Né en 1942, Bernard Maitte est spécialiste de la cristallographie et de l’histoire des sciences. Il enseigne actuellement à l’université des sciences et techniques de Lille (Université de Lille I) et est directeur du Centre d’Histoire des Sciences et d’Epistémologie de cette même université. Il est également responsable du master "Diffusion des connaissances scientifiques et technologiques" destiné à former des professionnels dans le domaine du journalisme scientifique ainsi que de la communication scientifique.

Il a réalisé de nombreuses études dans les domaines de l’épistémologie et de l’enseignement des sciences, des relations entre sciences et culture, ainsi que de la symétrie et de la géométrie dans les arts islamiques. Il a notamment publié La lumière (Points Sciences, Seuil, 2002), L’histoire de l’arc-en-ciel (Seuil, 2005), ou encore La géométrie dans les arts décoratifs islamiques (Le Caire, CFCC, 2003). Nous l’avons rencontré lors de sa dernière visite à Téhéran, qui sera également le lieu de publication de son dernier ouvrage intitulé Les réseaux de symétrie dans l’art islamique, réalisé en coopération avec le Service de Coopération et d’Action Culturelle (SCAC) de l’Ambassade de France en Iran. Il prépare actuellement une Histoire de la Cristallographie ainsi qu’un ouvrage sur Les idées sur la matière dans la physique du XIXe siècle. Il a également participé à la rédaction de nombreux ouvrages collectifs sur l’histoire des sciences, ainsi qu’à la réalisation de cours métrages consacrés à l’imagerie médicale ou encore aux milieux cristallins.

Vous êtes responsable d’un nouveau master destiné à former des journalistes "scientifiques". Pouvez-vous nous expliquer les modalités et le but de cette formation ?

C’est un master professionnalisant qui existe à l’université de Lille I et qui a été créé en partenariat avec l’Ecole Supérieure de Journalisme de Lille. Il recrute des étudiants au travers d’un concours national et son but est de former des étudiants scientifiques - car nous exigeons un niveau scientifique d’au moins bac +4 - au journalisme et à l’éthique journalistique. Elle comporte donc aussi une formation en histoire des sciences, en épistémologie et traite aussi des relations existant entre sciences et société. La science, par ses applications, est en train de modifier très profondément les sociétés actuelles et de provoquer des mutations économiques, sociales, culturelles… Pourtant, il n’y a pas de réelle mise en débat de cette évolution. Nous voulons former des critiques en sciences dans la mesure où ils vont essayer d’apporter des questionnements et des informations plurielles sur l’influence de l’évolution des technologies sur nos sociétés.

La mise en place d’une telle formation n’est-elle pas également liée à un constat de divorce entre la sphère journalistique et scientifique ?

Oui, très certainement, et de façon plus générale, il y a un divorce entre la science qui se pratique et la culture. Si je vais dans une assemblée cultivée et que je me présente comme physicien, les gens vont avoir tendance à dire "Je ne connais pas" ; alors que si je dis que je suis historien des sciences, ils vont plutôt avoir tendance à dire "Ah, l’histoire, c’est très intéressant". La science est aujourd’hui devenue tellement spécialisée et technique qu’elle n’est plus comprise par la grande majorité - et d’ailleurs pourquoi serait-elle comprise ? Par contre, il est important de décider de quelles innovations technologiques nos sociétés se dotent car elles ont une influence considérable sur ces mêmes sociétés. Actuellement, en France, le journaliste qui parle de science se contente souvent de transmettre l’avis des scientifiques, ou présente parfois un sujet de vulgarisation et de diffusion d’un thème scientifique. Pour notre part, nous voulons, sur un thème précis, croiser les approches de différents scientifiques ainsi que de personnes de la société ; des économistes, des sociologues, faire une enquête, et à partir de cela faire émerger des questionnements qui permettront peut-être aux sociétés de choisir les évolutions qu’elles souhaitent.

Bernard Maitte, en visite à la Revue de Téhéran

Pensez-vous que ce journaliste scientifique pourrait exercer une influence sur la société ?

Un journaliste doit bien évidemment connaitre la société et le public qu’il vise dans son article. Sur un même sujet, on ne s’adresse pas de la même façon à des gens qui ont fait des études supérieures, et à ceux qui n’ont pas reçu une instruction approfondie. Il existe par exemple des critiques littéraires ou des critiques de cinéma qui ne sont pas forcément des producteurs, des auteurs, des acteurs, où des techniciens dans le domaine cinématographique. Malgré cela, ils apprécient le produit fini, le mettent en contexte, le font comprendre et présentent leur propre évaluation du film. C’est très utile dans le domaine littéraire et cinématographique, et si l’on établit une comparaison avec le domaine scientifique et ses applications, nous ne pouvons trouver une telle sphère critique. Nous sommes davantage en présence d’un pilotage par l’aval des lobbies technoscientifiques qui font que les innovations pénètrent au sein d’une société sans pour autant qu’elles soient vraiment débattues… Alors que c’est la mise en question des chances et des risques de chaque projet qui va faire qu’un objet technologique va devenir un vrai outil. Il faudrait donc qu’il y ait des critiques de sciences, et c’est cela que nous appelons un journaliste scientifique.

Ce journaliste scientifique doit donc également refléter les préoccupations d’une société à un moment donné…

Oui, je pense qu’il ne faut pas piloter par l’aval. Le problème est qu’une société à des préoccupations et interrogations qui viennent souvent un peu tard alors que parfois, des choses se sont déclenchées et ont été appliquées de manière quasi-irréversibles. Par exemple, nous pouvons nous demander actuellement si la télévision n’a pas un aspect néfaste en ce sens que 4 heures par jour sont passées par les Français moyens devant leur poste, et paraît-il 6 heures en Iran. La télévision a été introduite sans qu’il y ait pour autant un projet derrière ; sans que l’on voit une évolution de la société. Est-ce un outil éducatif, peut-il le devenir ? Où est-ce un organe normatif ? S’adapter aux préoccupations du public est nécessaire, mais il faut surtout rétablir quelque part dans l’application des sciences de l’humanisme. Des questions se posent, et le journaliste à une grande indépendance en choisissant un sujet, un angle, un public cible, tout en étant à l’écoute de ce qui se passe dans sa société. Il a également un travail et une exigence qui est de ne pas dire le bien ou le mal, mais d’éclairer des choix sur certaines questions qui sont extrêmement complexes.

Par exemple auparavant, les limites entre le vivant et le technique était très précises ; le vivant était vous et moi, et le technique était l’appareil qui nous enregistre actuellement. Quand on se coupe un bras, le vivant c’est moi, et le technique c’est le bras artificiel qui va me servir de prothèse. Actuellement, ces limites sont beaucoup plus subtiles. Par exemple, les greffes d’organes posent aujourd’hui des problèmes qui sont autres que de mettre un bras artificiel. Le clonage ou les OGM posent des questions beaucoup plus subtiles et essentielles : est-ce que tout ce qui est techniquement possible doit être fait ? Il revient notamment au journaliste d’éclairer les choix à effectuer, car si nous laissons faire, tout sera fait. La science, par ses applications, affiche des réussites vraiment merveilleuses, en permettant notamment d’éradiquer de nombreuses maladies. Mais d’autre part, elle est en train de causer des dommages irréversibles à l’environnement. On ne peut bien évidemment pas dire que la science est bien ou mal en soi, mais il faut constamment s’interroger sur le sens du développement scientifique.

Il s’agit donc d’un éclairage au cas par cas, et non pas de poser une question fondamentale sur la science en général, sur sa place dans la société…

Non, ce serait trop vague. Il n’est pas non plus question à mon avis que l’on décide démocratiquement si tel ou tel résultat scientifique est juste ou faux. Il revient au scientifique de déterminer, par ses propres critères de validation, de recours à l’expérience ou à la logique, si tel résultat peut être accepté ou pas. Les applications sont des outils au service de l’homme et c’est à ce niveau que le journaliste doit intervenir. Ce que les gens savent de la politique leur a été véhiculé par la presse. Dans le domaine scientifique, il y a donc un travail à faire, il faut réfléchir à ces questions concernant les applications, et c’est l’un des rôles du journaliste scientifique. C’est aussi la raison pour laquelle il doit avoir lui-même une formation scientifique pour comprendre les enjeux scientifiques de telle ou telle question pour ensuite se pencher et analyser précisément les relations entre sciences et société.

En quoi la façon d’enseigner les sciences dans une société donnée, outre son rôle de transmission des savoirs, est un révélateur de certains de ses aspects et facettes ?

Si on veut par exemple comparer la France et l’Iran, je ne connais pas assez le système d’enseignement en Iran pour en juger. Mais je devine que les façons d’enseigner la science ne vont pas être très différentes, comme elles ne sont pas très différentes entres les Etats-Unis et la France par exemple. La science s’enseigne donc à peu près de la même façon dans tous les pays. Par contre, la science en elle-même a énormément évolué depuis 50 ans. Il y a encore 50 ou 60 ans, un savant connaissait un domaine étendu de choses et était un homme de culture.

Une personnalité comme Einstein était à la fois un philosophe, un scientifique, s’occupait de problèmes concernant les contradictions entre l’électromagnétisme, la mécanique, les principes d’inertie… et s’il a trouvé la relativité, c’est en réalisant des ponts entre différentes disciplines. Actuellement, il est certain que ce qui fait la force de la science, c’est en partie qu’elle s’est disciplinarisée et que nous avons beaucoup de chercheurs qui se concentrent sur des problèmes très précis avec une méthodologie excellente, et donc ils poussent toujours plus loin les applications, et c’est une des grandes forces de la science… et à la fois sa grande faiblesse née de cette spécialisation parfois à outrance. En étant en "recyclage" permanent au sein de leur discipline, beaucoup de scientifiques actuels ne connaissent plus les autres disciplines qui les entourent.

En France, le magazine La recherche a récemment fait un sondage parmi ses lecteurs qui sont des chercheurs et des étudiants en science et le résultat était le suivant : ils considéraient que leur discipline était trop vulgarisée lorsqu’elle était abordée par la presse même spécialisée, alors que même les articles de vulgarisation sur la discipline voisine restaient souvent incompréhensibles. C’est donc à la fois la force et la faiblesse de la science d’être disciplinarisée. C’est aussi une des faiblesses de l’enseignement que d’être actuellement un dressage des normes actuelles de la science ; de s’être coupée de la culture, de son histoire, et du sens général de la compréhension. Et cela constitue également une des grandes failles de l’enseignement des sciences actuel - je suppose en Iran, et j’en suis certain en France.

Votre ouvrage le plus connu traite de l’histoire de l’arc-en-ciel. Ce livre paraît contenir l’ensemble de vos préoccupations scientifiques. Pourquoi avoir choisi un tel sujet ?

D’abord, parce que tout le monde à déjà vu un arc-en-ciel. Lorsque j’ai donné des cours de physique en optique, je me suis aperçu qu’au niveau master, aucun étudiant ne savait expliquer l’arc-en-ciel, ce qui est dommage après tant d’années d’étude… C’est un phénomène qui est intéressant au point de vue historique. Aristote avait déjà bien expliqué l’arc-en-ciel et en avait fait l’archétype de ce qu’il appelait les "sciences mixtes", c’est-à-dire à la fois la physique et les mathématiques, et on pourrait également ajouter la physiologie. Tous les scientifiques après Aristote se sont exercés sur l’arc-en-ciel, et donc au travers de l’ensemble de ces explications historiques, on peut voir quel était l’état de la science à une époque et dans une civilisation données. Des progrès énormes ont été réalisés dans le domaine des sciences en pays d’Islam du XIe au début du XIVe siècle, avec l’invention de la méthode expérimentale et l’identification des chemins des rayons lumineux à l’intérieur des gouttes de pluie. Il y a donc une reconstruction historique autour de cet objet qui permet de faire comprendre l’évolution de la science et ce qu’est la science à différentes époques et au sein de différentes civilisations. D’autre part, à toutes les époques, on a cru tenir l’explication de l’arc-en-ciel, pour se rendre compte souvent peu après que l’explication n’était pas scientifiquement satisfaisante. Actuellement, on peut remarquer que c’est un objet physique dont on ne peut pas faire le tour, et qui est lié à la personne qui le voit - son voisin verra l’arc-en-ciel de façon différente et avec un décalage -, et enfin, on sait désormais que l’on n’aura jamais d’explication complète de l’arc en ciel, parce qu’il y a trop de paramètres qui interviennent ; notamment la forme des gouttes d’eau, leur grosseur, la température, la pression… Il est donc intéressant de travailler la science la plus contemporaine et de montrer que finalement, on connaît plus de choses en disant "Je n’ai pas d’explication complète de l’arc-en-ciel, mais tel ou tel facteur intervient ; je peux alors faire une modélisation qui est valable entre des limites précises que je peux poser." C’est donc le fonctionnement de la science actuelle. L’étude des explications de l’arc- en-ciel est donc une formation à l’histoire et à la culture des autres mais aussi à l’épistémologie.

Vous avez également évoqué dans votre ouvrage le fait que cette question faisait intervenir des disciplines comme la philosophie, la théologie, ou soulevait des questions comme celle du rapport de l’homme à son âme…

Tout à fait. D’abord, toutes les civilisations ont observé l’arc-en-ciel. Il a fait partie de représentations mythiques dans toutes les civilisations. Quelques religions s’en sont également saisies. On peut relire la Bible et y receler trois acceptions de l’arc-en-ciel. Et bien évidemment, on ne peut expliquer l’arc-en-ciel sans faire intervenir de la physique, de la physiologie, du conditionnement, de la psychologie… D’autre part, je suis persuadé que si je vous demande de me décrire un arc-en-ciel vous allez hésiter ; vous n’allez pas vous en rappeler exactement. Et s’il y en a un qui se produit, vous allez voir certaines choses, je vais vous en faire remarquer d’autres que vous n’aviez jamais vues, et l’ayant vu une fois parce que je vous l’aurais dit vous le verrez à chaque fois. L’observation n’est donc pas innée, c’est aussi une éducation.

La première fois que l’on m’a montré une peau d’oignon au microscope, on m’a demandé de la dessiner. Je n’avais pas vu les cellules, alors que c’était ce qu’il fallait voir.

Depuis, je ne vois que les cellules ! L’arc-en-ciel permet donc aussi de montrer les approches pluridisciplinaires nécessaires et les rapports très concrets qu’il y a entre l’observation la modélisation, l’expérimentation - car il y a eu beaucoup d’expérimentations dans ce domaine. Actuellement, lorsque l’on travaille sur l’arc-en-ciel, on se met dans le noir, on a des tubes extrêmement fins, des lasers… qui n’ont plus rien à voir avec les premières études réalisées en milieu naturel.

Quels sont vos projets actuels en Iran ?

Je suis principalement venu pour mettre en place des partenariats avec plusieurs universités et institutions. Je vais demain à Ispahan, non pas pour faire du tourisme, mais pour voir mes collègues de la maison des mathématiques spécialistes de la symétrie, des collègues de l’université spécialistes de l’histoire des sciences, ainsi que des collègues de l’université de technologie d’Ispahan car nous venons de mettre en place un accord entre cette université et l’université de Lille. D’ailleurs, j’aimerais bien initier une politique d’échange d’étudiants entre ces deux universités…

Vous avez également réalisé des études sur la symétrie en vous inspirant notamment de l’art islamique. Pourquoi avoir choisi un tel support ?

Je suis initialement physicien cristallographe et j’ai donc travaillé sur l’histoire de la cristallographie. Ce qui m’a interpellé est que la science occidentale - française, allemande - parvint à dénombrer 17 formes de réseaux de symétrie vers 1870. Cela fut utilisé dans les sciences à partir de 1920 ainsi qu’en cristallographie, en chimie… cela fait donc partie des notions transfrontalières des sciences actuelles qui se sont disciplinarisées.

Lorsque l’on regarde par exemple les céramiques de l’Alhambra de Grenade, on y trouve tous les modes de réseau plan dénombrés à la fin du XIXe siècle. Les carreleurs ont donc réuni en un même lieu au XIVe siècle tous ces réseaux plans. C’est vraiment passionnant de constater cela, tout d’abord au niveau éducatif, mais également culturel. Je n’affirme pas que la science de l’islam a dénombré de façon abstraite ces choses, mais en tout cas la pratique technique montre l’intérêt qu’il y aurait par la science de se pencher plus attentivement sur l’art de ces pays… Jusqu’en 1984, on pensait qu’il n’y avait pas de pavage possible avec des pentagones, jusqu’à ce que des images de diffraction pentagonales soit observées. Des scientifiques ont vérifié cela et ont inventé en 1984-85 ce que l’on appelle des quasi-cristaux ; un pavage qui est périodique tout en admettant des ordres simples qui semblent interdits. Tout cela existe aussi dans le pavage islamique, et je trouve passionnant de comparer tout cela. De plus, l’étude des pavages peut être très didactique et permettre d’apprendre ce qu’est la symétrie aux jeunes, ainsi que toute la richesse anthropologique du sujet.

Vous avez travaillé sur la cristallographie, sur la lumière, l’arc en ciel, les représentations du cosmos et de l’espace… Qu’est ce qui vous a attiré dans le choix de telles disciplines ?

Ce sont des sujets qui ne sont pas limités à une seule discipline et qui me permettent de ne pas me cantonner à un seul domaine ; de ne pas devenir un spécialiste "étroit" et de faire des rapprochements, de créer en permanence des ponts entre les disciplines.

Merci de nous avoir accordé quelques instants malgré votre programme chargé…

Merci à vous et à la Revue de Téhéran.


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