N° 26, janvier 2008

Symbolisme de l’eau dans l’œuvre de Mowlânâ*


Djamileh Zia



Beaucoup d’experts en littérature trouvent que Mowlânâ utilise l’allégorie avec une extraordinaire maîtrise, cet élément contribuant à faire de ses poèmes de véritables chefs-d’œuvre. Mowlânâ présente les vérités du Monde Sublime au travers de fables et d’allégories, pour que la signification spirituelle de son message soit compréhensible au lecteur. Pour Mowlânâ, l’allégorie appartient au domaine de l’imaginaire, domaine intermédiaire entre le domaine de la raison et celui de la sensation. L’allégorie peut ainsi servir d’intermédiaire entre la Parole Divine et la parole humaine.

Selon de nombreux enseignements mystiques, l’apparence de l’être est en relation avec sa réalité intérieure et profonde. L’apparence est donc une voie pour arriver à connaître l’intérieur de l’être. Ainsi, les éléments de la nature sont autant de signes à déchiffrer permettant de connaître Dieu.

Dans ce sens, Mowlânâ a dans son œuvre régulièrement eu recours à l’allégorie de l’eau pour transmettre plusieurs significations appartenant au "monde de l’au-delà du sensible".

L’eau, source de vie

L’eau est un élément nécessaire à la vie de tous les êtres vivants mais l’amour et la révélation sont des sources de vie encore plus puissantes que l’eau qui existe dans la nature. L’eau de l’Amour est pour Mowlânâ "l’eau véritable".

Mowlânâ utilise l’allégorie de l’eau et des poissons dans l’un des poèmes lyriques du Divân de Shams : le poisson, sans eau, n’est qu’une carcasse sans vie ; il est impossible de demander à un poisson de supporter d’être séparé de l’eau. La situation de l’amoureux (celui qui est épris de Dieu) est la même que celle du poisson.

Pour Mowlânâ, la Révélation est une eau qui rend la vie au cœur des morts.

Mais quand l’eau de l’inspiration divine parvient à l’(âme) morte, l’âme vivante se lève de la tombe du cadavre.

(Masnavî, 4ème livre, vers 1657)

L’eau, symbole de la pureté

L’eau dans la nature est pure, et on l’utilise pour nettoyer et pour purifier les choses et les êtres.

L’eau, symbole de l’indétermination

L’eau est fluide. Elle n’a aucune couleur, ni odeur, ni forme quelconque. La "vérité de l’être" est l’eau authentique, car l’être est exempt de tout ce qui pourrait le déterminer et donc le limiter. Mais l’être, pour se connaître, a besoin de prendre une forme déterminée.

Pour Mowlânâ, l’âme et le corps sont dans le même rapport que l’eau et son contenant ; le contenant peut être un ruisseau, un lac, ou la mer. L’eau et son contenant - qui lui donne une forme - sont perpétuellement en querelle : l’eau souhaite retourner à son état d’origine, c’est-à-dire l’état dans lequel elle n’avait aucune forme déterminée, alors que son contenant souhaite garder l’eau captive :

Il a pris congé de la terre et est venu vers la Mer ; il a échappé à la prison de la terre et est devenu la Mer.

Mais notre eau est restée emprisonnée dans la terre ; ô Mer de la miséricorde, tire-nous hors de l’argile.

La Mer dit : "Je t’attirerai en moi-même, mais c’est vainement que tu prétends être l’eau douce.

"Ta prétention vaine te garde privé de bonheur, renonce à cette imagination, et entre en moi."

L’eau dans la terre (du corps) désire pénétrer dans la Mer, mais la terre retient l’eau et la tire en arrière.

Si elle échappe à l’étreinte de la terre, celle-ci restera sèche et l’eau deviendra absolument libre.

Qu’est-ce qui fait que l’eau est attirée en arrière par la terre ? C’est ton attirance pour les douceurs et le vin pur.

(Masnavî, 3ème livre, vers 2252 à 2256.)

L’eau et la soif

L’assoiffé est apaisé quand il boit de l’eau. La soif est une quête d’eau, et plus la soif est intense, plus cette quête s’amplifie. Il en est de même dans le domaine des connaissances spirituelles : l’amoureux (qui est épris de Dieu) est dans le même état que l’assoiffé, il a besoin d’être rassasié par le Bien Aimé.

Les mystiques croient entièrement au pouvoir de la quête. Ils pensent que la vérité de chaque être humain est dans ce qu’il recherche, et que la servitude envers Dieu n’est rien d’autre que désir et quête. Mowlânâ tente d’aider le lecteur à comprendre quel est son rang d’être humain ; il tente d’inciter le lecteur à ressentir ce désir et à se mettre en quête afin de retrouver cet état. Ainsi, dans certains de ses poèmes, la soif devient le symbole de la quête, et l’eau le symbole de la connaissance. C’est dans ce sens que Mowlânâ compare le disciple à l’assoiffé, et le guide spirituel à l’eau.

L’eau, symbole de la beauté et de la verdoyance

Nicholson - grand orientaliste qui a traduit les poèmes de Mowlânâ en anglais - pense que dans l’œuvre de Mowlânâ, l’eau est le symbole de la beauté, et la soif le symbole de l’amour.

Mowlânâ, en regardant les plaines et les montagnes verdoyantes, médite sur les différents états rencontrés par l’âme humaine. Les mystiques pensent que les créatures sont des miroirs qui reflètent les qualités du Créateur. A son tour, le Créateur se contemple dans ces miroirs. Pour Mowlânâ, l’eau qui reflète le ciel agit comme un miroir - le ciel étant le symbole de l’esprit, de l’âme et des significations, par opposition à la terre, symbole du corps et des choses matérielles. C’est pourquoi Mowlânâ utilise la métaphore de l’eau pour les créatures de Dieu, qui reflètent l’Etre comme l’eau reflète le ciel.

Dans d’autres poèmes, Mowlânâ compare les larmes à l’eau qui coure. Mowlânâ pense que les larmes sont la source de la miséricorde de Dieu, de même que l’eau ruisselante est la source de la verdoyance de la nature.

Là où est l’eau courante, il y a de la verdure : là où les larmes coulent, la miséricorde de Dieu se manifeste.

Gémis et aie les yeux mouillés comme la noria, afin que des herbes vertes surgissent du jardin de ton âme.

(Masnavî, 1er livre, vers 820.)

L’eau, à la fois source de bienfaits et de mort

Mais l’eau, qui est source de bienfaits, peut aussi causer de nombreux dommages. L’eau, dans ce sens, est le symbole de la cupidité et de l’attachement excessif aux biens matériels. Dans l’un de ses poèmes, Mowlânâ évoque le fait que l’eau qui est derrière le bateau le fait avancer, alors que l’eau qui entre dans le bateau le fait couler.

Dans d’autres poèmes, l’eau est le symbole des talents et des aptitudes de l’être humain. Les talents que l’on utilise dans la voie de la vérité, de la vertu et de la justice, sont comme l’eau qui fait croitre les arbres et les fruits. Par contre, les talents que l’on utilise pour servir les vilenies, les bassesses et l’injustice, sont comme l’eau qui fertilise les ronces et les épines.

Tu as dispersé ta conscience dans toutes les directions : ces vanités ne valent pas un brin d’herbe.

Chaque racine de ronce attire l’eau de ta conscience ; comment l’eau de ta conscience parviendrait-elle au fruit ?

Va frappe ce mauvais rameau, ébranche-le ; arrose ce noble rameau, rafraîchis-le.

Tous deux sont maintenant verts, mais considère la fin : celui-ci deviendra rien, tandis que des fruits pousseront sur cet autre.

Pour ce dernier, l’eau du verger est licite, pour l’autre, elle est prohibée. A la fin tu verras la différence. Adieu donc.

Qu’est-ce que la justice ? Donner de l’eau aux arbres. Qu’est-ce que l’injustice ? Donner de l’eau aux épines.

(Masnavî, 5ème livre, vers 1085-1086.)

L’eau est un moyen pour éteindre le feu

Dans les poèmes de Mowlânâ où il est question à la fois d’eau et de feu, le feu a généralement un sens négatif ; il est symbole des doutes et des passions qui troublent l’être humain. Les sentiments et les pensées sont pour Mowlânâ comme le feu : ils provoquent agitations, désordres, inquiétudes et anxiété, car ils sont les fruits d’un savoir partiel et incomplet. Seul le maître spirituel détient le savoir complet et total, savoir que Mowlânâ compare à la lumière. Dans certains de ses poèmes, Mowlânâ utilise l’expression "l’eau de lumière" pour évoquer le savoir du maître spirituel.

Si tu désires enlever le mal du feu, dirige l’eau de la Miséricorde divine contre le cœur du feu.

Le vrai croyant est la fontaine de cette eau de la miséricorde : le pur esprit de celui qui fait le bien est l’Eau de la Vie.

C’est pourquoi l’âme charnelle s’enfuit loin de lui, parce que tu es de feu, tandis qu’il est l’eau du ruisseau.

Le feu s’enfuit loin de l’eau parce que sa flamme est détruite par l’eau.

Tes sens et ta pensée sont entièrement de feu ; les sens et les pensées du cheikh sont la Lumière sublime.

(Masnavî, 2ème livre, vers 1255-1257.)

Le savoir du maître spirituel a les qualités d’une "eau de lumière", car ce savoir émane de la foi. Pour Mowlânâ, la vérité de la Révélation Divine est une eau qui permet d’éteindre tous les feux des tentations humaines.

La différence entre la vérité et l’erreur devient visible quand le collyre de la grâce ouvre l’œil ;

Autrement, l’ordure et le musc sont une même chose pour celui dont le nez est bouché, puisqu’il est dénué du sens de l’odorat.

Son but est de se divertir de l’ennui en négligeant la Parole du Tout-Puissant,

Afin que, au moyen de ces écrits, il puisse apaiser le feu de son inquiétude et de sa détresse et fournir un remède (à sa maladie).

Pour éteindre le feu de la détresse, l’urine et cette eau pure le font toutes deux, de même que le fait le sommeil.

Mais si tu deviens vraiment familier avec cette eau pure qu’est la Parole de Dieu et la spiritualité,

Toute détresse s’évanouira de ton âme, et ton cœur trouvera le chemin vers la Roseraie,

Car quiconque perçoit un effluve du mystère des écritures se précipite dans un verger où court un ruisseau.

(Masnavî, 4ème livre, vers 3466 à 3471.)

L’eau, symbole de la sécurité

L’une des fables de Mowlânâ est l’histoire d’un homme qui rentre dans l’eau, pour être à l’abri des guêpes qui le poursuivent. Dans cette fable, l’eau a un rôle sécurisant, et la guêpe est le symbole de l’anxiété. Pour Mowlânâ, invoquer Dieu tranquillise l’esprit, et met l’être humain à l’abri des tentations, comme l’eau qui met l’homme à l’abri des guêpes.

Ainsi, quand un homme nu saute dans l’eau, pour pouvoir échapper aux piqûres des guêpes,

Les guêpes tournoient au-dessus de lui, et quand il sort sa tête elles ne le ménagent pas.

L’eau est la mémoration (dhikr) de Dieu, et la guêpe est le souvenir, durant ce temps, de telle et telle femme ou de tel et tel homme.

Retiens ton souffle dans l’eau de la mémoration et montre de la patience, afin d’être délivré des pensées et tentations anciennes.

Ensuite, tu assumeras toi-même la nature de cette eau pure, de la tête aux pieds.

Comme la méchante guêpe s’envole loin de l’eau, aussi aura-t-elle peur de t’approcher.

Ensuite, éloigne-toi de l’eau, si tu le désires ; car dans le tréfonds de ton âme, tu es de la même nature que l’eau.

Ceux qui ont quitté ce monde ne sont pas non existants, mais ils ont plongé dans les Attributs divins.

(Masnavî, 4ème livre, vers 435 à 440.)

Extrait du Dictionnaire des symboles des signes dans la pensée de Mowlânâ, ’Alî Tâjdînî ; Soroush Press ; Téhéran ; 2005.
Traduction des poèmes : extraits de Djalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî : la quête de l’absolu, traduction française de Eva de Vitray-Meyerovitch, Editions du Rocher, 1990.


* Extrait du Dictionnaire des symboles des signes dans la pensée de Mowlânâ, ’Alî Tâjdînî ; Soroush Press ; Téhéran ; 2005.
Traduction des poèmes : extraits de Djalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî : la quête de l’absolu, traduction française de Eva de Vitray-Meyerovitch, Editions du Rocher, 1990.


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