoute pas, se balance et repose…"

L’orgueilleuse amante veut tenter l’amoureux. Elle apparaît et se dissimule. Elle se montre indifférente mais est profondément touchée par l’amour du rossignol. Elle se réjouit sadiquement de voir souffrir son amoureux. Dans les peintures qâdjâres, la rose est parfois figurée en deux couleurs différentes. Cela rappelle encore l’infidélité et l’hypocrisie de la rose, et le double visage de l’amour. Le rosier, outre la douceur et la beauté de sa fleur, possède aussi des épines mortelles qui rappellent les obstacles et les souffrances que l’amoureux doit supporter en vue d’atteindre l’amante. La souffrance de l’amoureux dans le périlleux chemin de l’amour est omniprésente dans la gnose, l’art et la poésie iraniens.

Le rossignol se sacrifie pour l’amour de la rose. Il est donc le martyr de l’amour. Son sort tragique inspire aussi Oscar Wilde dans son conte The Nightingale and the Rose bien que là, l’écrivain et poète irlandais insiste sur l’absurdité de ce sacrifice héroïque. Par ce regard, la relation entre la rose et le rossignol ressemble au rapport entre un autre couple romantique de la culture iranienne, la bougie et le papillon. À l’instar du rossignol, le papillon aussi se scarifie. Il se brule pour arriver à la bougie, la source de la lumière, le sanctuaire de la vérité céleste. Dans certaines peintures de l’époque qâdjâre, le papillon apparaît aussi dans la scène amoureuse de la rose et du rossignol. Parfois même, le papillon est chassé par le rossignol. Le peintre nous parle ainsi de la fameuse jalousie de l’amoureux, ou souhaite ainsi illustrer le cycle de la vie et de la mort.

Tableau représentant un motif Rose et Rossignol, œuvre de Shafi Abbâssi, 1646

La rose est aussi comparée au prophète Mohammad. Dans cette perspective religieuse, le rossignol symbolise l’âme du croyant musulman qui se prend de passion pour l’Homme parfait. Les Iraniens utilisent aussi le mot Mohammadi pour nommer une espèce de rose qui donne de l’eau de rose de la meilleure qualité. Le liquide avec lequel on lave chaque année la Kaaba est aussi de l’eau de rose – les pèlerins à La Mecque tournant autour de la maison de Dieu n’étant également pas sans rappeler le rossignol tournant autour de la rose.

Mais à l’époque qâdjâre, la rose et le rossignol ne recèlent pas seulement des connotations romantiques, gnostiques ou religieuses. Le motif du rossignol prend parfois une dimension socio-politique. Dans le célèbre poème "Oiseau de réveil" (Morgh-e Sahar) récité par Bahâr et chanté à maintes reprises par les chanteurs et les chanteuses de l’époque, le rossignol symbolise toute la nation iranienne. Il incarne le peuple opprimé de l’Iran au début du XXe siècle. Le poète écrit durant les dernières années du règne des Qâdjârs et témoigne de la souffrance du peuple et demande au rossignol de se libérer de la cage de l’oppression et de la tyrannie :

 

"Ô, l’Oiseau de réveil, pousse ton sanglot,

Un sanglot qui réveille mes blessures

Et de ton soupir

Mets en néant cette cage

Ô rossignol enchainé, libère-toi de cette cage,

Chante l’hymne à la liberté de l’être humain

Et d’un souffle ardent met cette terre à feu et en tumulte

Férocité du tyran, la cruauté du chasseur

Ont mis en poussières mon nid,

Ô Dieu,

Ô Cosmos

Ô Nature

Transformez notre nuit sombre en une aube lumineuse

C’est le printemps,

Les branches en fleurs

Mes yeux pleins de rosée de larmes

Et cette cage, comme mon cœur, est triste et brumeuse

Ô mon soupir ardent met le feu à cette cage,

Ô nature ne vole pas ma vie

Ô petite fleur tourne ton regard vers ton amoureux

Encore, encore et encore

Ô l’oiseau désenchanté

Abrège, abrège, abrège ton triste récit »

Traduction de Robert Mallet

Cadre d’un miroir au motif "Rose et Rossignol", époque qâdjâre

Sources :


- Hosseyni, Maliheh, "Negareshi piramoun-e naghashi-ye Gol-o-Morgh ba tekyeh bar assar-e Aghâ Lotf-Ali Shirâzi" (Un regard sur la peinture Fleur et Oiseau sur la base des œuvres de Lotf-Ali Shirâzi), Revue Naghsh Mâyeh, Numéro 17, Hiver 2013, http://www.sid.ir/fa/journal/ViewPaper.aspx?id=267863


- Pandjeh Bâshi, Elâheh, "Motâle’e-ye Tahlili Tatbighi-ye Naghshmayeh Morgh dar Naghashi-hâye Gol-oMorgh-e Lotf-Ali Shirâzi" (Etude analytique et comparée du motif de l’oiseau dans les peintures « Fleur et Oiseau » de Lotf-Ali Shirâzi), Trimestriel Negareh, Université Shahed, Numéro 39, Automne 2016, http://negareh.shahed.ac.ir/article_415.html


- Jahân Bakhsh Hanâ, "Pajouheshi pirâmoun-e naghsh-e Gol-o-Morgh va karbord-e ân dar honar-hâye sonnati-e Irân" (Recherche sur le motif Fleur et Oiseau et ses usages dans les arts traditionnels d’Iran-, Trimestriel Târikh-e No (Nouvelle Histoire), Numéro 16, Automne 2016, www.ensani.ir/storage/Files/20170208072605-10066-115.pdf


- Mirdâmâdi Sarah, "La fleur dans la mystique persane à travers l’œuvre de Mowlânâ et de Hâfez", Revue de Téhéran, Numéro 44, Juillet 2009


- Pouchkine, Alexandre, Œuvres poétiques, Traduction française, Sous la direction d’Efim Etkind, Editions L’âge d’homme, Lausanne, 1981, https://books.google.com


- https://www.louvrelens.fr/exhibition/lempire-des-roses/


- Wilde, Oscar, The Nightingale and The Rose, Booklassic Publisher, 2015, https://books.google.com


- http://www.iranicaonline.org/articles/gol-o-bolbol


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