N° 27, février 2008

L’histoire de ma poésie





Depuis bien des années - je ne me rappelle pas de la date précise -, chaque musique, chaque geste, chaque pensée, chaque sens semblait me diriger vers une poésie. Je ne tardais pas à dire tout ce que je voyais, rêvais ou savais. Ainsi, ce désir de tout dire par la poésie devint peu à peu une habitude pour moi. Et mes poèmes, chaque fois que je les déclamais dans ma chambre, entourée de solitude et de silence, se chargeaient d’un sens nouveau.

Dans mes poèmes, je dessine le monde

Et tout ce qu’il y a dedans

Je les revêts par les fleurs

Les pare par les parfums

Dans mon poème,

A chaque instant, dans chaque vers

Toutes les plumes dansent

Tous les papiers vibrent

Un jour, j’ai enfin osé montrer lesdits poèmes à l’une de mes professeurs, que l’estimais beaucoup. "Pour te parler franchement, ils n’ont rien d’extraordinaire. Je te trouve beaucoup plus forte en maths. Et c’est cela qui te servira dans ton avenir", me conseilla-t-elle. Déçue, je ne m’occupais ni des maths ni de la littérature pendant des mois. Plus tard, j’appris par hasard que ce professeur de maths écrivait elle-même des poèmes en secret, chaque fois qu’elle en ressentait le besoin. De ses poèmes, je ne m’en rappelle que d’un seul que, je devine, elle avait composé une certaine nuit, toute seule, assoiffée d’amour, assise dans un coin sombre de sa petite chambre :

Dans la cellule étroite et sombre de la vie,

L’amour, seul l’amour

-Dieu le sait-

Peut nous sauver tous.

L’amour, seul l’amour

-le cœur le sait-

Est une fenêtre donnant sur

“ne pas mourir”.

A l’âge où la plupart des gens subissent une transformation intérieure et se questionnent sur le sens de la vie ou du destin, me laissant entraîner par la trame du désespoir, je composais des poèmes qui étaient, certes, les plus tristes de l’histoire de ma poésie. J’ai demandé à une amie particulièrement mûre pour son âge de les lire : "Ces genres de poèmes noirs ne guérissent personne. Ils ne font qu’exacerber notre désespoir." Elle les déchira tous sous mes yeux, les laissant tomber telles les feuilles des arbres de cet automne triste, à l’exception d’un seul :

Le monde ne reste pour personne.

Tout est dans la main de Dieu

Lui, qui nous a offert la vie

Nous la reprendra un jour.

Pour une seule et unique fois, nous avons reçu la vie.

Bien qu’accablés de tristesse et de douleur,

Hâtons-nous de faire le bien

Avant que nous ne rendions l’âme.

Il y a, je crois, toujours quelque chose qui aboutit à la poésie, la produisant d’une manière continuelle, comme le jour où j’apprenais à conduire pour la première fois, dans une allée déserte, en plein midi, l’un de ses mois d’été. Lorsque j’appuyais sur l’accélérateur, une certaine poésie remontait en moi. La vitesse, la chaleur, les arbres verts de l’allée, tout cela me suggérait un poème chaud sur l’amour de la vie et me faisait songer à ses beautés. J’étais plongée, ou plus exactement si noyée dans mes rêves que je n’entendais plus les cris de mon frère : "Arrête ! Arrête !". La voiture allait heurter à un grand arbre. Mon pauvre frère, s’il n’avait pas tourné le volant à temps, nous…

J’ai arrêté la voiture à grand-peine, ma poésie s’arrêta facilement. Irrité, mon frère s’écria : "Descends ! Je te l’ai déjà dit mille fois, crois-moi, tu n’es faite que pour te plonger dans tes livres." Après cet événement, l’envie de conduire me quitta et j’avais peur de la poésie. Je me promis : "C’est fini. C’était la dernière fois". A peine quelques jours après, cette obsession, jointe à une sorte de besoin naquit en moi de nouveau. Je recommençai à écrire, comme si j’avais retrouvé pour la dernière fois un objet très précieux que j’avais mille fois perdu. J’avais toujours peur de retrouver cet objet qui était à la fois ancien et nouveau. Cette crainte habitait désormais toute ma poésie.

La prière, pour moi, était toujours une passion. Bien que, pendant la prière, je n’arrivais jamais à établir, comme on dit, "une relation spirituelle avec l’au-delà", je cherchais par là à enrichir ma poésie. Parfois, quand je priais, quelque chose semblable à une poésie me venait à l’esprit, quelque chose de calme, d’agréable, comme fermer les yeux pour mieux sentir le parfum d’une fleur, comme une inspiration profonde dans l’air frais et pur d’une forêt ou comme un songe. J’essayais en vain de les mémoriser. Une fois la prière finie, ils m’échappaient et je le regrettais.

La plupart de ceux qui lisaient mes poèmes, m’accusaient d’imitation, voire de plagiat. Mais en fait, si ma poésie ressemblait à celles des autres, c’était que, probablement, j’avais éprouvé les mêmes sentiments et les mêmes expériences qu’eux, ou que nous partagions le même état d’âme. La seule différence était que mon style n’était jamais beau. Je pensais parfois : "Peut-être ont-ils raison. ? force de lire les poèmes des autres depuis des années, ils se sont gravés dans ma mémoire et je les répète tels quels inconsciemment".

J’aimais toujours parler avec les personnes qui m’entouraient de leurs qualités et de leurs défauts, et leur demander quels étaient les miens. Mais comme je n’osais pas le leur avouer en leur présence de peur qu’ils ne m’en veuillent, je les écrivais souvent sous forme de poème.

Tu es noir comme la nuit

Seul tout comme moi

Tu es orgueilleux et vaste

Comme le sont la montagne et l’océan

De nature, tu n’aimes pas parler

Tu préfères le silence, comme les forêts vierges

Je te désire et crains tout à la fois

Tu es redoutable et violent parfois

Mais, je sais,

De nature, tu es gentil et grand juste comme un père.

A l’université, cette obsession fit peu à peu place à la curiosité et à une tâche qui semblait être sans fin. Afin d’apprendre les principes, je devais devenir un morceau de boue de poterie et mes maîtres devaient me donner une forme selon leur gré. Pourtant, cette obéissance aux règles ne me paraissait pas un esclavage. Je m’en réjouissais même et je ne nie jamais le bonheur de cet âge magnifique où je ne passais mon temps qu’à apprendre. Je veillais la nuit et pratiquais toute la journée. Je lisais, récitais sans discontinuité. J’écrivais des mots, les effaçais et les remplaçais par d’autres pour pouvoir enfin composer des poèmes, cette fois, selon les règles. Je les ai donnés à l’un de mes professeurs connu par son intelligence afin qu’il les corrige. Quelques jours après, à l’heure convenue, il me rendit visite. Malheureusement, il ne les avait pas lus. Je lui en demandai la cause. Il se frotta les yeux et me répondit en baillant : "Désolé. Faute de temps, je n’en ai lu aucun. Mais, sois sûre, pour la qualité du reste de tes travaux, tu auras une bonne note." La meilleure note de la classe ne m’inspira même un seul vers.

Dès lors, ni les maths, ni la vitesse, ni les leçons imposées ne m’intéressaient. Seule restait l’idée d’une poésie dégagée de toutes les conventions dictées, une poésie simple mais riche, brûlante et efficace, faite d’harmonie et de bonheur (laquelle, je le savais par avance, ne verrait jamais le jour).

Je me mis à écrire quand même. Parfois, quand je commençais par les détails, je ne pouvais continuer. J’oubliais. A force de m’occuper des détails, j’oubliais le sujet principal dont j’avais envisagé de parler :

Je le sais, je l’avoue et je le crie à haute voix,

Je le jure, je prends le ciel à témoin

Et j’en suis sûre, et j’en suis heureuse

Que…

Quand je décidais d’entrer directement au cœur du sujet, sans aucune introduction, un autre problème survenait : ma poésie, qui n’était pas belle en soi, devenait incompréhensible, voire fâcheuse. Je ne faisais qu’en détruire la beauté et le sens.

L’arrêt de ma poésie ne se déduisait pas des découragements et des influences néfastes que certains ne manquaient pas d’exercer sur moi. J’étais injuste de rejeter la faute sur les autres. Il existait en réalité bien d’autres barrières. L’imagination et le talent inné, voilà ce qu’il faut pour la création d’un beau poème ayant la faculté d’émouvoir. Sans l’un ou l’autre, la poésie tombe dans la banalité. Et tous deux me manquaient. Sans cela, la poésie échoue et n’aboutit qu’à un texte simple et fastidieux, comme la mienne. Ma poésie, sans aucun doute, ne pouvait exercer aucune fascination sur personne. Elle n’était ni touchante ni admirée, et constituait même un objet de moquerie pour certains. C’est au cœur de cette fausse foi qui naissait en moi, que l’incertitude et la peur allaient se changer en honte. Abandonnée de ce monde, j’allais croire que la fin de ma poésie était proche et que je ne réussirais à l’arracher à la mort. Ce trésor immense me paraissait alors inaccessible.

O ma pauvre poésie,

J’ai fait tout ce qu’il fallait faire pour ta survie

Et je ne puis vraiment plus rien.

Adieu !

C’est ainsi que commence le silence. Toutes ces causes quelconques ont enfin engendré les années du silence. Mais le silence aussi possède ses propres paroles, sa grande force du parler, aussi bien que ses propres poèmes criants. Il n’est que les signes et les symboles. Mon silence approuvait bien mon intérêt pour rentrer dans le monde de la poésie d’où j’étais dépaysé. Il est vrai que ma poésie n’est touchante que si l’on a envie de la lire et relire avec passion. Mais j’aime ce monde, car on n’y ment pas, car tout y est vrai. La poésie, me semble-t-il, est un monde où l’on n’est ni orgueilleux, ni méchant, mais qui laisse apparaître une vraie franchise. Dans ce monde, tout est possible et permis. Alors au sein même du silence, du fait que ce désir n’avait pas cessé d’exister en moi, j’ai essayé de profiter de la poésie, cette fois-ci, pour me mettre à l’épreuve et, par là, me connaître davantage. Alors, chaque fois que je composais un poème, tous les sentiments que j’avais préféré faire passer sous silence, lesquels je niais toujours ou dont je n’étais pas consciente, se révélaient.

Quand un nouveau poème voit le jour, bien sûr, quelque chose s’est passé quelque part. Seul ce monde a le pouvoir de nous dénoncer ou de nous transformer complètement. J’entendais nombre de voix qui partageaient cette idée. Une seule voix, vive comme une mélodie fervente et chaleureuse, murmure toujours dans mes oreilles. C’est cette voix, elle-même parfumée de poésie que je ne cesse d’entendre chaque jour, le matin quand j’ouvre les yeux jusqu’au soir avant de sombrer dans le sommeil.

En toi, j’ai ressenti une attirance pour ma poésie

Tu étais comme ébloui par son envoûtement

Et ne pus t’empêcher de me le dire.

Bouleversée par ton beau sourire,

Je ne pus m’empêcher de fondre en larmes.

Je m’occupais alors de plus en plus de moi-même, de sorte que je semblais me renfermer sur moi-même. Et cela était gênant. Je pensais qu’il fallait ignorer à la fois soi-même et les autres pour pouvoir faire survivre la poésie. Fallait-il n’écouter personne que la voix du cœur pour pouvoir composer les plus beaux poèmes du monde ? Fallait-il écrire mot à mot ce que le cœur dicte ?

Très vite,

Je me suis remplie de toi

Tu m’as envahi le cœur, l’esprit, le corps et l’âme

Tu as comblé mes jours, nuits, heures et instants

Si tu me prives de toi

De ce moi,

Il ne restera donc plus rien.

Après le jour passé à "écouter la voix du cœur" viennent fatalement les jours de l’attente. Les jours où l’on doit attendre nuit et jour sans avoir le droit de se plaindre, où l’on fixe les aiguilles d’une montre ou un chemin. Les jours où l’attente prend tous les instants à tel point qu’on n’a plus de temps pour écrire un seul mot, voire une seule lettre.

J’attends

Voir ton ombre dans mon chemin quotidien

Ou, du moins,

Avoir une nouvelle de toi, les jours que tu es si loin de mes yeux

Tu ne sais pas que ce sont mes seuls plaisirs ?

Tu me laisses toujours dans l’attente

Peut-être le fais-tu exprès.

Et tu ignores que

L’attente du plaisir est plus douce que le plaisir lui-même

L’attente, cet instant suprême, aboutit un jour enfin à la lassitude et à la solitude et alors, on se contente des souvenirs. Je me sentais brûlée de l’intérieur et ces vieilles obsessions, tombées dans l’abîme de l’oubli, ne pouvaient plus germer en moi. Bien qu’il ne me fût plus possible de croire que "je pouvais", je m’efforçai d’écrire mon dernier poème :

Tu vins

Sourire aux lèvres

J’ai dit : J’aime tous tes poèmes

C’est d’eux que je nourris les miens.

Tu me demandas, d’une voix hésitante :

Pourquoi ne viens-tu pas avec moi vers ce ciel étoilé ?

Tu étais venu juste au moment où,

Frappée par la main du destin,

Je n’avais qu’à partir.

Hélas !

On dit que ma poésie est éternellement condamnée à l’échec.


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