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Ma première rencontre avec le Prince Soltân ’Alî Qâdjâr eut lieu dans sa maison de Neuilly-sur-Seine. Il m’avait alors raconté l’histoire des derniers rois Qâdjârs, telle qu’il l’avait vécue ou qu’il la tenait des membres de sa famille.
En découvrant ce lieu où le dernier d’entre eux, Ahmad Shâh, avait vécu ses dernières années, j’ai eu l’impression de faire un saut en arrière dans l’histoire de la Perse. Des photographies en noir et blanc de la famille royale qâdjâre et de nombreux tableaux ornaient les murs, comme ils auraient pu orner les salles du palais du Golestân à Téhéran. La bibliothèque, qui renfermait de nombreux ouvrages, aurait pu faire le bonheur des chercheurs les plus chevronnés de l’histoire de la Perse du XIXe et début du XXe siècle.
Cette demeure avait été achetée par sa grand-mère, Maleke-ye Djahân, épouse de l’avant-dernier roi Qâdjâr, Mohammad ’Alî Shâh. Cette femme au caractère bien trempé n’hésita pas à parcourir une bonne partie de l’Europe pour sauver sa famille, comme me le racontera le Prince Soltân ’Alî.
Quant à Soltân ’Alî Qâdjâr lui-même, sa gentillesse, son sens de l’hospitalité et sa modestie sont certainement le signe d’une éducation irréprochable. Je l’imagine très bien portant la coiffe qâdjâre à plume d’aigrette, tant ses traits physiques rappellent d’une manière frappante ceux de ses aïeux.
Récemment de passage à Téhéran, il a accepté de faire partager à un auditoire restreint, dont j’ai eu la chance de faire partie, son attachement à la culture qâdjâre, qu’il ne cesse d’étudier et de faire connaître dans le monde.
C’est le résumé de ces deux entretiens que je reproduis ici.
Quand Mohammad ’Alî Shâh, 6e roi Qâdjâr de Perse, doit fuir son pays en 1909 dans la tourmente de la révolution constitutionnelle [1], il est accompagné de son épouse, Maleke-ye Djahân, de sa fille Khâdidjeh et de ses deux fils cadets, Soltân Mahmoud Mîrzâ et Soltân Madjid Mîrzâ, ainsi que d’une suite composée d’une centaine de personnes. Cet exil va les entraîner sur les chemins de l’Europe, chassés parfois par les tourbillons de l’Histoire.
La grande errance va commencer pour ces héritiers de l’une des grandes tribus nomades turkmènes des "Qizilbashs" [2], dont on retrouve la trace dès le XIIIe siècle et qui, apparentée aux Ottomans, participa probablement à l’installation de cette dynastie. Elle servit la dynastie safavide et vint avec elle en Iran en formant l’armée de Shâh Ismâ’îl Ier. Les Qâdjârs régnaient sur la Perse, officiellement depuis 1796, mais dans les faits depuis 1786.
Mohammad ’Alî Shâh supporte mal l’épreuve de l’exil. Dès lors, c’est Maleke-ye Djahân qui prend en main le destin de sa famille. Elle achète une propriété à Odessa, port d’Ukraine sur la Mer Noire, boulevard des Français, où elle va installer la "tribu Qâdjâre". L’arrivée des Soviétiques en 1919 l’oblige à partir pour Istanbul, qu’elle quittera en 1924 à l’arrivée au pouvoir d’Atatürk. C’est alors San Remo, sur la riviera italienne, qui la voit s’installer et verra mourir Mohammad ’Alî Shâh en avril 1925. Il sera inhumé dans le caveau des Qâdjârs à Karbalâ, comme son père Mozaffar-ed-Dîn Shâh avant lui, et comme tous les Qâdjârs le seront après lui.
Sa veuve s’installe à Paris. La dynastie qâdjâre est en danger. Pensant qu’il est possible de la sauver, elle décide, contre toute attente, de rentrer à Téhéran. Elle échoue à persuader son fils aîné Ahmad Shâh, qui avait succédé à son père sur le trône de Perse en 1914, de l’accompagner. Ahmad Shâh, refusant de devenir un "maharadjah des Indes", était parti pour Paris en 1923 en laissant la régence à son fils héritier, Mohammad Hassan Rezâ.
En octobre 1925, Maleke-ye Djahân embarque malgré tout à Marseille, avec ses deux fils cadets et une suite de 30 personnes, pour Bombay où elle restera deux semaines, invitée par sa cousine Bîbî Khânom, mère de l’Aghâ Khân.
De là, elle parcourt le Golfe Persique en bateau jusqu’à Bassorah où elle prend le train pour visiter les lieux saints, Nadjaf et Karbalâ. Elle y rencontre tous les grands ayatollahs, qui refusaient habituellement, à cette époque, de recevoir les dames, mais font exception pour elle. Ils accèdent à sa demande de déclarer, par une fatwa, le gouvernement de Rezâ Khân, le futur Rezâ Shâh Palhavî, contraire aux lois islamiques. Car entre temps, Rezâ Khân avait fait voter par le Parlement iranien une motion renversant la dynastie qâdjâre et le nommant régent. Elle doit gagner Téhéran pour faire appliquer cette fatwa. Pensant y arriver rapidement par la route, elle gagne Bagdad, où le consul général de Perse l’accueille (le royaume d’Irak vient de se former, il n’est pas encore reconnu par la Perse). C’est alors que la dynastie qâdjâre est officiellement renversée à Téhéran. Chassée dans la nuit du consulat, elle restera néanmoins huit mois à Bagdad avec sa suite, contre sa volonté.
Elle s’installe ensuite à Beyrouth avec ses fils. Ils se marieront tous deux dans cette ville où naîtra, en novembre 1929, Soltân ’Alî, fils de son cadet, Soltân Madjîd Mîrzâ.
C’est cette année-là que Maleke-ye Djahân apprend que son fils Soltân Ahmad Shâh est hospitalisé à l’hôpital américain de Neuilly depuis 1927. Il y mourra en février 1930. Elle s’établit alors à Saint-Cloud, avec la partie de sa famille qui l’accompagnait à Beyrouth.
Arrivé à l’âge de dix-huit mois en France, le prince Soltân ’Alî vivra dans la propriété familiale de Saint-Cloud jusqu’à l’âge de sept ans, entouré d’une nombreuse suite qui ne parle que le persan.
On l’inscrit dans une pension catholique puis plus tard, dans un collège jésuite [3]. Il suivra ensuite les cours de l’école Tannenberg rue de la Tour à Paris.
En 1944, la famille s’installe temporairement à Fontainebleau pour échapper aux bombardements des usines Renault de Boulogne-Billancourt, ville proche de Saint-Cloud. C’est là que la famille assistera à la débâcle de l’armée allemande et à la libération.
Maleke-ye Djahân décède dans sa propriété de Saint-Cloud en novembre 1947. Sa dépouille rejoint celle de son époux dans le caveau familial de Karbalâ.
Soltân ’Alî Qâdjâr suivra des études universitaires à Paris et sera licencié en Droit et Docteur en sciences économiques.
A l’âge de 30 ans, il part pour la première fois en Iran pour un court séjour de deux mois. Il y reviendra en 1962, à l’instigation de son père, qui lui confie la tâche d’administrer les terres familiales situées au nord de Téhéran. C’est l’époque de la réforme agraire de Mohammad Rezâ Shâh Palhavî, la "Révolution blanche". Les propriétés sont partagées avec les paysans. Il fonde à cette époque, sur les terrains qui lui restent, une propriété agricole mécanisée, qu’il dirigera jusqu’à la révolution islamique, qui la lui confisque.
De 1964 à 1965, Soltân ’Alî enseigne l’histoire des idées et des systèmes économiques à l’université de Téhéran. Devant les difficultés à enseigner en toute liberté d’esprit l’histoire des différents systèmes économiques, il finira par démissionner et rentrera en France en 1980 où il poursuivra une carrière universitaire.
Ce grand érudit se consacre depuis longtemps à l’histoire. Il a publié en 1989 Mémorables du XXe siècle et, en 1992 Les Rois oubliés, L’épopée de la dynastie Qâdjâre [4].
Il est Président d’honneur de l’International Qajar Studies. Cette association, dont le siège est à Santa Barbara aux Etats-Unis, a pour objectif de faire connaître l’histoire des Qâdjârs au travers de la publication d’un journal. Des rencontres de l’association ont lieu chaque année. En 2006, elle était à Paris et avait évoqué les rapports de Napoléon et de l’Iran et, en particulier, la "trahison" de Napoléon envers Fath ’Alî Shâh. Elle sera à nouveau à Paris en juin 2007. [5]
Parallèlement, Soltân ’Alî participe à une association familiale, la Qajar Family Association, regroupant la très nombreuse descendance de cette dynastie. Les activités des deux associations sont conjointes.
La période qâdjâre a été favorable à un développement culturel très riche et original, typique de cette époque. On peut dire qu’une véritable renaissance de la culture artistique et littéraire a alors vu le jour en Iran. Cette renaissance s’explique par plusieurs facteurs. La paix civile s’établit sous cette dynastie, les luttes fratricides pour le pouvoir, qui mobilisaient l’énergie des rois précédents, sont limitées par la décision du premier roi qâdjâr, Mohammad Aghâ Khân, d’imposer une double filiation qâdjâre, par le père et la mère, à tout prétendant au trône. Pour la première fois, une dynastie s’installe d’une manière durable dans une capitale, Téhéran. Les échanges culturels et commerciaux avec les pays étrangers se multiplient. Nâsser-ed-Dîn Shâh sera le premier monarque iranien à se rendre en Europe, ses successeurs l’imiteront.
Les rois Qâdjârs, sans renier leurs lointaines origines nomades héritées de tribus turques, avaient un goût indéniable pour l’art et la culture, qu’ils se sont attachés à favoriser. Leurs goûts raffinés s’observent dans les portraits officiels qui mettent en scène de belles étoffes et des joyaux somptueux dont ils aimaient orner leurs habits d’apparat.
Dans le domaine de la peinture, ils ont permis à des artistes de créer des œuvres pleines de gaieté et d’originalité. La littérature, la poésie, la musique, l’architecture ou même l’art du tapis ont été renouvelés sous leur influence.
L’architecture civile qâdjâre conçoit des œuvres au style unique et novateur. A cette époque, les habitations deviennent spacieuses, aérées, agréables à vivre. Les colonnes torsadées qui soutiennent les toits et les étages supérieurs donnent une légèreté et une élégance à ces constructions de terre. On assiste au développement d’un véritable urbanisme.
L’époque qâdjâre a vu la floraison de nombreux poètes [6]. Plusieurs rois Qâdjârs ont été des poètes et ont créé des œuvres remarquées dans ce domaine. Ce fut le cas notamment de Fath ’Alî Shâh - sans doute plus attiré par les arts que par la politique - qui versifiait volontiers, comme en témoigne son Divân, qui contient quelques morceaux intéressants. Il a encouragé de grands poètes de son temps et est à l’origine d’un renouveau littéraire.
Nâsser-ed-Dîn Shâh connaissait bien la littérature persane, citait les poètes classiques et composait lui-même parfois de la poésie. Excellent dessinateur, il aimait faire le portrait de ses visiteurs. Il a beaucoup voyagé en Europe, sans chercher pour autant à s’occidentaliser et en gardant son identité persane. Il a rapporté de ses voyages un goût prononcé pour la photographie, dont il fut un grand précurseur en Perse. De nombreux portraits qu’il a tirés lui-même de ses contemporains sont exposés au palais du Golestân. Il a envoyé des photographes dans toutes les régions d’Iran. Les clichés rapportés, qui représentent un témoignage considérable de la Perse du XIXe siècle, sont conservés dans les archives du Golestân. Leur examen attentif et leur classement scientifique et systématique restent à effectuer.
La musique persane originale prend naissance sous le règne de Nâsser-ed-Dîn Shâh, qui incite les musiciens à transcrire par écrit la musique, alors que jusque là elle ne se transmettait qu’oralement, de génération en génération.
C’est l’époque où le ta’zîeh, théâtre religieux chanté, qui est une forme d’opéra, prend tout son essor. Le Tekieh Dowlat, construit sous Nâsser-ed-Dîn Shâh près du palais du Golestân, où l’on représente ces ta’zîehs, permet une diffusion remarquable de la musique. Ce lieu de spectacle a été détruit en 1930 [7].
L’art du tapis a connu sous la dynastie qâdjâre un essor considérable. A cette époque, l’exportation des tapis persans représentait un débouché commercial très important pour la Perse. Le tapis persan a connu alors un renouveau, les tapis tissés au goût européen révélaient de nouveaux coloris et des décors originaux.
Sous Fath ’Alî Shâh, on parlait français à la cour, l’armée était formée par des officiers venus de France. ’Abbâs Mîrzâ, fils de Fath ’Alî Shâh, prince héritier et, à ce titre, gouverneur de la province de Tabrîz, grand admirateur de Napoléon, développa la pratique de la langue française. C’est le premier qui a envoyé de jeunes iraniens boursiers de l’Etat étudier en France.
Sur le plan de l’éducation, Amîr Kabîr, vizir de Nâsser-ed-Dîn Shâh, a créé la première université de type occidental, Dar-ol-Fonoun, école polytechnique où l’on enseignait la médecine, l’ingénierie, les sciences militaires et la géologie.
La renaissance culturelle qâdjâre en Iran a permis d’intégrer à la culture persane des éléments importants de la culture occidentale, sans faire perdre à celle-ci son authenticité. Par exemple, l’œuvre du peintre académique de la fin du XIXe siècle, Kamâl-ol-Molk, qui a pourtant étudié à Rome et Paris, est emblématique de l’académisme persan.
Une somme colossale d’archives de l’époque qâdjâre, accessible aux chercheurs, est conservée au palais du Golestân. Il reste à constituer des équipes d’historiens qui permettraient de mettre à jour la richesse artistique de cette période, qui a culturellement fortement marqué l’Iran d’aujourd’hui.
[1] La pression de l’empire russe, le régime féodal de la dynastie qâdjâre et la faiblesse de caractère de Mohammad ’Alî Shâh ont été les ferments de cette révolution.
[2] Ce nom signifie "Tête rouge" et trouve son origine dans le couvre-chef qu’ils portaient, un bonnet de couleur rouge avec douze plis, référence aux 12 imams du chiisme duodécimain.
[3] A l’instar des autres membres de la famille qâdjâre, Maleke-ye Djahân était très pieuse. Faute de mosquée shiite, elle fréquentait assidûment l’église et se rendait même chaque année en pèlerinage à Lourdes et Lisieux.
[4] Edition°1/Kian
[5] Site Web de l’association : www.qajarstudies.org
Adresse électronique pour s’abonner à la revue et acheter les numéros édités : barjesteh@planet.nl
[6] Iradj Mîrzâ, membre de la famille Qâdjâre, mort en 1926, était poète.Iradj Mîrzâ, membre de la famille Qâdjâre, mort en 1926, était poète. Il lutta pour une meilleure justice sociale en faveur des femmes en Perse et l’abolition des restrictions et incapacités dont elles souffraient.
[7] On peut en voir une réplique aux studios de cinéma de Karaj, dans la banlieue de Téhéran