N° 26, janvier 2008

Retour sur la gestion de l’eau en Iran


Arefeh Hedjazi


Pour le voyageur, l’Iran est surtout le pays des grandes plaines aux couleurs ocre et aux teintes chaudes, entrecoupées de montagnes et de gorges ravinées surplombant majestueusement le paysage. Cette terre aux belles couleurs est en réalité une terre sèche, et dès les premiers balbutiements de l’humanité, ses habitants comprirent la nécessité de la gestion de l’eau rare et précieuse, offrande divine, protégée par les dieux et source de vie. Aujourd’hui, des siècles plus tard, le problème est toujours le même et avec la croissance démographique, il ne fait que s’approfondir.

Band-e-Shâdervân, “Pont de César”

Effectivement, les plus d’un million et demi de kilomètres carrés de territoire iranien, situé en plein sur la bande désertique mondiale ne reçoivent que 250 millimètres de précipitations annuelles, ceci alors que la moyenne mondiale annuelle des précipitations est trois fois plus élevée. Ainsi, même si un pour cent de la population mondiale vit en Iran, elle n’a accès qu’à 0,37% des réserves mondiales en eau. En effet, l’Iran est un pays sec où la pluviosité est non seulement faible mais également irrégulière selon les régions et les saisons. La moyenne des précipitations annuelles sur l’ensemble du pays étant de 248 millimètres, elle atteint les 2000 millimètres par an à Astârâ sur les bords de la Caspienne pour 50 millimètres à Tabass dans le désert de Lout. En conséquence, la seule région de l’Iran à recevoir suffisamment de pluie est la mince bande du littoral nord qui longe la mer Caspienne, mais même là, les pluies surviennent lors des mois où elles ne sont pas nécessaires aux cultures qui se dessècheraient en été s’il n’y avait pas de réserves souterraines.

Selon les rapports de plusieurs observatoires internationaux, l’Iran sera l’un des premiers pays à souffrir, du fait du réchauffement climatique, de la sécheresse, d’une augmentation de la température annuelle et d’une diminution des précipitations qui ne suffisent même pas aujourd’hui à subvenir aux besoins de la population iranienne. Ceci nécessite d’ores et déjà la mise à exécution de politiques visant à une meilleure gestion des ressources en eau, d’autant plus que la surexploitation des nappes phréatiques, dépassant la capacité de recharge des aquifères, atteint désormais en Iran des sommets plus qu’inquiétants. Cette surexploitation a causé l’assèchement progressif des nappes, de telle sorte qu’aujourd’hui, les puits moyens se sont transformés en puits profonds. De nombreux qanâts se sont également desséchés et une importante disparition des pâturages ayant pour conséquence la désertification croissante de certaines régions autrefois vertes est à signaler. Les sources et les eaux courantes de surface ne suffisent pas à contrer ce problème puisqu’une grande majorité des rivières en Iran sont des rivières ou des ruisseaux saisonniers dont le débit diminue beaucoup dès la mi-printemps.

La ziggourat de Tchogâ-zanbil

Ainsi, le problème demeure, aggravé du fait que même si la population de l’Iran a doublé depuis trois décennies, les réserves en eau, elles, n’ont pas augmenté. C’est pourquoi les ressources en eau douce de l’Iran qui étaient de 200 milliards de mètres cubes en 1990 descendront à 726- 860 millions de mètres cubes d’ici 2025 ; ceci alors que l’amélioration des conditions de vie, l’urbanisation rapide et la croissance démographique accroissent de jour en jour la demande en eau douce et que l’Iran pourrait devenir profondément dépendant des importations en matière d’agriculture.

Pourtant, il est important de noter que l’Iran est également un pays de montagnes où l’altitude, les glaciers naturels et les réseaux souterrains naturels de stockage d’eau ont favorisé l’apparition d’écosystèmes fertiles et verdoyants dans les vallées, contribuant ainsi à équilibrer le désastre de l’absence d’eau. En réalité, pour beaucoup de spécialistes, le problème iranien de l’eau est moins celui du manque d’eau - qui est pourtant un phénomène à ne pas négliger -, mais plutôt celui de la mauvaise gestion des ressources existantes. Bien que les plans de développement aient prévu de nombreux programmes visant à renforcer cette gestion, beaucoup de démarches restent encore à accomplir. Des 413 milliards de mètres cubes de précipitations annuelles en Iran, 269 milliards de mètres cubes sont gaspillés parce que non récupérés et plus de 93% de l’eau utilisée en agriculture est gaspillée en raison de méthodes d’irrigation inadéquates. Ceci est d’autant plus significatif que selon les statistiques, 58% des cultures iraniennes sont artificiellement irriguées alors que ce chiffre est de 16% pour le monde entier. Il est utile de signaler qu’en Iran, près de 90% de la production agricole se fait grâce à l’irrigation artificielle, ceci alors qu’il n’existe toujours pas d’échelle nationale pour la reconnaissance des ressources d’eau en agriculture, même si la sécheresse de la seule année 1999 a causé des dommages d’un milliard d’euros, et celle de 2001, de 2,1 milliards d’euros. La mise en place d’une échelle nationale de mesure sera d’un grand secours pour permettre le calcul des variations atmosphériques d’une année à l’autre.

Moulins à eau, Shushtar

Autre élément important à prendre en compte, le gaspillage de l’eau dans tous les domaines. Dans les villes, ce gaspillage est en particulier dû à la vétusté et au manque d’entretien des conduites et des canalisations, qui causent chaque année la perte de millions de mètres cubes d’eau potable par fuites et adductions. De même, en agriculture, l’irrigation gravitaire, toujours largement pratiquée, est la cause la plus importante des pertes en eau du pays.

Il est d’autant plus impératif de prendre des mesures d’urgence en la matière que les conséquences environnementales des sécheresses sont d’ores et déjà remarquées. On peut donner l’exemple de la sécheresse de 1999 qui faillit causer l’extinction quasi complète du gândo, le crocodile iranien, ou celui de la mort de milliers de flamants rose et autres oiseaux migrateurs en raison de la sécheresse de 2001 qui avait provoqué l’assèchement du lac d’Oroumieh, habitat naturel de cet oiseau en Iran.

L’art antique de l’irrigation en Iran

Pourtant, il serait faux de dire que la gestion de l’eau est une problématique récente de la société iranienne. Le sec plateau iranien sur lequel se situe l’Iran a appris très tôt à ses habitants l’importance de la préservation de cet élément vital. Le problème de l’eau existant depuis toujours en Iran, les Iraniens furent dès les premiers temps de leur histoire conscients de l’absolue nécessité qu’il y avait pour eux à équitablement partager les ressources existantes. Pour certains archéologues, ce fut même cette nécessité qui poussa les premières communautés en Iran à se doter d’un ordre spécial qui permit très tôt la formation d’une société ordonnée et puissante, qui se transforma rapidement en empire. Le rôle des mirâbs, "les maîtres des eaux" ou les préposés au partage des eaux, était d’une remarquable portée il y a à peine une cinquantaine d’années.

Cascade résultant de la désaffectation des moulins à eau, Shushtar

Ainsi, certains des plus anciens efforts de l’homme pour la rétention de l’élément liquide eurent lieu en Iran, parmi lesquels la construction des qanâts, des moulins à eau, des bands, ancêtres des barrages actuels et des âbanbârs, ou réservoirs d’eau sont à signaler. Dans ce pays où la diversité climatique, les conditions topographiques et géographiques, les violents changements climatiques annuels et le partage inégal des courants d’eau de surface au vu des besoins qui existent sont des caractéristiques hydrologiques importantes, la gestion de l’eau est depuis toujours considérée comme un art. Aujourd’hui encore, l’importance et la grandeur de la gestion de cet élément est visible dans les croyances, les coutumes et les traditions. C’est peut-être pour cette raison que l’eau a une place très importante en Iran, tant dans les textes sacrés zoroastriens que musulmans, ainsi que dans la mythologie iranienne préislamique où Anâhîtâ, la déesse gardienne des eaux, n’est que l’un des nombreux dieux chargés de préserver cet élément. La même chose est à signaler dans la tradition musulmane où l’eau est un élément purificateur vital.

Les qanâts

De récentes découvertes archéologiques ont permis la mise à jour de vestiges de piscines, de réservoirs d’eau et des canalisations urbaines assez perfectionnées datant de l’ère assyrienne, élamite et pré-achéménide (600-1500 av. J.-C.) mais les plus célèbres des ouvrages iraniens en matière de gestion d’eau sont sans aucun doute les qanâts, à l’histoire vieille de plus de vingt cinq siècles. La première source écrite à citer l’existence des qanâts iraniens et leur forage est l’Enquête de l’historien grec Hérodote qui précisait déjà, au Vème siècle av. J.-C., que cette technique d’exploitation de l’eau était très ancienne et couramment utilisée en Iran.

Le barrage Karoun 3 avant le remplissage, Khuzestân

Les plus communs des puits étaient les puits classiques, c’est-à-dire les puits consistant en des trous verticaux creusés jusqu’au point où l’eau affleurait. Ces puits étaient forés manuellement et l’eau était tirée grâce à la force motrice d’une manivelle ou d’un animal domestique. Les anciens Iraniens connaissaient le phénomène des puits artésiens mais pour des raisons inconnues, ils ne s’intéressaient pas à l’exploitation de ces sources.

Le surplus de l’eau de pluie était quant à lui conservé dans des réservoirs d’eau spécialement creusés à cet effet. Aujourd’hui encore, ce genre de réservoirs couverts existe dans les régions désertiques du pays où ils servent à répondre aux besoins des villages ou des domaines agricoles.

Les qanâts furent pendant très longtemps le plus important moyen d’accès à l’eau en Iran, et en particulier en raison de l’assèchement des rivières. Ils existent et sont encore exploités dans les régions désertiques et dans le centre de l’Iran. Cette méthode d’exploitation des eaux fut également mise en service dans d’autres pays tels que la Chine, l’Espagne, la Sicile et surtout l’Afrique du nord où des qanâts sont toujours en service sous le nom de foggara ou khettara. Selon cette méthode, le puits est creusé non pas verticalement mais horizontalement, à une profondeur choisie en fonction de la pente du terrain et des nappes souterraines. C’est grâce à cette méthode que les Iraniens purent transporter l’eau des grandes rivières de l’ouest de l’Iran vers les régions désertiques du centre, parfois sur plusieurs centaines de kilomètres. Les techniques concernant la construction et l’entretien des qanâts étaient très développées et en cas de besoin, les réseaux des qanâts étaient pavés de mosaïques et consolidés avec de la chaux.

Les moulins à eau

Les célèbres moulins à eau de Shushtar, vieux de dix-sept siècles, sont ces étranges crevasses, paraissant à peine faits de mains d’homme, creusés à même le roc du centre ville de Shushtar. Aujourd’hui cet antique complexe hydraulique attend d’être classé patrimoine mondial par l’Unesco.

Le barrage Karoun 3, Khuzestân

Ce genre de moulins existait autrefois sur l’ensemble du Khuzestân, où les importants débits des rivières de la région, le Dez, le Karkheh, le Mâroun, le Bahman, le Shîr et le Kâroun offraient d’excellentes perspectives pour l’exploitation de l’énergie hydraulique sous cette forme. Ces moulins constituaient donc des réseaux entièrement reliés les uns aux autres, dénommés "minous", qui servaient à l’irrigation des cultures. De plus, la force motrice de l’eau permettait de moudre le blé.

Les vestiges existants de ces complexes fonctionnent toujours, à vide, de façon synchronisée. En effet, contrairement aux autres types d’ensembles hydrauliques en service dans les territoires désertiques qui fonctionnaient en général indépendamment les uns des autres, les moulins à eau formaient une toile où chaque moulin était en interaction avec les autres. A Shushtar, le fonctionnement de cet ensemble faisait également participer deux ponts principaux, dont l’un, celui de Band-e Mizân, était en réalité un mur élevé dans l’eau qui coupait le courant en deux de manière à ce qu’une grande partie du débit soit dirigée vers l’ouest. Ce pont fait de pierre et de mastic est toujours debout et seules quelques légères rénovations sur sa partie supérieure ont été nécessitées par le temps. Sa construction date probablement de la première moitié du IIIème siècle de l’ère chrétienne. Le second pont, Band-e Gorgor, construit environ 700 mètres plus en amont, reçoit le débit superflu de la rivière, détourné avant même le Band-e Mizân par un tunnel souterrain. Le but de ce pont étant de renvoyer ce surplus d’eau vers les moulins situés au sud de la ville, donc au sud de la rivière. L’ensemble principal, qui forme un vaste demi-cercle situé au cœur de la ville, consiste en plus de quarante moulins à eau diversement creusés dans le roc, qui servaient à moudre le blé des habitants de toute la région il y encore quatre décennies. Après cela, il y a environ une quarantaine d’années, l’espace réservé au blé fut désaffecté et on y plaça des dynamos qui transformèrent ces moulins en mini-barrage hydraulique fournissant la ville de Shushtar en électricité.


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