N° 155, octobre 2018

L’architecture qâdjâre :
entre tradition et modernité


Babak Ershadi


Portrait posthume de Nâssereddin Shâh, quatrième monarque de la dynastie qâdjâre, œuvre de Kamâl-ol-Molk (1900).

la fin du règne de la dynastie safavide (1501-1736), l’architecture iranienne connut une longue période de déclin en raison d’un chaos politique prolongé, des guerres successives et de l’insécurité. Le règne de Karim Khân (1760-1779), fondateur de la dynastie Zand, fut sans doute la seule exception à cette immobilité de l’architecture pendant cette période de déclin qui dura jusqu’au règne de Nâssereddin Shâh (1848-1896), quatrième souverain de la dynastie qâdjâre.

Sous Karim Khân, d’importants complexes architecturaux furent construits à Shirâz, capitale des Zands, mais du point de vue technique et artistique, ces monuments ne constituaient que de pâles copies reprenant les principes de l’école architecturale safavide. Ils ne reproduisaient guère la grande qualité des œuvres architecturales de l’école d’Ispahan. Cela fut également valable pour le règne des trois premiers souverains de la dynastie des Qâdjârs jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle.

Sanctuaire de la vénérée Fâtima al-Massouma à Qom, restauré et développé sous Fath Ali Shâh (1772-1834). Photo prise en 1891.

Sous les Qâdjârs, se développèrent pourtant de nouvelles méthodes et visions architecturales se fondant sur la brillante école d’Ispahan, et qui donnèrent finalement naissance à ce que les experts appellent non sans hésitation l’« école de Téhéran ».

Les historiens de l’art divisent l’architecture qâdjâre en deux périodes : 1786-1848 (a) et 1848-1925 (b).

La première période, qui va du début du règne d’Aghâ Mohammad Khân (fondateur de la dynastie) à la fin du règne de Mohammad Shâh, fut marquée par une vision introvertie, un copiage de l’école d’Ispahan, ainsi que la faiblesse du plan et de la construction par rapport aux œuvres des deux écoles précédentes, c’est-à-dire l’école azérie (depuis le XIVe siècle) et l’école d’Ispahan (depuis le XVIe siècle). Parmi les meilleures œuvres architecturales de cette période, nous pouvons citer la plus belle mosquée de Téhéran, la Mosquée du Shâh (aujourd’hui Mosquée de l’Imam) et le sanctuaire de la vénérée Fatimeh al-Massoumeh à Qom, restauré et développé sous Fath Ali Shâh (1772-1834).

La Mosquée du Shâh (aujourd’hui Mosquée de l’Imâm) à Téhéran.

La deuxième période commence avec le début du long règne de Nâssereddin Shâh et dure jusqu’à la fin de la dynastie des Qâdjârs en 1925. Les voyages successifs de Nâssereddin Shâh et de ses prédécesseurs en Europe, ainsi que les allées et venues des étudiants iraniens vers les pays européens eurent un impact indéniable sur l’architecture iranienne qui subit pour la première fois l’influence des éléments de l’art occidental, tant dans la construction des monuments que dans la décoration.

L’examen de l’espace architectural et du volume architectural nous mène à des résultats contradictoires en ce qui concerne la qualité des œuvres de l’époque qâdjâre par rapport aux périodes précédentes de l’histoire de l’architecture iranienne. Ces deux concepts (espace et volume) sont souvent considérés comme indépendants l’un de l’autre, car la perception des deux ne coïncide pas toujours. L’espace architectural est un espace artificiel, un espace créé par l’homme. Dans ce sens, la fonction principale d’un architecte consiste à configurer des espaces adaptés aux différentes activités humaines. Pour obtenir un espace architectural, il est nécessaire d’utiliser des éléments architecturaux (mur, pilier, arche, escalier, portique, dôme, etc.) pour délimiter et aménager l’espace naturel. Ainsi, l’architecte crée un espace intérieur et un espace extérieur façonnés et séparés l’un de l’autre par le volume construit.

Du point de vue de la création des espaces, l’architecture de l’époque qâdjâre a eu un effet positif sur l’architecture traditionnelle iranienne. Il semble que la connaissance, même limitée, de l’architecture européenne permit aux architectes iraniens d’innover en matière d’espace. Les espaces devinrent plus innovateurs par rapport aux monuments de l’époque des Safavides ou des Zands. Ces espaces variés deviennent plus ouverts, plus légers et plus transparents.

Concernant le volume bâti, il semble que les monuments de l’époque des Qâdjârs soient qualitativement moins remarquables que les édifices plus anciens. Les tailles, les proportions et les formes n’ont pas la même cohésion et la même splendeur qu’à l’époque safavide. La qualité des décorations s’abaisse parfois jusqu’à la médiocrité. Le désordre et les exagérations maladroites prennent souvent la place des décorations limitées, mais extrêmement calculées de l’architecture brillante des Seldjoukides ou des Safavides.

Tekkyeh-Dowlat, première « salle de spectacle » de Téhéran.

Comme à l’époque safavide, les architectes qâdjârs continuent d’utiliser des décorations en céramiques colorées. Ces décorations étaient plus nombreuses dans les monuments religieux et les édifices à utilité publique.

Comme nous l’avons évoqué, à partir du début du XIXe siècle, l’architecture iranienne découvre peu à peu les évolutions modernes de l’architecture européenne tant dans le plan des espaces que dans l’usage de nouveaux matériaux de construction. Par exemple, le métal est de plus en plus utilisé dans la construction des bâtiments. Cependant, en ce qui concerne la construction des mosquées et d’autres monuments religieux, les bâtisseurs sont restés fidèles aux valeurs et aux méthodes de l’architecture traditionnelle des siècles passés.

À ce propos, nous pouvons nous référer à la mosquée Sepah-Sâlâr (aujourd’hui, mosquée du martyr Motahari) qui fut construite à Téhéran sur ordre du grand vizir de Nâssereddin Shâh, Hossein Ghazvini, alias Sepah-Sâlâr (1827-1881). Les travaux de la construction de cette magnifique mosquée de la capitale commencèrent en 1879. Sepah-Sâlâr décéda deux ans plus tard à Mashhad, mais son frère, Hahyâ Ghazvini Moshiroddowleh, continua le projet qui dura cinq ans. La mosquée, inaugurée en 1884, porta à titre posthume le nom de son fondateur. Bien que la mosquée Sepah-Sâlâr fut construite à une époque marquée par l’influence de l’architecture européenne, elle ne contient aucun élément qui fasse allusion à cette influence grandissante de l’art occidental, ce qui indiquerait la fidélité de l’esprit de l’époque aux valeurs et canons esthétiques anciens lorsqu’il s’agissait de la création d’un monument religieux. L’architecte du monument fut pourtant Mehdi Shaghâghi (1844-1920), un diplômé de l’École normale supérieure de Paris, premier « architecte moderne » de l’Iran.

L’unique élément étranger qui existe dans cette mosquée ne vient pas d’Europe, mais d’Istanbul, et cela peut-être en raison du souhait de Sepah-Sâlâr qui, avant d’être nommé grand vizir par Nâssereddin Shâh, fut en mission diplomatique auprès de la cour ottomane à Istanbul pendant dix ans, en tant que ministre plénipotentiaire puis ambassadeur. L’architecte Mehdi Shaghâghi s’inspira ainsi des grandes mosquées d’Istanbul pour créer le dôme de la mosquée Sepah-Sâlâr.

Shams-ol-Emâreh (Édifice du Soleil), haut de 35 mètres, fut pendant longtemps le bâtiment le plus haut de Téhéran.

En 1871 puis en 1873, Nâssereddin Shâh voyagea deux fois en Europe. Il est le premier monarque de l’histoire de l’Iran qui mit le pied en dehors de son territoire non pas pour faire la guerre, mais pour « visiter ». Ce n’était cependant pas le premier contact iranien avec le modernisme occidental du XIXe siècle. Une vingtaine d’années avant sa première visite en Europe, Nâssereddin Shâh avait fondé l’Ecole Dâ-ol-Fonoun (Ecole polytechnique) à Téhéran, premier établissement d’enseignement supérieur moderne du pays (1851), et les échanges avec les grands pays européens s’étaient déjà développés dans divers domaines.

À Paris, Nâssereddin Shâh découvrit les transformations haussmanniennes de la capitale française sous le Second Empire. [1] À son retour en Iran, le monarque souhaita mettre en place une modernisation urbaine de sa capitale. Il fit détruire les anciennes fortifications de Téhéran pour un élargissement extra-muros de nouveaux quartiers de la capitale. Il y fit construire de nouveaux murs (octogonaux irréguliers) et douze nouvelles portes sur le modèle des fortifications européennes de la Renaissance. Les premières rues modernes de Téhéran furent également construites. Dans le cadre de cette modernisation urbaine, Nâssereddin Shâh chargea le prince Doust-Ali Moayer al-Mamâlek (1857-1911), trésorier de la Cour royale, de faire construire plusieurs nouveaux bâtiments à Téhéran, dont un « gratte-ciel » et une « salle de spectacle ». [2] 

La villa du prince Doust-Ali Moayer al-Mamâlek, exemple de l’influence de l’architecture européenne en Iran

Le gratte-ciel de Téhéran était l’Édifice du Soleil (Shams-ol-Emâreh). Avec ses cinq étages et sa hauteur de 35 mètres, ce bâtiment de la Cour royale (Palais Golestân) fut de longues années durant le plus haut édifice de la capitale. Pour la première fois dans l’architecture iranienne, les bâtisseurs se servirent d’acier dans la construction de ce monument. La première salle de spectacle de Téhéran fut, quant à elle, la Tekkyeh-Dowlat dont la construction dura cinq ans. [3] 

Hossein Ghazvini Sepah-Sâlâr, grand vizir de Nâssereddin Shâh.

Outre l’architecture de monuments religieux qui obéissait aux canons de l’art architectural de l’époque safavide, l’ère qâdjâre connut également un essor dans la construction de palais royaux et princiers à Téhéran et dans les provinces. Ce fut exactement là que l’influence de l’architecture européenne vit le jour par le biais de la combinaison d’éléments occidentaux et iraniens.

Dans la seconde moitié du règne des Qâdjârs, une évolution importante apparut dans l’architecture des palais et des résidences de la classe riche urbaine. Pendant de très longs siècles, l’architecture résidentielle iranienne avait été l’art de la création d’espaces introvertis. Mais sous l’influence de l’architecture européenne, ces espaces d’intimité physique et psychique s’ouvrirent vers l’extérieur.

La Mosquée Sepah-Sâlâr à Téhéran.

À une centaine de mètres au nord de la mosquée Sepah-Sâlâr, au centre historique de Téhéran, le grand vizir Hossein Ghazvini Sepah-Sâlâr se fit construire un palais au milieu d’un jardin appelé « Bahârestân ». [4] Le palais Bahârestân devint le siège de l’Assemblée nationale d’Iran après la victoire de la Révolution constitutionnelle. La mosquée et le palais du grand vizir furent construits par le même architecte à une même période, c’est-à-dire vers le début des années 1880. Cependant, ces deux œuvres d’un même artiste révèlent deux tendances différentes, voire opposées, de l’époque : d’abord, l’architecture traditionnelle et introvertie d’un lieu de culte inspirée par l’art des siècles passés ; ensuite l’architecture moderne et extravertie d’un palais inspirée par l’art occidental contemporain.

Le palais Bahârestân, siège de l’Assemblée nationale à Téhéran.

L’architecte de ces deux monuments célèbres de Téhéran est Mehdi Shaghâghi Momtahenoddowleh. Il naquit en 1844 à Téhéran. Son père, Mirzâ Gholi Shaghâghi, originaire d’Azerbaïdjan, était auteur de plusieurs ouvrages historiques et fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères. Mehdi fit ses études primaires dans une école traditionnelle de Téhéran, puis à Dâr-ol-Fonoun. Il fit partie du premier groupe d’étudiants iraniens envoyés en Europe vers 1860 pour apprendre les sciences modernes. Il obtint un diplôme d’ingénierie et d’architecture à l’École normale supérieure de Paris et rentra en Iran en 1864. Selon les historiens de l’architecture moderne iranienne, Mehdi Shaghâghi serait le premier « architecte moderne » de l’Iran.

À l’instar de son père, il se mit au service du ministère des Affaires étrangères et traduisit du français des ouvrages portant sur le droit international et la diplomatie. Il rédigea aussi le premier programme de l’École des sciences politiques du ministère des Affaires étrangères, d’où le titre « Momtahen-od-Dowleh » qui signifie « examinateur officiel ».

    Mehdi Shaghâghi Momtahen-od-Dowleh, premier « architecte moderne » de l’Iran.

Notes

[1Les transformations de Paris sous le Second Empire ou travaux haussmanniens constituent une modernisation d’ensemble de la capitale française menée à bien de 1852 à 1870 par Napoléon III et le préfet de Paris, le Baron Haussmann.

[2Rezâïânpour, Kâmrân, « Les trois grandes périodes de l’architecture iranienne moderne », in : La Revue de Téhéran, n° 12, novembre 2006, pp. 24-27. Accessible à : http://www.teheran.ir/spip.php?article451#gsc.tab=0

[3Khalili, Arash, « Takyeh-Dowlat, le plus grand amphithéâtre de l’histoire iranienne », in : La Revue de Téhéran, n° 27, février 2008, pp. 16-19. Accessible à : http://www.teheran.ir/spip.php?article44#gsc.tab=0

[4Ziâ, Djamileh, "Le palais du Bahârestân, creuset de l’histoire iranienne moderne", in : La Revue de Téhéran, n° 66, mai 2011, pp. 28-33.


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