N° 26, janvier 2008

Lettre au fils du "médecin massif" de Torbat


(1ère partie)

Esfandiar Esfandi

Voir en ligne : 2ème partie


Monsieur, je souhaite par la présente, évoquer sans vous et pour vous, le souvenir de votre père…

J’imagine votre surprise, voire votre dédain, cher Monsieur, face à l’"évocation" de l’image, pour vous imprécise, pour moi souveraine, de votre géniteur. Je sais Monsieur, que pour votre personne, il fut une sorte d’égaré, une ombre qui plus est évanescente, dont la carrure ne couvrit pas même les plus tendres de vos années. Ces dernières sont bel et bien derrière vous. Je devine que les aléas de votre quotidien de VIP, dans notre lointaine France, vous immunisent contre la nostalgie qui mine d’ordinaire les "gens loin de chez eux". Que dire alors du souvenir de ce père inconnu que vous vous acharnâtes (sic)… à oublier, pis, à ne pas connaître. Quant à moi, mon nom ne vous dira rien. Sachez simplement que j’eus le privilège de compter au rang des amis de votre défunt père, et ce, jusqu’à la triste date de sa disparition. C’est à titre d’ami que je m’adresse à vous ; le sien, mais aussi le vôtre, à travers son illustre personne. C’est également à titre d’ami et de complice de votre père que je formulerai plus loin et à votre encontre, un… grief (pour ne pas dire une accusation). Mais avant, j’aimerais vous relater ma première rencontre avec votre père. Vous aurez d’ores et déjà remarqué l’épaisseur de ma lettre. J’ai choisi d’y inclure un récit (au sens propre), celui de cette fameuse rencontre. J’ai rédigé ce texte il y a quelques années déjà, par fantaisie d’abord, mais aussi et surtout pour ne jamais oublier la mémorable rencontre entre l’enfant que j’étais (et qui perdure en moi) et celui qu’on nommait jadis affectueusement le "médecin massif". Je vous invite à lire, du moins à parcourir les quelques pages de ce récit. Vous réaliserez, au terme de votre lecture, à quel point votre mère a eu tort (Dieu lui pardonne) de vous arracher, vous et votre frère, à l’affection de ce tendre géant…

" J’étais arrivé en bus à Torbat, au début du printemps. Je devais passer, cette année-là mes vacances scolaires dans le Khorâssân auprès de mon oncle et de ma tante. De leur gentillesse et de leur prévenance, je ne parlerai pas dans les lignes qui suivent, mais seulement d’un événement qui eut lieu durant cette période, et qui marqua profondément par la suite ma vision de l’existence…

Je venais tout juste de fêter mes douze ans et je connaissais très peu mon pays, ses régions et ses multiples coutumes. Au bout d’une semaine passée avec mes proches parents, j’en savais déjà un peu plus, sur le Khorâssân du moins. Mon oncle était et reste un passionné d’histoire, et qui plus est, un raconteur sans pareil. Le plus beau, c’est qu’il semblait apprécier ma conversation, et ce, malgré mon jeune âge (preuve, s’il en est, de sa patience et de son ouverture d’esprit). Un matin, au petit déjeuner, il me proposa de rencontrer un personnage singulier, qu’il prit soin de ne pas décrire pour exciter ma curiosité. "(…) un médecin, me dit-il, quelqu’un d’unique…". Il habitait dans un village du coin, à une demi-heure de route. Nous décidâmes de lui rendre visite le lendemain…

Nous étions en chemin. Au fur et à mesure de notre avancée, l’anxiété me gagnait. J’étais bien jeune et je me disais que mon oncle me faisait trop d’honneur, qu’il me prenait peut-être trop au sérieux, et que cette "rencontre au sommet" n’avait pas lieu d’être. Mon oncle espérait me "faire plaisir", me "surprendre". Je me disais… je ne me disais rien. J’avais porté mon attention sur le décor monotone du désert, en feignant de tendre une oreille attentive aux propos de mon oncle, lequel colorait ses phrases à grand renfort d’exclamations, de rires, d’interpellations affectueuses. Sur l’heure, la prodigalité de son discours le disputait à l’avarice de mon silence. J’étais anxieux mais d’apparence somnolente, et lui faisait de son mieux pour compenser l’absence de relief du paysage et le ronronnement monotone du moteur. Bientôt nous aperçûmes à l’horizon les dénivelés d’un village aux habitations clairsemées. Nous entrâmes dans le lieu pour nous garer à proximité d’un mur de terre. Nous nous tenions sur le pas de la porte. Mon oncle m’adressa un large sourire de contentement que je lui rendis derechef. Sans plus attendre, nous poussâmes le portail entrouvert pour emprunter une allée de terre plate en direction d’une humble maison basse. Sur le seuil de la bâtisse un homme d’âge moyen vint à notre rencontre. Son visage sympathique était rehaussé d’un gigantesque sourire. Ajoutez à cela la raideur respectueuse de son maintien et la déférence de ses manières, vous aurez l’image gentiment caricaturale d’un servile employé de domaine colonial. Mais Hossein n’avait rien de servile et encore moins de caricatural. Tout au plus, sa personne rappelait les innombrables clichés des films d’époque dont le cinéma occidental nous a si longtemps gratifiés. En effet, l’impression initiale qu’il me fit ne devait pas durer. Le vaste sourire de Hossein n’était rien moins qu’une réaction affective spontanée à l’égard de mon oncle qu’il connaissait depuis longtemps. Nous montâmes quelques marches pour nous retrouver sur une terrasse à hauteur de l’entrée principale qui avait des allures d’entrée secondaire. Mon oncle arborait un air de politesse convenu. Pour ma part, l’appréhension de l’imminente rencontre à laquelle je n’étais guère préparée avait fini par me déstabiliser. Nous répondîmes au demi-cercle parfait tracé par le bras de Hossein en le suivant à l’intérieur d’un étroit couloir humide teinté de chaux, et débouchâmes sur une grande et surprenante pièce dont aujourd’hui encore, aucune entrée de dictionnaire ne serait apte à rendre compte. Il peut d’ailleurs paraître insensé d’espérer retranscrire ne serait-ce que les contours de ma mémoire d’enfant quand, par-delà les vingt-sept années qui me séparent de cette époque, la vision étrange d’un mastodonte humain trônant au centre d’un capharnaüm sans nom vient couvrir l’amas nébuleux de mes souvenirs. Encore est-il qu’avec le recul et l’accumulation des saisons, il me semble aujourd’hui possible d’évoquer, avec mes mots d’adulte, le tableau à géométrie variable qui s’offrit alors à mon regard. Je dis bien "à géométrie variable" car à aucun moment, au tout début et plus tard dans la matinée, je ne parvins à obtenir une vision globale et cohérente du décor. Un mastodonte ai-je dit, se tenait accroupi, le visage penché, dans un angle de la pièce. J’emboîtais alors les pas de mon oncle qui se dirigeait les bras tendus et les mains ouvertes vers l’objet de ma stupeur, sans pour autant se départir de son désarmant sourire. L’accolade fut longue, virile et fraternelle. On aurait dit une scène de retrouvaille entre deux anciens combattants de corpulence (très) inégale, mais pareillement émus. Rien de tel cependant (je l’appris par la suite) hormis quelques rencontres au compte-goutte, et la complicité manifeste de deux hommes au grand cœur. Suivirent alors les formules que d’aucuns diraient d’"usage", mais dont pour ma part, je percevais la véritable portée et la juste valeur. Esquissant de son bras le même demi-cercle (moins parfait) que celui réalisé par Hossein, mon oncle attira l’attention du géant vers ma minuscule et tremblante personne. Il fit les présentations dans les règles de l’art, sans omettre de signaler, me concernant, ce qu’il considérait apparemment comme une qualité notable : "(…) il arrive tout juste de Paris." Et ma petite main partit se perdre dans celle du phénomène. Il me salua dans la langue de ma mère et sans transition aucune, engagea une tirade de bienvenue dans la langue de…Molière !

Ma stupéfaction fut aussi grande que l’expression de satisfaction que m’assena mon oncle, doublement heureux (voire fier) d’avoir présenté à sa seigneurie, son "neveu d’Occident", et de lire sur mes traits le genre de ravissement qu’on lit habituellement sur le visage d’un enfant de France, le lendemain de noël, quand les cadeaux sont à la hauteur de l’attente…

A suivre


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