N° 27, février 2008

Takyeh-Dowlat
Le plus grand amphithéâtre de l’histoire iranienne


Babak Ershadi


La construction de salles de spectacle et d’amphithéâtres semble avoir eu une importance assez faible dans l’histoire de l’architecture iranienne. Le théâtre et les spectacles populaires existent pourtant depuis très longtemps, et le public y assistait souvent dans des espaces à ciel ouvert, sur les places publiques des villes et des villages, dans les cours des caravansérails ou à l’intérieur des maisons de thé traditionnelles et les Takyehs (les lieux aménagés pendant le mois de Moharram pour y célébrer les cérémonies de deuil du martyre de l’Imam Hossein et de ses compagnons). Cependant, à l’époque de la dynastie qâdjâr, le plus grand amphithéâtre de toute l’histoire iranienne a été construit à Téhéran. Takyeh-Dowlat a joué ainsi un double rôle dans le développement de l’architecture iranienne et dans l’évolution du théâtre religieux iranien, Ta’zîeh.

La fondation du Takyeh-Dowlat

Le roi Nâssereddîn Shâh aurait donné l’ordre de la fondation du Takyeh-Dowlat en 1284 de l’Hégire. Le projet a été soutenu par Doust-’Alî Khân Moïr al-Molk, directeur des ateliers monétaires royaux. La construction de Takyeh-Dowlat a duré 5 ans (1284-1290 de l’Hégire, ou 1865-1871) pour un budget de 150 000 tomans.

Avant la construction du Takyeh-Dowlat, il existait de 40 à 45 takyehs à Téhéran, chiffre qui était estimé de 70 à 80 à l’époque de l’achèvement des travaux de la construction du Takyeh-Dowlat. Les célèbres takyehs de Téhéran étaient le Takyeh de la cour royale (en persan : تکیه حیات شاهی) et le Takyeh de Hâdjî Mîrzâ Aghâssî. Cependant, le Takyeh-Dowlat a attiré aussitôt l’attention des historiens de l’art, en Iran et à l’étranger.

Le Takyeh-Dowlat en construction

La cour royale organisait le Ta’zîeh durant le mois de Moharram. A l’époque, les meilleurs Takyehs de Téhéran, dont celui de Hâdjî Mîrzâ Aghâssî (le Takyeh de ’Abbâsâbâd), étaient confiés pendant ce mois aux troupes organisées par la cour. Une grande foule composée surtout de femmes se réunissait au Takyeh de Hâdjî Mîrzâ Aghâssi qui n’était pas assez spacieux pour abriter l’important public qui s’y rassemblait, d’autant plus que le vacarme perturbait aussi le spectacle. C’est la raison pour laquelle Nâssereddîn Shâh a donné l’ordre de la construction d’un immense amphithéâtre à l’intérieur de la cour royale, simultanément à la construction du monument de Shams al-Emâreh. Doust-’Alî Khân Moïr al-Molk a été chargé de diriger le projet.

L’emplacement du Takyeh-Dowlat

Les documents datant de l’époque qâdjâr ne sont pas unanimes pour déterminer exactement l’emplacement du Takyeh-Dowlat. Cependant, il est certain que cet amphithéâtre se situait au sud-ouest du Palais royal Golestân, près de Shams al-Emâreh, en face de la Mosquée du Shâh. Le terrain sur lequel l’amphithéâtre avait été construit appartenait apparemment à la cour royale. Avant la construction du Takyeh-Dowlat, il y avait une ancienne maison où avait résidé Amîr Kabîr, grand vizir de Nâssereddîn Shâh. Cette maison avait été pourtant détruite après l’assassinat d’Amîr Kabîr. D’après certains documents, outre ce terrain, une partie d’une prison et un ancien bain public ont été également détruits pour qu’il y ait assez de place pour la construction du Takyeh-Dowlat.

L’architecte du Takyeh-Dowlat

Plusieurs grands architectes vivaient à Téhéran à l’époque de la construction du Takyeh-Dowlat : Mohammad Tâghî Khân Me’marbâshî, qui avait construit le bâtiment de Dar al-Fonoun), ’Alî-Mohammad Kâshî auteur de Shams al-Emâreh, Mohammad Ebrâhîm Khân Me’marbâshî auteur du Takyeh de Seyyed Nasreddîn et de la place Toupkhâneh, etc. Cependant, aucun des documents écrits de l’époque qâdjâr n’a mentionné explicitement le nom de l’architecte ou des architectes du Takyeh-Dowlat. Néanmoins, les documents plus récents présentent Hossein-’Alî Mehrîn comme l’auteur de ce grand amphithéâtre.

Plan architectural

L’espace intérieur du Takyeh-Dowlat

Malheureusement, l’amphithéâtre du Takyeh-Dowlat a été complètement détruit et il n’en reste rien depuis près d’un siècle. Curieusement, il n’existe même pas un relevé de plan de ce grand monument de l’époque qâdjâr. Les informations dont nous disposons aujourd’hui sur le Takyeh-Dowlat proviennent donc de quelques photographies, d’un célèbre tableau du grand peintre de l’époque, Kamâl al-Molk, et de quelques documents écrits qui décrivent certains détails de ce monument. Des Européens qui ont visité le Takyeh-Dowlat à Téhéran de Nâssereddîn Shâh, comme l’italienne Mme Carla Cernara, le Dr. Fourrier, français et l’anglais Lord Crezen, estimaient que le plan principal du Takyeh-Dowlat était une copie de l’Albert Hall à Londres ou d’autres amphithéâtres ou salles de spectacle en Europe. Cependant, il faut rappeler que Nâssereddîn Shâh n’a effectué son premier voyage en Europe qu’en 1871, alors que le Takyeh-Dowlat avait été construit de 1865 à 1871. Autrement dit, les travaux de la construction de cet amphithéâtre étaient achevés avant le retour de Nâssereddîn Shâh en Iran. Certains chercheurs estiment que le plan du Takyeh-Dowlat s’est inspiré du plan des places publiques, des caravansérails et des Takyehs, bref de l’architecture traditionnelle iranienne.

Le Takyeh-Dowlat était un grand octogone de l’extérieur, et un cylindre complet de l’intérieur dont le diamètre mesurait près de 60 mètres. Le monument était haut de 24 mètres et sur quatre étages (y compris le sous-sol). Le Takyeh-Dowlat s’étendait sur une superficie d’environ 2824 m² et était capable d’abriter quelques 20 000 spectateurs. Avant la construction des grands palais et des hauts bâtiments à Téhéran, vers la fin de l’époque qâdjâr, le Takyeh-Dowlat a longtemps compté comme l’un des plus hauts bâtiments de la capitale. E’temâd al-Saltâneh, ministre de la Presse et des Publications sous Nâssereddîn Shâh, a écrit : "Le Takyeh-Dowlat est un bâtiment d’Etat magnifique à quatre étages. Le bâtiment est si haut que l’on peut le voir de très loin, à une distance de cinq lieues de la ville."

La façade du Takyeh-Dowlat

A chaque étage, il y avait plusieurs loges consacrées aux princes et aux personnalités importantes. Les escaliers et les corridors assuraient l’accès aux loges. L’Américain Samuel Benjamin qui a visité Téhéran de 1300 à 1303 de l’Hégire écrit dans son livre L’Iran et les Iraniens : "De la loge royale, dont les murs sont couverts de précieux châles de cachemire, et le sol de merveilleux tapis persans, on découvre un immense théâtre circulaire aussi vaste que l’amphithéâtre de Vérone, d’environ 60 mètres de diamètre, coiffé d’une charpente s’élevant à 30 mètres au-dessus de la scène, à laquelle était suspendue une grande tenture, et des lustres géants supportant quelque cinq mille chandelles protégées des courants d’air par des verres coloriés. Mais ce qui éblouit encore plus c’est le spectacle du public, celui des loges où sont assis les grands dignitaires de la cour, et surtout celui de milliers de femmes, au moins trois ou quatre mille, assises à l’orientale à même le sol légèrement incliné autour de la scène centrale pour permettre à tout le monde de suivre la représentation."

Vue extérieure du Takyeh-Dowlat

Samuel Benjamin décrit ensuite des voûtes en arc construit en brique, en insistant sur le fait que les architectes et les maçons iraniens étaient des maîtres incontestés de toute construction en brique dans le monde entier : "Je suis sûr que si les architectes du Takyeh-Dowlat avaient utilisé du marbre au lieu des briques, ils n’auraient, en réalité, rien ajouté à la beauté et la somptuosité de ce monument. Il m’est difficile de décrire la beauté et la magnificence des voûtes en arc du Takyeh-Dowlat. Les Perses ont utilisé, bien avant les Romains, les voûtes en arc. En réalité, les Romains l’ont appris des Perses, mais les arcs romains n’ont jamais égalé la beauté et l’originalité des œuvres perses."

La scène et l’espace intérieur du Takyeh-Dowlat

L’espace intérieur du Takyeh-Dowlat était divisé en plusieurs parties : la scène était une plate-forme circulaire haute de près d’un mètre, d’un diamètre de 18 à 10 mètres. Aux quatre coins de la scène, il y avait des escaliers pour y monter. Autour de cette plate-forme, un cercle large de 6 mètres était consacré au passage des acteurs et des chevaux. Les spectateurs s’asseyaient par terre autour de ce cercle.

A l’époque de Mozafareddîn Shâh, une partie du plafond du quatrième étage s’est effondrée. Pour restaurer le monument, les architectes de la cour ont préféré détruire totalement le quatrième étage et se contenter de réparer seulement les étages inférieurs.

Le plafond du Takyeh-Dowlat

Après la révolution constitutionnelle et l’apparition du théâtre moderne en Iran, le Takyeh-Dowlat a perdu de son prestige et l’âge d’or du Ta’zîeh a touché à sa fin. De 1923 à 1925, on a effectué quelques restaurations au Takyeh-Dowlat pour y organiser d’abord une exposition de produits manufacturés iraniens, ensuite l’Assemblée constituante. Le Takyeh-Dowlat, qui était le plus grand amphithéâtre de toute l’histoire de l’Iran, a été totalement détruit par la mairie de Téhéran en 1947 pour des raisons qui restent inconnues jusqu’à aujourd’hui.


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