N° 27, février 2008

Lettre au fils du "médecin massif" de Torbat


(2ème partie)

Esfandiar Esfandi

Voir en ligne : 1ère partie


(…)

En l’occurrence, le cadeau se présentait à moi sous les traits d’un gigantesque père noël, sans sa défroque de lutin en rouge et blanc, et sans sa barbe de carnaval. Il enchaîna alors sur quelques phrases bien pesées, à la manière du pédagogue altruiste et consciencieux, ou du médecin de famille qui prépare délicatement sa terrible médication par injection. Il parla de tout et de rien. De tout, si l’on considère que pour l’enfant que j’étais à cette époque, l’univers se limitait à mes souvenirs de France et aux petites parcelles de ma culture et de la géographie de mon pays natal que je venais à peine de découvrir. De rien aussi, tellement l’inflexion rauque et grippée de sa voix couvrait dans mon esprit, l’essentiel de ses paroles. Arriva enfin le moment tant redouté de l’interpellation fatidique qui me tira hors de ma stupeur et me plongea dans un indescriptible état de gène :

- "Parle-moi de Paris fils…" me lança-t-il en français.

J’eus alors la désagréable impression d’être piégé. Persuadé que j’étais, du haut de mes douze ans, que cet énorme monsieur s’était mis en tête de soupeser, pire, de juger mon niveau de langue. Ma réponse fut, je crois m’en souvenir, d’une maladresse et d’un laconisme effarant :

- "Je préfère Téhéran", répondis-je, espérant ainsi neutraliser l’objectif supposé du géant qui, j’en étais persuadé, voulait m’entraîner sur un terrain que m’interdisaient ma timidité naturelle et mes compétences langagières d’alors, autrement dit, celui de la simple discussion. Mais à ma grande surprise, sa réponse nous conduisit vers un autre terrain, celui, hautement diplomatique, des mots gentiment couverts et de l’entente cordiale :

- "Moi aussi je préfère Téhéran", me dit-il, tandis qu’il me tendait un magazine majestueusement extirpé d’un gros tas de journaux et paperasserie en tout genre.

- "Tiens… c’est le dernier numéro de l’Express International. Je ne suis plus abonné depuis longtemps, mais j’ai des amis qui pensent encore à moi".

Après quoi il se tourna vers mon oncle qui lui rendit la politesse en penchant sa tête de quelques degrés, sa main droite humblement posée sur son cœur. L’Express…la balle était dans mon camp :

- "Mon père, lui, il est toujours abonné. On a plein d’Express chez nous" lui lançai-je fièrement. A ma réponse, il répliqua de bonne grâce par un rire franc et triomphal :

- "J’échangerais bien quelques numéros du magazine avec ton père, en bavardant autour d’une bonne table bien garnie"…

Une fois de plus, il venait de se tourner vers son complice à moustache qui apparemment, saisissait la portée de ses propos. Moi, j’étais dans le vague.

Pendant un court laps de temps, ils se désintéressèrent de ma petite personne. Profitant de ce répit, j’examinais le cabinet domicile de notre hôte. Je réalisai alors l’étendue du désordre qui régnait dans ce lieu bigarré. On y voyait, à côté des photos de personnages anonymes, des portraits en noir et blanc de chanteuses et de chanteurs de music-hall dont certains ne m’étaient pas inconnus. Ces images recouvraient presque entièrement les quatre murs de la pièce en masquant ainsi le papier peint usé et multicolore. Le sol était jonché de boîtes vides ; boites de bonbons, de chaussures, et surtout, de boîtes de fromage suisse et français. Il y avait aussi quelques paires de charentaises (oui, oui), et sur les meubles à moitié défoncés, des tissus bariolés venant de tous les horizons possibles et imaginables. On y trouvait aussi de grosses boules de papier mâché (!?), et des tas de feuilles volantes entassées négligemment sur des étagères poussiéreuses ; des fioles et des boîtes de médicaments (à profusion) ; un Tombac percé, un reste de guitare, un instrument à cordes non identifié, et surtout… des livres. Des tonnes de livres ; des volumes reliés par dizaine, posés côte à côte dans un sublime désordre. A dire vrai, le décor me sembla soudain submergé de livres. Il en tombait de partout. Je m’approchais d’une des étagères pour extraire, avec une indifférence feinte, un in-folio qui exhibait sur sa couverture des signes calligraphiques familiers, et qui évoquaient notre propre calligraphie nationale (je suppose aujourd’hui qu’il s’agissait d’un texte en langue arabe). Je remis l’ouvrage dans sa rangée en répétant le même geste, avec l’impression étrange d’exhumer de leur gangue de poussière et de silence, des documents multimillénaires. Je venais à peine de prendre goût à ma juvénile flânerie hautement archéologique, quand soudain resurgit notre ami Hossein, armé de son sourire définitivement désarmant. Il était suivi par une dame âgée qui serrait dans ses bras un bambin d’âge indéterminé. Elle engagea immédiatement et en boucle, une suite de contorsions en signe de politesse, et se dirigea vers l’impassible praticien. J’assistais alors, en spectateur privilégié, à la métamorphose faciale de l’illustre bon vivant. En l’espace d’une fraction de seconde, il venait d’adopter le faciès et la posture d’un authentique disciple d’Hippocrate. La vieille dame n’eut droit de sa part, et en guise de salutation, qu’à un simple hochement de tête. En passant près de mon oncle, elle avait "pieusement" recouvert de son tchador un autre fragment de la dernière partie de son corps encore visible (son visage) compte non tenu des extrémités de ses doigts, auxquelles il revenait fatalement de maintenir en place le tissu noir. Elle serrait bien fort son grand voile à hauteur de sa lèvre supérieure. Elle continua de s’y accrocher jusqu’au terme de la visite. Celle-ci fut pour le moins brève, mais assez longue cependant pour me laisser le temps d’admirer l’homme médecine dans ses œuvres. De ses mais expertes, il auscultait l’enfant dont à aucun moment je ne parvins à deviner la nature (la langue persane n’ayant pas recourt aux marques morphologiques de genre). Pendant que le médecin tendait à la noble dame des tablettes de médicaments piochées à l’intérieur du cercle virtuel dont il figurait lui-même le centre, je m’étais tourné vers l’entrée de la pièce pour remarquer un début de file d’attente. En véritable garde frontière, Hossein barrait le passage aux patients qui, à ma grande surprise, avaient tous l’air heureux et souriants (du plus mal en point au plus souffreteux). En la matière, Hossein n’était pas en reste. Sa demi-lune rieuse et édentée en avait vu d’autres. Aucun son n’était émis, aucun chuchotement, à peine un toussotement de poitrinaire mal oxygéné. C’était comme s’ils se tenaient tous sur le seuil d’un sanctuaire. Je me souviens d’avoir pris sur l’instant cette marque d’extrême déférence, ce silence respectueux, pour la manifestation grégaire d’un sentiment d’infériorité. Signe chez moi, dirai-je, d’une condescendance coupable, mais surtout infantile. Je me tenais à l’écart dans un état de semi tristesse, mais aussi d’autosatisfaction, comme si je mesurais la distance qui me séparait de ces gens dont j’aurais pu partager le quotidien, si les circonstances n’en avaient pas décidé autrement…

A suivre ...


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